Interviews de M. Michel Barnier, ministre de l'environnement, dans "Le Figaro magazine" du 7, à France-Inter le 18 et à Europe 1 le 24 janvier 1995, sur la prévention des risques naturels (normes sismiques, inondations), sur la prochaine mise en place de la commission nationale du débat public et sur son soutien à M. Balladur pour l'élection présidentielle.

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Média : Le Figaro Magazine - France Inter - Europe 1

Texte intégral

Le Figaro Magazine : 7 janvier 1995
Une France à préserver : l'Estérel

Un monument classé, tout le monde sait ce que c'est. Mais un paysage ?

Chaque année, en France, de dix à quinze sites sont classés. Notre pays compte déjà cinq mille sites inscrits, deux mille cinq cents sites classés, cent dix-huit réserves naturelles, vingt-sept parcs naturels régionaux et sept parcs nationaux (bientôt neuf avec deux nouvelles inaugurations, en 1995, en Corse et en Guyane).

Pourtant, ce patrimoine exceptionnel est menacé. Le ministre de l'Environnement, Michel Barnier, en est le premier conscient :

Pendant trente ou quarante ans, explique-t-il, on a construit sans se soucier des espaces et des ressources naturelles. On pensait que les espaces et les sites· pouvaient être reconstitués, que les ressources naturelles étaient inépuisables et gratuites. Eh bien, ce n'est pas vrai. Il est temps d'aménager autrement la France.

Voilà pourquoi, discrètement, le plus souvent dans la concertation et le dialogue, la cadence des procédures de classement s'accélère.

Le ministre de l'Environnement a une responsabilité envers les générations futures, poursuit Michel Barnier. Parmi toutes mes tâches, le classement des sites est celle qui me paraît la plus utile, la plus satisfaisante, car elle est la plus durable. Le paysage est la propriété de tous. Une propriété difficile à appréhender, car elle n'a pas de valeur monétaire. Qui peut dire le prix d'un arbre, tant qu'on ne l'a pas abattu ?

Qui peut chiffrer une émotion ? Et si cela ne coûte pas grand-chose de faire attention, en revanche, cela coûte cher de réparer. À ce jour, le Conservatoire du littoral a déjà acheté ou protégé 10 % de la frange côtière méditerranéenne et 8 % de la côte atlantique. Nous estimerons avoir fini notre travail de protection du littoral lorsqu'un tiers des côtes sera définitivement mis à l'abri des convoitises et des erreurs humaines.

L'objectif, pour autant, n'est pas de classer la France entière : je ne suis pas partisan de l'aménagement ou de la croissance zéro. Je ne veux pas être le ministre d'une écologie décrétée, mais celui d'une écologie concrète. L'homme reste la priorité, mais il doit apprendre à respecter son environnement, car lorsqu'il l'abîme irrémédiablement, j'ai la conviction qu'il s'abîme lui-même…


France Inter : Mercredi 18 janvier 1995

A. Ardisson : Il y a, en France, des zones sismiques.

M. Barnier : On doit faire plus attention. En environnement, on n'en fait jamais assez. Tous les séismes ne se ressemblent pas. Le Japon est sensible à ce type de séisme. Il ne faut pas faire pour autant de catastrophisme en France. Certaines régions sont menacées, dont des DOM, 35 départements au total, 8 millions de personnes. Nous avons une réglementation née du séisme d'Orléansville en 1954. Elle consiste, pour tout bâtiment public, et, depuis 1994, pour toute maison individuelle, à respecter des normes sismiques dans les départements à risques. L'administration est chargée de mettre en œuvre cette réglementation. Il y a deux jours, mon administration a diffusé dans la région Midi-Pyrénées et PACA une plaquette à l'intention des constructeurs et des gens qui demandent un permis de construire sur la construction en zone sismique.

A. Ardisson : Quid des constructions anciennes qui n'ont aucune obligation de mise aux normes ?

M. Barnier : C'est vrai. À propos du bruit, des inondations, des risques sismiques, il y a tout ce que nous n'avons pas fait. Idem pour le paysage.

A. Ardisson : En deuxième lecture à l'Assemblée arrive le dernier texte du gouvernement, sur l'environnement. Vous allez mettre en place une commission du débat public, comme au Québec. De quoi s'agit-il ?

