Interview de M. Edouard Balladur, député RPR, dans "Les Echos" le 7 octobre 1998, sur son projet de création d'un pacte de stabilité mondial destiné à empêcher la multiplication des crises économiques, la nécessité de contrôler les mouvements de capitaux et le marché des changes en élargisssant les compétences du FMI.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Energies News - Les Echos - Les Echos

Texte intégral

Q - Il existe un consensus en France pour plus de réglementation des marchés. N'avons-nous pas, depuis vingt ans, tiré profit de leur libéralisation ?

Certainement. Les marchés de capitaux étaient très réglementés il y a vingt ou trente ans, beaucoup trop. Depuis, le monde est sorti de l'économie dirigée née de l'après-guerre grâce à une politique de libéralisation des prix, des changes, à des baisses d'impôts, grâce à des privatisations. Reste à savoir si cette liberté n'est pas devenue excessive dans la mesure où elle ne comportait guère de règle du jeu, ni de contrainte, ni de sanction. Ne sommes-nous pas passés d'un excès à l'autre ? La liberté, ce n'est pas l'anarchie ; elle suppose un ordre. Or on a préféré se réfugier, après la destruction du système de Bretton Woods, dans l'apologie du marché et des changes flottants, sans aucune contrepartie. Je me souviens des critiques dont nous avons fait l'objet en 1987, lors des accords du Louvre, qui, pourtant, ont eu le mérite de stabiliser les monnaies pendant un ou deux ans. Ceci dit, le bilan de ces vingt années de libéralisation est largement positif pour la croissance et pour le développement du commerce mondial.

Q - Le système de taux de change flottants est dominé par le dollar, le yen et bientôt l'euro. Un nombre d'acteurs réduit, n'est-ce pas satisfaisant ?

Si le nombre d'acteurs est réduit, l'amplitude des fluctuations de changes ne l'est pas : regardez l'évolution des rapports entre le dollar et le yen depuis quelques années. Le flottement des monnaies a des effets pervers qu'on constate aujourd'hui. J'ai, depuis de nombreuses années, proposé l'institution de bandes de fluctuation entre les monnaies, accompagnées d'interventions des banques centrales pour éviter le franchissement de ces bandes, une sorte de Système monétaire européen à l'échelon mondial.
Mais, pour que ce soit efficace il faudrait aller plus loin et s'engager dans la voie d'une coordination des politiques économiques et budgétaires. Aujourd'hui personne ne fait plus l'apologie des changes flottants sans contrôle. C'est déjà un progrès.

Q - L'idée d'intervention concertée sur les marchés provoque un blocage de nos partenaires.

Il faudra bien qu'ils y arrivent, faute de quoi le désordre persistera. Je pense d'ailleurs que nous devrions aller plus loin et définir un étalon mondial de valeur qui soit à la fois une référence pour les monnaies et un instrument de réserve pour les banques centrales. On pourrait se demander si la mondialisation du commerce ne doit pas s'accompagner de l'institution d'une monnaie mondiale. Nous en sommes encore fort loin, mais à tout le moins il est dans nos possibilités de créer cet étalon mondial des valeurs, un peu comme l'écu au sein du Système monétaire européen.

Q - Vous envisagez un Pacte de stabilité européen aux dimensions mondiales ?

Si on veut la stabilité des changes c'est indispensable. Regardons autour de nous. Cela fait des années que le Japon connaît des problèmes économiques qu'il n'arrive pas à surmonter ; on s'en est accommodé et aujourd'hui l'on en supporte les conséquences. Même observation pour la croissance exubérante des pays du Sud-Est asiatique dont on savait bien qu'elle ne pouvait pas durer. Cela fait des années aussi, on le sait que la Russie a très mal géré la destruction du système soviétique étatiste : on en voit les conséquences. Les exemples des effets désastreux du recours à un système de liberté mal gérée sont innombrables.

Q - En France, la gauche, comme une partie de la droite, demande des règles mais accepte très difficilement d'appliquer celles de Maastricht.

Les choses vont dans le bon sens, même si c'est beaucoup trop lent dans notre pays et si la politique budgétaire du gouvernement est trop laxiste. On ne fait plus l'apologie de la facilité, en tout cas dans les mots ; dans les faits c'est autre chose.

Q - Dans le cadre du système de changes que vous préconisez, comment organiser les mouvements de capitaux à court terme ?

Pour sortir de la crise actuelle, il faut mener une action à court terme et une autre à moyen et long terme. À court terme, il faut mettre fin à la situation qui voit les capitaux quitter les pays émergents et affluer en Europe et aux États-Unis. Pour cela il faut abaisser les taux d'intérêt, en Europe et aux États-Unis, augmenter les crédits du FMI lui permettant de venir en aide aux pays en crise et réclamer au Japon, au Brésil et à la Russie des programmes de redressement crédibles.
À moyen et long terme, il faut en arriver à une stabilité monétaire plus grande, par les moyens que j'ai décrits, l'institution d'une sorte de SME à l'échelle du monde. Mais cela ne suffit pas, il faut aussi mieux organiser les mouvements de capitaux et soumettre les établissements bancaires à une transparence et à des règles prudentielles plus exigeantes, le FMI devant se voir doter de moyens et de pouvoirs supplémentaires pour améliorer le contrôle du respect de ces règles.
Je ne pense pas qu'on puisse envisager une réglementation fondamentalement nouvelle des mouvements de capitaux à moyen et à long terme. Pour les mouvements de capitaux à court terme, s'ils sont l'aliment et le moteur de la spéculation, ils sont aussi un moyen normal de financement de l'activité, de la mondialisation des marchés. L'idée d'une taxe qui les affecterait ne me choque pas dans le principe ; le FMI devrait en étudier la possibilité et les modalités. Il va de soi que cela ne peut être efficace que si cette taxe est appliquée dans le monde entier sans exception.

