Texte intégral
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Vienne, métropole lumineuse de l'Artiche, cœur de cette grande Europe qui aujourd'hui rallume ses lustres, centre actif de la diplomatie européenne et universelle, Vienne invite une fois encore l'Europe à réfléchir sur les éléments de son architecture ; et je voudrais avant toutes choses vous dire l'honneur que je ressens au moment de m'associer à cette réflexion.
C'est un des nombreux mérites de ces journées que d'engager cette réflexion par référence aux valeurs et aux concepts qui nous tiennent le plus à cœur, nous autres héritiers de la Révolution française, je veux dire la Nation et la République, notions qui ont pris leur visage moderne au cours de ces années 1789-1794 et que vous unissez à juste titre.
L'honneur qui m'est fait aujourd'hui, je le mesure à la qualité des travaux menés ici, ces trois derniers jours, sur les problèmes les plus délicats qui se posent aux Européens ardents que nous sommes et que l'on peut résumer ainsi : comment, dans la nouvelle Europe que nous appelons de nos vœux, bâtir un ensemble harmonieux qui ne détruise pas, mais au contraire mettre en valeur et si possible conforte nos références les plus fortes, celles du combat républicain mené à partir de la Révolution française – combat que nous ne devons jamais considérer comme achevé ?
Car je considère, pour ma part, à l'instar de Georges Clémenceau, que la Révolution française est bel et bien un bloc dont la pérennité et le rayonnement ne s'expliquent que par la force logique qui lie, pour le meilleur et pour le pire, chacun de ses épisodes entre eux. 1789 n'est séparable d'aucun des bouleversements qui ont suivi et l'on oublie trop souvent que la République en France ne naît qu'en septembre 1792, soit au lendemain même de Valmy, une anecdote riche de sens voulant même que la Convention ait proclamé la République le jour même où l'on apprit à Paris les succès de l'armée nationale. République et Nation se sont trouvées ce jour-là, affirmées ensemble, selon une de ces fortes liaisons logiques qui font de la Révolution un tout.
On comprend dès lors le thème qui m'a été imparti, la Nation, la République et l'Europe, et qui sont ainsi proposées de façon cohérente. La Nation, comme condition de la République, la Nation et la République comme conditions, comme préalable obligés d'une Europe démocratique, vivante, fidèle à elle-même. Voilà bien une occasion pour moi, comme ne l'ai fait en d'autres temps et d'en d'autres lieux de tirer les choses au clair et de résister à cet abus si fréquent, si menaçant pour chacun de nos peuples, qui fait du thème de l'Europe, quelle que soit sa forme, son architecture, ses pierres de soubassement, une garantie naturelle, automatique, évidente du progrès, de la liberté et de la paix. Or, soyons claire et exprimons-nous sans ambages : selon que nous choisirons une conception ou une autre, nous allons en effet vers la liberté et la paix ou, au contraire, nous régressons dans l'équivoque, le désordre et finalement la soumission à des puissances extérieures, ce qui est bien le contraire du but recherché.
Oui ! Prenons garde à ne pas faire l'Europe pour l'Europe ; prenons garde à ne pas confondre l'Europe avec une incarnation magique qui, par un tour de sorcier, résoudrait par elle-même tous les problèmes. N'importe quelle Europe n'est pas souhaitable. L'Europe réduite au frileux syndicat des pays les plus riches du continent, n'est pas l'Europe, et elle pourrait même cette petite Europe-là, repliée sur ses acquis, diviser sournoisement le continent d'une manière aussi grave que celle que nous avons connue jusqu'à présent ; si elle devait, en dépit des bouleversements des dernières années, perpétuer le rideau de fer, cette fois selon le critère, non de l'idéologie, mais de l'argent, alors l'idée européenne n'aurait fait que travailler à de profondes discordes, lesquelles signeraient, sans doute une fois pour toutes, notre ruine collective. Cela je suis heureux de le dire à Vienne, après l'avoir dit et répété maintes et maintes fois depuis des années en France et dans d'autres pays de l'Union européenne.