M. Barnier : Dans ce pays, il faut faire de l'environnement un sujet de concertation, davantage qu'un sujet de polémique. On a trop construit en France, trop aménagé notre pays en l'abîmant, faute d'avoir pris du temps pour écouter les gens, pour les mettre ensemble pour chercher de meilleures solutions. Je voudrais que l'on respecte davantage les citoyens, que l'on écoute les associations, les élus locaux. Nous allons créer une commission nationale du débat public. Quand on construira un TGV, une centrale nucléaire, une autoroute, il y aura bien avant l'enquête publique une commission nationale indépendante qui vérifiera que le débat est sincère. Ce texte est important : il a fait l'objet de très longs débats parlementaires. Il comporte plein d'innovations. Il est symbolique que ce soit le dernier grand texte qu'E. Balladur ait voulu faire passer.

A. Ardisson : Autre innovation : vous pourrez expulser les gens habitant des zones à risques avant l'accident.

M. Barnier : Dans quelques cas précis en France, où il y a des risques de catastrophe naturelle, nous exproprierons et indemniserons justement, sans spoliation, les gens. Nous allons faire jouer la loi sur les catastrophes naturelles avant que la catastrophe ne se produise. Il y a d'autres mesures pour protéger le paysage et tenter de le reconquérir : des mesures pour reconquérir le paysage, pour la protection contre les risques naturels, des mesures de transparence en matière d'environnement pour l'eau, l'assainissement, les déchets. C'est un texte inspiré du souci d'une écologie concrète et humaniste. J'ai effectué 157 déplacements en France depuis que je suis ministre. Le texte qui sera adopté par le Parlement, c'est le résultat de ce travail de terrain.

A. Ardisson : Pourquoi Balladur ?

M. Barnier : Aucune élection n'est gagnée d'avance. Il ne faut pas de triomphalisme et d'autosatisfaction. E. Balladur est Premier ministre depuis deux ans. II a géré la France avec rigueur, autorité et ouverture. Peut-être que les Français reconnaissent ce travail qui consiste à ne pas raconter d'histoires. Les Français en ont un peu assez de la droite, de la gauche, des promesses, du grand soir, de la révolution, de tant de promesses déçues. E. Balladur ne raconte pas d'histoires : il fait ce qu'il dit, le fait patiemment, quelquefois avec audace et courage. Il ne s'agit pas de prolonger l'action gouvernementale, mais de l'amplifier, d'engager de nouvelles réformes, d'aller vers cette nouvelle société. Je me souviens du combat que j'ai mené il y a quelques années aux côtés de J. Chaban-Delmas pour une nouvelle société. Nous ne sortons pas de la crise comme nous y sommes entrés. Les Français ont changé. Les consommateurs ne se définissent plus comme autrefois. Cette crise a fait qu'on ne supporte plus le gaspillage, l'aménagement en abîmant. C'est une nouvelle société qu'on a devant nous. E. Balladur est le mieux placé pour rassembler. Ce ne sera pas facile de gouverner dans les prochaines années. Plus le président de la République sera élu sur une grande confiance, mieux ça vaudra.

A. Ardisson : Ce sera facile d'être RPR dans les années prochaines ?

M. Barnier : Ce mouvement a souvent été divisé, marqué par l'esprit de famille. Le RPR n'est la propriété de personne. L'élection présidentielle est un dialogue direct entre un homme, aujourd'hui E. Balladur, et les citoyens.


Europe 1  : Mardi 24 janvier 1995

J.-L. Delarue : Vous avez, à la demande du Premier ministre, fourni des explications hier sur l'étendue des dégâts. Comment avez-vous parlé de tout ce qui est arrivé ?

M. Barnier : Le Premier ministre m'a demandé précisément de lui rendre compte, un an après, du plan de prévention des risques qu'il avait lui-même arrêté sur ma proposition le 24 janvier 1994. C'est un plan sans comparaison possible avec ce qui avait été fait auparavant pour limiter, pour maîtriser l'urbanisation dans les zones inondables. On ne construira plus en France, on ne construit plus aujourd'hui n'importe où et n'importe comment dans les zones les plus exposées. Pour améliorer l'alerte des crues, l'annonce des crues, augmenter le temps d'alerte, pour entretenir le lit et les berges des rivières ou des fleuves. J'ai donc rendu compte de ce plan au Premier ministre. C'est une autre chose que de faire face dans l'urgence aux problèmes qui se posent dans l'Ouest de la France et même dans l'Est.

