Texte intégral
Q - Monsieur le Ministre, sans faire du tout " d'ingérence " dans les affaires extérieures d'un État – mais, après tout, je l'ai dit, cet État est notre premier partenaire – peut-on vous demander comment vous accueillez personnellement cette victoire des sociaux-démocrates allemands ?
R - Écoutez, je fais partie de ceux qui pensent depuis longtemps que les sociaux-démocrates allaient gagner les élections. C'est une victoire qui est logique. Helmut Kohl a beaucoup apporté à l'Allemagne, il a beaucoup apporté aussi à l'Europe. Il a fait des choses absolument extraordinaires et en même temps, seize ans de pouvoir et un certain immobilisme au cours des dernières années, il était logique que cela se termine. Je crois que c'est une histoire qui est salutaire par ailleurs, parce qu'il y avait ce besoin de changement pour l'Allemagne et aussi pour l'Europe, et j'ajoute, pour la relation franco-allemande.
Q - Justement, changement dans la continuité : à votre avis Monsieur Moscovici, quelles vont être, les premières conséquences de ces élections sur les relations franco-allemandes ?
R - On parle de cette relation franco-allemande, mais elle était devenue un peu rituelle. Je participe, depuis maintenant quinze mois, à des sommets franco-allemands : il ne s'y passait pas grand-chose. Il y a besoin d'une relance. Cette relance doit se faire dans tous les domaines : d'abord, dans le domaine de la coordination des politiques économiques, de l'action pour l'emploi. Là-dessus Gerhard Schröder a des volontés, des projets qui sont importants, notamment de fixer les objectifs chiffrés plus précis, pourquoi pas d'ailleurs des mesures contraignantes en la matière – et aussi dans les autres domaines, le domaine politique : comment relancer les institutions de l'Europe, comment les réformer, comment élargir l'Union européenne ; et enfin, il y a un troisième domaine qui est assez fondamental, c'est le domaine sociétal : comment agir ensemble pour la culture, pour l'éducation, pour que les sociétés soient plus imbriquées, pour que cette relation franco-allemande ne soit pas seulement une relation de sommet, mais aussi une relation qui implique tous les acteurs de la société. Voilà quelques thèmes pour la relation franco-allemande. Si les Allemands et les Français sont capables de prendre vite les initiatives ensemble, l'Europe aussi en profitera.
Q - Monsieur Moscovici, la génération qui arrive au pouvoir est beaucoup plus jeune que les précédentes, donc moins marquée par la Seconde guerre mondiale et par le nazisme. Cela ne va-t-il pas conduire cette équipe à regarder plus vers l'Est, – vers la Pologne, la République Tchèque –, que vers l'Ouest, la France où, en particulier, l'alliance a été soudée...
R- C'est vrai qu'il y a une nouvelle génération au pouvoir. En même temps, la Seconde guerre mondiale est loin derrière nous, même si on ne doit jamais oublier ce qui s'est passé. La réconciliation franco-allemande est un fait : elle est là, elle n'est plus à faire. Je pense au contraire, Madame, que ce nouveau gouvernement va être peut-être plus réaliste dans sa politique à l'Est. L'oeuvre historique d'Helmut Kohl, c'est d'abord la réunification de l'Allemagne. Il l'a faite, il était très partisan dans l'élargissement sans beaucoup de conditions alors que j'observe que Gerhard Schröder, dans sa campagne, a manifesté à plusieurs reprises qu'il fallait être prudent. Nous sommes pour l'élargissement aux pays de l'Est. En même temps, nous voulons bien en maîtriser les conséquences, conséquences pour ces pays parce que cela peut être un choc pour eux que d'entrer dans un bloc d'économie de marché très performante, conséquence aussi pour nous. Nous avons des politiques communes en Europe, par exemple la politique agricole, la politique régionale. Il ne faut pas démanteler ces politiques. J'ai le sentiment que ce nouveau gouvernement allemand sera peut-être plus réaliste dans son "Ostpolitik", comme on dit en Allemagne, dans sa politique vers l'Est que ne l'était le précédent.
Q - Il y a peut-être aussi un autre aspect à cette question : avec un chancelier qui n'a pas vécu la guerre, les Allemands maintenant ne vont-ils pas se montrer, d'abord et c'est normal, moins complexés vis-à-vis du passé – c'est une question de génération –, plus sûrs de leur puissance qui est effective et donc au bout du compte un peu plus fermes avec leurs partenaires, c'est-à-dire notamment avec nous ?