Mais il est d'autres confusions aussi graves que cette première équivoque terrible qu'est la réduction géographique : il y a cette seconde équivoque qui prétend bâtir l'Europe sur l'idée du dépassement définitif des Nations – et avec les Nations les principes dont elles sont le creuset, j'allais dire « le foyer » – et c'est par celle-ci que je souhaiterais commencer, en prenant soin de ne pas répéter ce qui a été dit excellemment au long des réflexions importantes déjà développées ici, ni déflorer le sujet que va aborder mon collègue M. Heinz Fischer, président de l'Assemblée nationale autrichienne, qui va me succéder à cette tribune et traiter ce point central de la problématique européenne qu'est la compatibilité entre l'intégration et la souveraineté des Nations.
Par ailleurs, autre précaution qui n'est pas une clause de style, je ne voudrais pas, en extrapolant mon sujet c'est-à-dire en détachant les concepts de Nation et de République de l'expérience particulière de la France, abolir d'un coup les frontières européennes… Je n'oublie pas que je suis en Autriche et que je suis amené à revenir sur une tradition formulée en des termes nationaux. C'est je crois la règle du jeu ; encore faut-il que la chose soit clairement dite et que je sois pas écouté comme parlant pour chacune des nations. Ici se pose d'ailleurs une question difficile et peut-être impossible à résoudre : s'il est un traumatisme qu'a dû surmonter la France au XXe siècle, c'est bien qu'elle se trouve obligée de ne plus se penser comme la civilisation, la référence politique unique et que sa propre expérience historique vis-à-vis de tous les autres peuples du monde, y compris les peuples d'Europe, y est un modèle dans la seule mesure où un modèle est un ensemble logique, et non pas une réalisation pure et parfaite à transcrire telle quelle en tous points et en tous lieux de l'univers.
Il est certes quelques territoires intellectuels où l'on peut s'essayer à délocaliser et « intemporaliser » l'expérience française ; mais ce sont là des exercices qui, pour fructueux qu'ils soient, doivent rester théoriques, chacun des éléments de cette expérience n'étant pas nécessairement valable pragmatiquement en d'autres lieux. Ne pouvant prétendre résoudre cette contradiction, peut-être indépassable, je dois me borner à dire qu'il est une spécificité française, une spécificité que nous entendons faire respecter, d'abord, parce qu'elle est une part de notre liberté dans l'histoire et ensuite parce que nous la proposons aux peuples comme une expérience où puiser des enseignements, chacun pour sa part.
En un mot, la République telle que la livre l'expérience de la République française est un ensemble de principes qui sont comme tous les principes : intangibles quant à leur inspiration propre mais éternellement adaptables par ceux qui viendraient à s'en réclamer, et c'est bien là, soit dit en passant, tout le problème de la Politique.
Ces principes, au juste, quel sont-ils ? Distinguons pour commencer la Démocratie et la République qui, certes, peuvent aller de pair, mais ne coïncident pas toujours ; je pense en disant cela à la citation fièrement portée en exergue d'un journal de la Résistance française. Combat, dont les militants affirmaient : « Nous avons choisi la Démocratie et la République » pour bien marquer qu'il s'agissait de deux engagements absolument complémentaires mais pour autant distincts. Essayons donc, je crois que c'est un bon point de départ, de penser la République par rapport à la démocratie.
La démocratie est une méthode de dévolution du pouvoir, fondée sur le scrutin universel ; une méthode qui ne préjuge pas nécessairement de ce que sera le contenu même du pouvoir, une technique qui en elle-même n'implique ni un type de société ni un mode d'organisation spécifique. À ce titre elle constitue l'un des critères fondamentaux de l'Europe, ensemble dont ne peuvent faire partie, l'histoire du dernier demi-siècle l'a montré, que des nations démocratiques.
La République est une autre notion et il est douteux qu'elle puisse être – du moins à vue humaine –, je ne dis pas une référence, mais la référence unique de l'Europe entière. Car la République est bien davantage qu'un système institutionnel. Elle est un projet politique.