J.-L. Delarue : Donc vous évoquez la prévention nécessaire pour l'avenir ?

M. Barnier : Il y a la prévention qui coûte toujours moins cher que la réparation, mais il y a aussi la crise que nous subissons et je veux dire, au nom du gouvernement, le remerciement que nous devons à tous ceux qui sont sur le terrain et qui font un boulot formidable de solidarité et de secours.

M. Grossiord : Est-ce que le Premier ministre était satisfait de la façon dont les choses se sont déroulées ces derniers jours ?

M. Barnier : Il y a toujours des leçons à tirer d'une crise. Je pense que nous pouvons encore faire des progrès pour améliorer le temps d'alerte, l'information personnalisée, individualisée de toutes les familles. Mais les systèmes d'annonce de crues ont globalement bien fonctionné. Le gouvernement ne peut pas commander au temps et au ciel, nous avons là affaire à des vagues de pluies de type océaniques, on peut toujours subir des pluies de type cévenol, des orages cévenols avec des crues torrentielles, il y aura toujours, dans notre pays, des crises, des risques et des crues.

J.-L. Delarue : Quand vous évoquez l'amélioration du système d'alerte, c'est un vrai problème, c'est comme celui que les Japonais ont connu avec le tremblement de terre à Kobé. Tout le monde dit que les systèmes d'alerte sont perfectibles ?

M. Barnier : Je pense qu'ils sont perfectibles, d'ailleurs nous dotons les régions qui n'en sont pas encore dotées, de cinq radars météo de très grande envergure. Un est en cours d'installation en Haute-Loire, le prochain le sera dans le Vaucluse qui a été durement touché depuis cinq ans, à trois reprises. La France sera couverte. Mais, encore une fois, il reste une part d'impondérable et de destin. Je pense qu'on peut améliorer le système d'alerte. Encore une fois, il y aura toujours des risques et des crues, je pense cependant que, par la prévention et par la précaution, en ne laissant plus construire n'importe où et n'importe comment, on peut à l'avenir avoir moins de gravité dans les conséquences.

T. Fréret : À Poitiers, par exemple, la gare est en partie inondée. Ça veut dire que pour l'instant, la ligne TGV Paris-Bordeaux circule en partie parce que un financement avait été engagé pour que l'on surélève cette partie de la voie. Or, aucun financement n'avait été engagé pour les autres voies qui sont en partie, voire totalement, inondées. Pourquoi ne pas avoir engagé des financements sur l'ensemble de la gare à Poitiers ?

M. Barnier : Je ne suis pas en difficulté pour vous dire que nous adoptons aujourd'hui, et depuis le plan arrêté par M. Balladur il y a un an, une autre attitude d'aménagement ou plutôt de ménagement du territoire. C'est vrai qu'il faut faire des lignes TGV, je pense à la ligne de la Méditerranée et du Sud-Est. Dans ce cas précis, la règle qui a été acceptée et demandée par le gouvernement, c'est qu'on n'aggrave pas le risque d'inondation et donc qu'on fasse plus de ponts sur pilotis que de digues qui empêchent les eaux de s'écouler. Il faudra toujours aménager ce pays, mais en le ménageant davantage. Ne me demandez pas de rendre des comptes sur toutes les manières, et les erreurs quelquefois, qui ont été faites dans l'aménagement du territoire en France. Par exemple, combien de zones d'épandage de crues ont été dans le passé artificialisées ? Combien y a-t-il de grandes surfaces, de lotissements qui se trouvent en pleine zone inondable ? Cela ne doit plus être possible, et ça ne sera plus possible parce que le gouvernement est déterminé, quand les maires ne seront pas d'accord et beaucoup en sont d'accord, à l'imposer.

M. Grossiord : Les sinistrés attendent aujourd'hui les déclarations de catastrophe naturelle dans les zones sinistrées. Où est-ce qu'on en est ?