R - Effectivement, on ne peut pas sans arrêt considérer les relations franco-allemandes comme on le faisait au début de la réconciliation franco-allemande, au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Les Allemands ne sont plus demandeurs d'une réparation pour une sorte de culpabilité qu'ils ont éprouvé pendant un certain temps. Maintenant, nous avons une relation, j'allais dire, banale, en tout cas normale, qui est une relation basée sur une sorte de parité, une sorte d'égalité entre la France et l'Allemagne. Ce gouvernement en a tout à fait conscience – et Gerhard Schröder a un peu corrigé le tir par rapport à ce qu'il disait au début sur ses relations privilégiées avec la Grande-Bretagne – que le couple franco-allemand est absolument indispensable à l'avancée de l'Europe. Il est aussi très conscient qu'il faut le relancer. Donc, nous allons effectivement parler d'égal à égal avec des visions communes. Ce nouveau gouvernement est dominé par des sociaux-démocrates ; en France ce sont les Socialistes et la gauche qui sont au pouvoir, treize pays de l'Union européenne sont dirigés par des socialistes ou les sociaux-démocrates, ou animés à travers des coalitions par cette couleur politique. Tout cela fait que, c'est vrai, l'on va discuter de pied ferme, par exemple de ce qu'on appelle l'Agenda 2000, la réforme des politiques communes, les contributions budgétaires des uns et des autres. Nous discuterons fermement. Nous n'avons pas toujours les mêmes intérêts mais, nous avancerons dans le même sens.
Q - Maintenant que treize pays sur quinze, à part l'Espagne et l'Irlande, sont gouvernés à gauche, quelle inflexion peut-on attendre de la construction de l'Europe ? Cela va-t-il changer du tout au tout ou est-ce que ce sera une petite inflexion ?
R- Je crois qu'il ne faut pas promettre, effectivement, un changement qui soit un changement absolu. Il y a une très grande continuité dans les politiques étrangères, une très grande continuité aussi dans les politiques européennes et Gerhard Schröder a marqué qu'il entendait poursuivre, par certains aspects, l'oeuvre d'Helmut Kohl. Mais il y a quand même des accents tout à fait nouveaux à marquer. Le problème essentiel de l'Europe aujourd'hui c'est le chômage : il commence à baisser, c'est vrai, mais il y a encore près de 10 millions d'Européens qui sont au chômage. C'est quelque chose d'absolument considérable, c'est près de la moitié des chômeurs dans les pays industrialisés et donc c'est à cela qu'il faut s'attaquer. Tous les pays d'Europe peuvent aller dans le sens d'une politique plus volontaire pour l'emploi, peuvent fixer les objectifs plus importants pour l'emploi, peuvent aller dans le sens de l'harmonisation sociale par le haut. Il y avait, comment dire, une sorte de petit verrou allemand à cela. Quand on parlait des grands travaux pour l'Europe, des grandes infrastructures, on constatait que les Allemands n'étaient pas très chauds. Quand on parlait de coordination des politiques économiques, les Allemands étaient très attachés à une indépendance de leur politique. Là, je pense que Gerhard Schröder souhaite plutôt coopérer avec nous et avec le reste de l'Europe. On peut donc attendre des pas en avant qui, petit à petit, feront un grand changement car l'objectif des Européens est clair : retrouver le chemin de la croissance pour longtemps, le chemin de l'emploi et donc vaincre le chômage de masse.
Q - Je voudrais simplement apporter cette précision : il y a eu déjà ici il y a un an peut-être, si mes souvenirs sont bons, un papier commun publié par Lionel Jospin et Oskar Lafontaine, le leader du SPD allemand, sur l'emploi, qui faisait référence justement à ces grands travaux pour relancer l'emploi et on sait que Gerhard Schröder s'est prononcé en faveur d'une harmonisation des politiques fiscales pour les entreprises par exemple.
R - Je le sais d'autant mieux que ce papier a été publié en fait entre les deux tours des élections législatives françaises en juin 97. J'étais à l'époque le responsable du groupe de travail franco-allemand côté français PS/SPD qui avait élaboré cette plate-forme. Donc, je suis tout à fait confiant effectivement dans nos capacités à avancer ensemble.
Q - On se souvient que la main dans la main de M. Mitterrand et de M. Kohl était aussi un symbole. Concrètement, le premier rendez-vous aura-t-il lieu très vite ? Je crois que le chancelier Schröder pourrait venir à Paris dès la semaine prochaine...