Ce projet, il faut, me direz-vous, le définir. Il ne s'agit pas d'une idéologie ni d'une doctrine, mais bien plutôt d'une morale, d'un idéal. Il y a un idéal républicain, il y a une morale républicaine. L'un et l'autre sont à mon sens organisés autour d'une valeur pivot qui n'est pas directement le triptyque « Liberté, égalité, fraternité » qui est plus ancien et le sous-entend plus profondément encore : cette valeur pivot c'est la notion d'intérêt général, ou, pour parler comme Rousseau, dont la victoire sur Montesquieu fut décisive au cours des différentes phases de la Révolution française, la volonté générale. Il s'agit, quel que soit le terme, d'un intérêt supérieur de la collectivité qui doit s'imposer – et c'est ici que l'on peut parler de morale – à tous les citoyens, gouvernants et gouvernés.
La République – du moins dans son acceptation française – suppose donc une double légitimité : d'abord la légitimité relative à la conquête du pouvoir qui exige que celui-ci soit choisi par la « voix populée » ; ensuite, et l'on oublie trop souvent ce point, la légitimité relative à l'exercice même du pouvoir, d'un pouvoir qui est tenu de s'exercer dans l'intérêt supérieur du pays, dans l'intérêt collectif de la Nation, dans l'intérêt du peuple pris comme un ensemble – celui-ci rassemblant, soit dit en passant, tous ceux qui y vivent, ceux qui y ont vécu et ceux qui y vivront, car la République inclut, dans la définition d'un intérêt supérieur, l'héritage et l'avenir, les cercueils et les berceaux.
En un mot, la République se définit aussi par son but. Il y a dans la République une conception téléologique du pouvoir qui rend celui-ci légitime, non seulement en fonction de son recrutement, mais aussi en fonction du but qu'il poursuit, c'est-à-dire finalement la liberté, l'égalité, la fraternité, notions qui ne sont pas alors considérées comme des données de nature mais comme des combats, constituant la fin dernière du pouvoir, l'éternel effort des républicains, l'éternel projet de la République. Dans cet esprit, on peut parfaitement imaginer, par exemple, qu'une République inscrive dans sa Constitution le droit au travail pour tous, ce qui fut fait d'ailleurs sans le Préambule de notre Constitution de 1946…
Pour mieux comprendre ce point, je souhaiterais revenir aux sources mêmes des États modernes, et au débat à bien des égards fort modernes qui agita l'Europe au XVIe siècle : en 1532, Machiavel jette les bases d'une science politique dans laquelle le pouvoir est sa propre fin, sa conquête d'abord et, une fois conquis, sa perpétuation ; la politique devient alors l'art de conquérir puis de garder le pouvoir. Quelques années plus tard, en 1576, le philosophe français Jean Bodin répond d'une certaine façon à Machiavel en opposant une logique, non de conquête et de préservation, mais l'exercice du pouvoir mis au service d'autres fins que lui-même et qu'il nomma d'ailleurs, c'est le titre de son plus célèbre traité : « la République ». Le républicain s'oppose ainsi au machiavélien par le but qu'il donne à son action (justice, équilibre social, bien public) et qui d'ailleurs ne suppose pas nécessairement la démocratie, du moins quant au recrutement du sommet de l'État ; c'est si vrai que la forme idéale que Bodin assigne à sa République est celle d'une monarchie absolue – que réclama d'ailleurs le Tiers état lors des États généraux de 1614…
Vous voudrez bien excuser, Mesdames et Messieurs, ce long détour historique, mais il est clair, je pense, que toute la modernité de la République se dévoile ici : la République française s'oppose aux oligarchies des pouvoirs antérieurs, mais aussi aux modernes oligarchies, même lorsqu'elles sont masquées ; elle s'oppose à une logique anglo-saxonne dont le centre n'est pas l'État mais l'individu, et qui postule que la liberté est d'autant plus grande qu'est faible le poids de la puissance publique, à rebours de la logique française selon laquelle c'est « la loi qui libère et la liberté qui opprime », formule bien connue. Et la République s'oppose donc à la conception anglo-saxonne du pouvoir, libérale, comme elle s'oppose à la conception latine, machiavélienne qui met certes l'État au centre de tout mais l'État conçu comme un pouvoir et non comme un service…