Q - Dans l'immédiat, chacun cherche à trouver des solutions à la crise. Que recommandez-vous ?

Deux grandes questions se posent : le montant des moyens mis à la disposition du FMI pour intervenir ; la politique des taux d'intérêt à mener. Sur la première, la réponse est simple. Les moyens dont dispose le FMI sont sans commune mesure avec l'ampleur des tâches qui lui sont assignées. Il faut augmenter ces moyens et permettre à sa structure d'offrir la garantie du bon usage de ces moyens. Aujourd'hui, tout le monde critique le Fonds. Ce n'était pas le cas il y a quelques mois. Et ce qu'il a fait, il l'a fait en plein accord avec son conseil d'administration, c'est-à-dire les États membres. Ils sont malvenus, aujourd'hui, de s'en prendre à lui. La seconde question est plus complexe. La crise tient à une insuffisance de liquidités dans les pays émergents et à un déséquilibre entre le marché des actions et le marché des obligations, les capitaux fuyant le premier pour se réfugier sur le second. Assurer aux pays émergents les flux de capitaux dont ils ont besoin dépend du degré de confiance que suscitera leur gestion. Il faut traiter deux questions, celle des taux d'intérêt et celle de la politique budgétaire. Si j'en crois les experts, il y a aujourd'hui une possibilité de baisse des taux d'intérêt car l'inflation n'est plus une menace. Les Américains ont commencé. Il faudrait que l'Europe sorte d'un discours trop systématique en la matière. Il est vrai, les taux français et allemands sont déjà inférieurs à ceux de nos futurs partenaires de l'euro. Mais cela ne dispense pas la France et l'Allemagne de faire un effort. Cet effort, faisons-le en concertation avec nos partenaires. Une baisse des taux serait en outre utile pour la croissance, car la crise internationale ne sera pas sans conséquence sur notre prospérité. Quant à la politique budgétaire, si l'on donne le sentiment aux pays européens que la politique à laquelle ils se sont ralliés avec beaucoup de difficultés peut, à la première bourrasque, être abandonnée pour recommencer à creuser allègrement les déficits, il n'y aura jamais d'euro. Je suis donc partisan d'assouplir la politique des taux mais pas d'assouplir la politique budgétaire, alors que nous Français avons encore un déficit tellement important.

Q - La propagation de la crise ne tient-elle pas surtout à me absence de leadership politique dans le monde ?

Est-ce certain ? Il ne suffit pas qu'il y ait un leadership politique dans le monde, encore faut-il que son action soit inspirée d'idées claires et de la volonté de les mettre en oeuvre. N'oublions pas non plus que la zone euro n'est encore qu'à mi-chemin. Considérer que l'avenir d'une économie peut être laissée entre les mains des dirigeants des banques centrales qui n'ont aucun mandat politique, c'est une erreur, voire un abus de la notion de liberté. Il faut que, sur les questions économiques et monétaires, il y ait dans l'Union européenne une autorité gouvernementale habilitée à être l'interlocuteur de la banque centrale et à fixer le niveau des taux de change. Je rappelle que j'ai institué l'indépendance de la Banque de France en 1993, mais qu'il est indiqué à l'article 1er de ses statuts que sa politique monétaire doit être menée en fonction de la politique économique du gouvernement. Dans tous les pays au monde, fût-ce les plus libéraux, c'est le gouvernement qui fixe le niveau souhaitable des taux de change. Si on estime que ce ne doit pas être le cas dans l'Union européenne, qui va en décider ? Le collège d'experts éminents et respectables constitué par le Conseil de la Banque centrale européenne ? Ce serait une fausse conception du libéralisme.

Q - Peut-on imaginer que l'Europe développe seule ce système de liberté ordonnée si les États-Unis et le Japon ne veulent ou ne peuvent s'y rallier ?

Le poids relatif de l'économie américaine va diminuant. Celui de l'Europe va aller augmentant. Le règne du dollar est moins dominant qu'il y a vingt ou trente ans ; le jour où les Américains se rendront compte que l'anarchie mondiale les dessert et qu'ils ont intérêt à un minimum de coordination, bien des choses seront possibles. La crise actuelle favorise une prise de conscience. Les Européens ont déjà fait quelque chose de capital : le Marché unique et la monnaie commune. Nous nous portons mieux qu'en 1987, quand il y avait douze monnaies nationales au sein de l'Union et mieux qu'en 1993, quand le SME était secoué par la crise.

Q - L'Europe est présentée comme une zone de stabilité dans un monde en crise.  Est-ce durable ?

L'euro a de bons effets ; il nous met à l'abri des tensions monétaires internes, ce qui est déjà considérable, et nous oblige à faire converger nos politiques économiques et budgétaires. Compte tenu de l'importance du commerce intra-européen, nous bénéficions d'une forte stabilité. L'euro est une garantie contre le désordre sur le continent européen. Mais l'euro ne peut être une protection définitive dans un monde en désordre.

Q - Peut-on envisager une initiative commune du gouvernement et de l'opposition française sur la crise ?

Il faudrait que nous nous accordions sur une conception commune de la liberté, que les uns ne défendent pas une liberté sans contrôle et que les autres ne prétendent pas que la liberté n'est pas la bonne méthode pour assurer le progrès de l'économie.

Pouvons-nous retrouver sur une conception de liberté organisée, mais qui soit tout de même la liberté ? Je pense que ce sera difficile car les mentalités n'ont pas encore suffisamment évolué.