R - Ce sera, effectivement, dans le courant de cette semaine et cela marque encore une fois la priorité du couple franco-allemand pour Gerhard Schröder. Il va rencontrer le Président de la République et le Premier ministre, marquant en cela, qu'il entend être lui le chef de l'exécutif allemand, et tenant compte aussi de la situation politique qui est la nôtre. Je souhaite qu'au cours de cette première rencontre, nous allions tout de suite au coeur du sujet, que nous disions qu'il faut relancer le couple franco-allemand, relancer l'Europe, aborder des sujets plus difficiles, ceux sur lesquels on peut s'opposer – je pense à ce que l'on appelle l'Agenda 2000, la réforme des politiques communes. Bref, il faut mettre tout de suite en place les procédures de travail qui nous permettent de relancer l'Europe.
Q - Dans cet ordre d'idées, Monsieur Moscovici, on dit aussi, je crois même que dans une tribune, M. Schröder l'a écrit, que le SPD voudrait dépoussiérer, en tout cas redynamiser un peu, le Traité de l'Élysée signé il y a 35 ans maintenant, et qui, rappelons-le, est en quelque sorte, le texte fondateur de l'amitié franco-allemande.
R - Le Traité de l'Élysée est un traité qui effectivement a été signé en 1963 par le général de Gaulle et M. Konrad Adenauer. Il fondait la relation franco-allemande sur une nouvelle base et qui créait l'Office franco-allemand de la jeunesse. C'est un traité qui a apporté énormément et qui, c'est vrai, a besoin être dépoussiéré. Faut-il un nouveau traité ? Je n'en suis pas sûr.
Mais si l'idée de M. Schröder est effectivement de mettre en place une nouvelle structure de coopération franco-allemande, si son idée est de faire en sorte que l'on soit capable d'avancer ensemble, encore une fois, vers l'interpénétration des sociétés, alors c'est un thème que l'on peut tout à fait aborder. Nos amis allemands ont cette idée. Qu'ils nous la proposent. Je crois qu'il faudra travailler plutôt sur le fond des problèmes – c'est ce qui est important – que sur telle ou telle structure ou forme institutionnelle. Encore une fois, l'inspiration qui consiste à dire « faisons des gestes forts pour faire en sorte que les Français et les Allemands s'entendent par-delà le fait que les gouvernements travaillent ensemble, que cette amitié franco-allemande soit vécue par chaque Allemand et chaque Français », est une bonne idée.
Q - A propos de l'axe Berlin-Londres, pourquoi pas un axe latin Paris-Rome ?
R - C'est vrai qu'au départ, Gerhard Schröder, ne serait-ce que par sa position géographique est un Saxon. Il était assez attiré par l'Angleterre mais en même temps, au fur et à mesure, il a rectifié un peu le tir durant sa campagne. Il vient de le faire encore aujourd'hui à travers cette première déclaration. Il n'y a pas d'alternative au couple franco-allemand.
Le couple franco-allemand n'est pas suffisant : si les Français et les Allemands sont d'accord aujourd'hui, cela ne suffit pas à faire avancer l'Europe, mais ce couple est indispensable. Si les Français et les Allemands sont en divergence forte, alors l'Europe est bloquée. Il faut renforcer le couple franco-allemand d'abord, mais cela n'exclut nullement d'avoir une politique latine. Aujourd'hui, nous avons des relations constantes avec les Italiens, avec les Espagnols, avec les Portugais. Nous avons aussi des relations avec les Anglais qui ne sont pas des Latins et la diplomatie européenne ce n'est plus uniquement un tête-à-tête franco-allemand. Il faut voir tout le monde, il faut parler avec tout le monde en étant conscient qu'aujourd'hui, en l'Europe, il y a cinq « grands » pays – je mets des guillemets parce qu'il n'y a pas de petit pays – la Grande-Bretagne, l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne, la France. C'est donc devenu plus compliqué au fond qu'il y a trente ans, mais la base c'est quand même que les Français et les Allemands discutent, qu'ils essaient de se mettre d'accord, qu'ils proposent des initiatives.
C'est pour cela que l'on parle non seulement du couple franco-allemand mais du moteur franco-allemand. Cela n'empêche pas l'importance des relations avec l'Italie. Moi-même j'étais encore en Italie il y a une semaine et nous avons avec nos amis italiens des relations extraordinairement proches, amicales. C'est avec eux que nous avons signé une déclaration demandant la réforme des institutions européennes. Au moins, il n'y a pas de contradiction entre faire partie dans le couple franco-allemand et aimer l'Italie.
Q - À ce propos, puisque vous disiez tout à l'heure, qu'il fallait y aller franchement, quitte à mettre même, – c'est ce que l'on fait entre de vrais amis – sur la table ce qui dérange un peu, la France pense toujours que la réforme des institutions est un préalable à l'élargissement.