La République est donc indissociable de l'État, mais elle l'est bien davantage encore de l'État-nation, ces deux notions allant en somme de pair. Car la Nation demeure à vue humaine le cadre indépassable de la définition d'un intérêt général, d'une mobilisation sociale, d'une morale de service – et d'ailleurs c'est cette coïncidence entre les notions d'intérêt général et de Nation qui explique le critère fondamental de la Nation dans l'acceptation républicaine française, celui de l'adhésion, du pouvoir vivre commun. Celui-ci suppose évidement que chacun y trouve son compte, tout cela est logique. Or, qu'il y ait un intérêt général de l'Europe, un certain nombre d'intérêts communs à toutes les nations européennes, cela n'est pas niable : et c'est bien pourquoi nous sommes partisans de l'Europe, c'est-à-dire d'un accord sur nos intérêts communs. Mais il serait abusif, au stade historique où nous sommes, de régler l'ensemble de l'action collective selon un intérêt continental unique : car les réalités sont ce qu'elles sont, et nos intérêts, nos conceptions, nos méthodes sont aujourd'hui différents les uns des autres et quelquefois même, ayons le courage de le dire, opposés – raison supplémentaire d'ailleurs pour coopérer, négocier, travailler inlassablement à rapprocher les points de vue.
En un mot, pour ce qui est de la France, le projet républicain demeure incompatible avec une Europe qui prétendrait d'un coup dépasser les nations, et, d'un même élan, somme toute logique, ne laisserait subsister, en fait de normes ou de lois, que celles qui protègent le marché, qui nient en somme la politique comme « projet ». Quand la Commission de Bruxelles intervient pour empêcher des concentrations industrielles par exemple, alors même que celles-ci sont souhaitables en termes d'intérêt général, elle montre à quel point son projet politique est distinct de celui de la République ; quand bien même voudrait-elle tout régler selon un intérêt général unique, la diversité des intérêts et des conceptions politiques des États membres, comme la faiblesse de la mobilisation sociale à l'échelle continentale constitueraient des freins puissants qu'il faudra des décennies pour desserrer.
Non ! Aujourd'hui il n'y a pas de projet républicain sans nations, sans États-nations ! J'aimerais ajouter en incidente, d'ailleurs, car cela est d'actualité dans mon pays, que l'on pourrait également démontrer qu'il n'y a pas de démocratie en dehors du même cadre national, car la diversité de nos conceptions, de nos références, de nos langues, rend impossible un véritable débat démocratique dans tout cadre qui voudrait les dépasser.
En un mot, la Nation, la République, et l'Europe doivent être indissolublement liées ; pour être plus précis je dirai qu'il n'est pas, pour nous Français, d'Europe acceptable en dehors de la Nation car alors ce n'est pas simplement le cadre national, c'est le projet républicain lui-même qu'il faudrait remettre en question.
Propos que vous jugerez peut-être archaïques et dépassés par une évolution du monde qui, de fait, tend à nier les principes républicains, et jusqu'à l'intervention de l'État au nom de l'intérêt général. Ne nous voilons pas la face en effet, les valeurs républicaines déclinent : il y a d'abord, par le fait d'une confusion regrettable mais bien réelle, l'échec du soviétisme, qui a emporté dans sa ruine les autres formules de rupture avec la logique de marché, y compris celle qui se voulaient compatibles avec le maintien des libertés et qui se concevaient même, par l'intervention de l'État, comme productrices de libertés. À l'échec du soviétisme s'ajoute l'emballement universel des valeurs de l'argent, opposées par nature à l'idée d'une supériorité de l'intérêt général ; chacun sait bien que l'on n'admire plus, dans le monde entier, que les montages financiers, les coups de bourse et les combinaisons spéculatives ; voici les citoyens, les fonctionnaires, les travailleurs associés dans un même mépris au seul bénéfice des raiders et autres golden boys !