M. Barnier : Cette catastrophe s'est produite depuis 48 heures. Le Premier ministre a demandé à C. Pasqua, qui est responsable de ce sujet, de mettre en place les dossiers de déclaration de communes sinistrées dans les meilleurs délais, sous quelques jours. Comme ça a d'ailleurs été fait par M. Pasqua pour la Corse ou pour le Sud-Est, en quelques semaines les déclarations ont été faites et du coup les indemnisations peuvent jouer à 100 % depuis la loi de 1982.

J.-L. Delarue : Il y a ceux qui vivent les pieds dans l'eau et qui ne peuvent pas vraiment dormir, ni vivre. Est-ce que ceux-là vont pouvoir avoir des aides d'urgence ?

M. Barnier : Il faudra attendre que l'eau se retire. En attendant, nous avons également, sous l'autorité des préfets, pris des mesures d'urgence pour reloger les gens et les aider dans l'urgence.

M. Grossiord : Quels sont les fonds qui ont été débloqués ?

M. Barnier : Je ne peux pas dire le montant des fonds, c'est le ministre de l'Intérieur qui gère ces crédits. Mais les crédits nécessaires sont délégués aux préfets, qui d'ailleurs disposent de moyens aussi pour faire face à ces situations d'urgence.

M. Grossiord : Est-ce qu'on a un premier bilan financier de la catastrophe ?

M. Barnier : Non, la catastrophe vient de se produire. Ne nous demandez pas de collecter le bilan immédiatement, en tous cas les préfets sont tout à fait maîtres des situations et nous leur faisons confiance pour gérer ces crises dans l'urgence. Je pense qu'il y a des leçons à tirer de cette nouvelle crise naturelle.

M. Grossiord : Y a-t-il eu des fonds engagés pour le renforcement des barrages ?

M. Barnier : Je n'ai pas d'idéologie pour ou contre les barrages. Les écologistes, en général, sont très opposés aux barrages. Prenons l'exemple de la Loire qui est le plus grand fleuve naturel : nous avons autorisé un barrage, peut-être deux, nous en avons supprimé un autre qui était très contesté en Haute-Loire. Je n'ai pas d'idéologie contre ou pour. Il y a un ensemble de barrages qui sont réalisés en France avec l'objectif d'écrêtement des crues. Mais je pense que l'on peut, aussi, mieux entretenir le lit des rivières. Une des raisons de l'aggravation des crues, c'est que les rivières ou les torrents avec les barrages, avec des îles qui sont boisées, qui ne sont plus entretenues, avec des berges qui ne sont pas entretenues, les rivières ne laissent plus s'écouler l'eau comme autrefois. Il faut ménager le territoire et ce ménagement consiste, notamment, à retrouver un entretien écologique des rivières et des fleuves.

J.-L. Delarue : Vous avez beaucoup de travail ?

M. Barnier : J'ai beaucoup de travail et beaucoup d'énergie.

J.-L. Delarue : Vous pensez rester ministre de l'Environnement pendant plusieurs années ?

M. Barnier : Cela ne dépend pas de moi, mais du peuple français, de l'élection du président de la République et du choix que celui-ci fera.

J.-L. Delarue : Est-ce que vous entrez en campagne ? est-ce que vous soutiendrez activement M. Balladur ?

M. Barnier : Je ne suis pas en difficulté pour vous dire que je soutiendrai de tout mon cœur et avec tout mon enthousiasme E. Balladur.

M. Grossiord : Cela vous plairait de rester à votre poste après ?

M. Barnier : Ce n'est pas mon souci. Mon souci, c'est que le président de la République élu, soit élu le plus largement possible parce que ça va être très dur de gouverner ce pays, avec les échéances européennes, avec l'emploi, avec les banlieues. Et je pense qu'il faut que le Président – je souhaite que ce soit E. Balladur – soit élu le plus largement possible.

M. Grossiord : Vous lui avez présenté hier un plan pour dix ans, donc au-delà du septennat ?

M. Barnier : Il m'avait demandé ce plan l'année dernière, nous en sommes à la première année. Cela prouve que le Premier ministre n'a jamais cessé de gouverner avec le souci de l'avenir. On lui dit quelquefois : parlez-nous de l'avenir, j'ai lu ça dans une lettre de M. Giscard d'Estaing, hier. Au moins dans ce domaine de l'environnement, je peux dire que E. Balladur a pris beaucoup de grandes décisions qui concernent l'avenir et les générations futures.