R - Absolument. La formule a pu paraître choquante parfois à certains des pays candidats, des pays d'Europe centrale et orientale mais chaque fois que nous allons voir ces pays, nous leur expliquons de quoi il s'agit. Nous sommes pour l'élargissement, il n'y a pas de doute là-dessus. C'est une sorte d'impératif historique. Ces pays qui sortent du communisme et qui se tournent vers nous, c'est la réunification politique et historique de l'Europe, du continent européen et c'est une nécessité à tous égards.
En même temps, nous ne voulons pas que cet élargissement fasse en sorte que l'Union européenne disparaisse, qu'elle se dilue, qu'elle s'affaiblisse. D'ailleurs, la réforme des institutions est un préalable, tout de suite, pour l'Europe telle qu'elle est. A quinze, cela ne marche déjà pas très bien, comment cela pourrait-il mieux marcher à dix-huit, à vingt ou à vingt-et-un ? Donc, il y a bien un préalable institutionnel à l'élargissement mais il y a aussi un préalable institutionnel tout court, en fait. Il faut réformer les institutions de l'Europe maintenant pour que l'Europe retrouve un nouveau souffle, sans quoi elle risque d'être engluée dans ses particularismes et aussi paralysée dans ses mécanismes de décisions.
Q - Monsieur Moscovici, que répondrez-vous lorsque Gerhard Schröder, comme Helmut Kohl, proposera de diminuer la contribution financière de l'Allemagne au budget de l'Europe ?
R - Nous sommes très au courant. J'ai déclaré moi-même il y a une quinzaine de jours déjà qu'il y a un problème qui existe, on le sait, les Allemands paient beaucoup pour l'Europe. Si on nous pose la question dans les termes de réduction de la contribution allemande, comme on nous disait hier, « réduire la contribution britannique », si les Allemands font ce que faisait Mme Thatcher au début des années 80 quand elle disait : « l want my money back », « je veux qu'on me rende ma monnaie », qu'elle demandait un chèque pour la Grande-Bretagne, ce n'est pas la bonne façon. Il faudra donc parler de cela parce que, là-dessus, nous avons des intérêts divergents.
Nous n'avons pas les mêmes positions. La France est un pays qui profite, peut-être plus de l'Union, notamment par le fait que c'est un grand pays agricole, que l'Allemagne. On peut trouver des solutions. D'après moi, c'est du côté de la maîtrise des dépenses de l'Union européenne davantage qu'à travers un mécanisme de contribution rectifiée ou de solde net corrigé, pour utiliser des termes techniques.
J'espère que le gouvernement de Gerhard Schröder posera le problème différemment que ne le faisait le précédent gouvernement allemand, je le crois vraiment. Voilà le type de sujets dont il faut parler tout de suite. Si, sur ces sujets-là, les Français et les Allemands étaient d'accord, je peux vous assurer que beaucoup des problèmes de l'Europe seraient résolus.
Q - J'ai une question qui est sûrement iconoclaste, je me pose la question de savoir la capacité du peuple allemand, de l'Allemagne, de se trouver dans une Europe ouverte ( ... )
R - Là, on retrouve un peu ce que l'on disait au début. Il y a eu sur le continent européen, deux guerres mondiales dans le siècle. Il y a eu, entre les Français et les Allemands, des fractures terribles. Tout cela a fait que les Français et les Allemands ont compris ensemble, au lendemain de la. Seconde guerre mondiale, qu'il fallait aller vers la réconciliation, puis vers la coopération.
Aujourd'hui, je dirais que nous sommes dans des positions symétriques. Tout le monde a conscience de ses intérêts nationaux : les Anglais ont tout à fait conscience de leurs intérêts nationaux, ils savent se battre pour eux ; les Espagnols, les Portugais, les Français aussi bien sûr, – ne faisons pas nous, comme si nous étions des européistes, comme si nous n'avions plus d'unité nationale, nous sommes Français, nous voulons demeurer et c'est quelque chose à quoi nous tenons beaucoup. Mais en même temps que nous sommes français et en même temps que les Allemands sont allemands nous sommes les uns les autres européens et je crois qu'aujourd'hui on a dépassé le nationalisme. François Mitterrand disait : « le nationalisme, c'est la guerre ». Nous n'en sommes plus là, ni les Français ni les Allemands. Nous sommes en train de bâtir l'Europe et cette Europe, encore une fois, a besoin que nous relancions ensemble la coopération franco-allemande. Je n'ai pas de doute sur la volonté européenne des Allemands et s'il n'y a pas de volonté, en tout cas, il y a une obligation extrêmement forte.