Bref, cette enclave dont la monarchie a fait un sujet, et dont la République a voulu faire un citoyen, est désormais menacé de n'être plus qu'un producteur, et que dis-je encore un producteur ! L'aberrante anomie sociale et la croissance terrible du chômage n'en font plus souvent qu'un consommateur réduit à consommer le minimum social de biens ou d'images qui sont distribués comme à l'aveugle à travers la planète – tout cela étant évidemment paré des plumes chatoyantes de la modernité… Et l'Europe qu'on s'apprêtait à construire il y a quelques années encore, n'était qu'une des facettes de la grande vague que j'oserai appeler antirépublicaine, submergeant le monde entier, sous l'empire des diverses internationales modernes que sont les empires financiers, les sociétés multinationales et diverses mafias plus ou moins bien connues, formant un magma informe où il n'y a plus que des rapports de force…
Mais cette Europe-là, je crois, ne verra pas le jour car ses excès mêmes sont en train de l'emporter sous nos yeux en sorte que chacun de nos peuples doit reprendre en main la grande idée, c'est-à-dire reprendre en main les Nations, qui ne sont plus des nations solitaires et qui doivent être des nations solidaires.
Sur quelles bases ? Eh bien, je ne peux justement pas parler pour chacune de ces nations ; je ne parlerai donc que de la mienne. En France, tout repose sur les bases du projet républicain, qui devrait aujourd'hui, me semble-t-il, explorer trois champs d'action précis : d'abord, celui de l'État, qui a toujours été dans notre pays le vecteur privilégié de la modernisation. Car la solution de la République est claire, elle s'appuie à la fois sur le citoyen et sur l'État, sans qu'il y ait entre eux d'écran ou de corps intermédiaire. Deuxième champ d'action : celui de l'emploi, facteur de cohésion sociale mais aussi de dignité humaine ; et finalement de liberté, d'égalité, de fraternité, enfin, il y a celui de l'éducation, déterminant pour l'intégration et surtout décisif pour permettre aux hommes et aux femmes de comprendre et d'affronter un monde plus compliqué qu'il ne l'a jamais été.
Mais je ne peux développer outre mesure ces trois points, voulant réserver ma conclusion à ce que l'on pourrait appeler les conditions internationales de la République. C'est une évidence, que les nationalistes ont tort de ne pas regarder en face, qu'il n'est plus possible en l'an 2000 de concevoir quelque projet politique que ce soit selon une seule référence nationale. Aujourd'hui, si l'on ne s'assure pas d'un minimum de conditions internationales propres à lui donner les garanties, la sécurité, je dirai tout simplement « l'espace de liberté » dont il a absolument besoin hors des frontières, le projet républicain ne peut pas vivre. Il faut penser les interdépendances mondiales, non certes pour renoncer à tout projet original, mais pour lui assurer des conditions modernes d'existence. Et c'est bien là que l'idée d'Europe a tout son rôle à jouer : l'Europe donne aux États-nations un espace de connivence et de solidarité à la taille des grands transnationalismes contemporains. L'Europe ne peut se concevoir sans les nations mais par un mouvement proprement dialectique, on pourrait dire que les nations et partant la République ne peuvent se concevoir sans l'Europe.
Mais la grande idée d'Europe est à ce point précieuse que nous ne pouvons pas la mettre en œuvre au petit bonheur. Nous n'avons pas le droit à la faute. Or deux fautes nous menacent : la première, je l'ai déjà dit, c'est de réduire le continent à la petite Europe et de faire resurgir les divisions que l'on aurait cru pouvoir oublier plus vite. La deuxième faute, c'est de penser pouvoir se passer de la participation des peuples, et finalement se passer de la démocratie.
Insistons : l'Union européenne doit se fonder sur une notion qui d'ailleurs est constitutive de son projet et de son identité, la démocratie. Et la démocratie, c'est d'abord sur les Parlements nationaux qu'elle s'appuie. Ainsi, il nous faut un véritable pouvoir législatif et de contrôle qui à mon sens fait défaut dans l'actuelle architecture européenne et que je verrais partagé pour ma part entre deux instances, fondement d'un bicamérisme original. À l'actuelle Assemblée de Strasbourg reviendrait le rôle d'un Sénat. Mais les responsabilités de chambre basse reviendraient aux seuls organes qui, jusqu'à preuve du contraire, détiennent la légitimité démocratique, je veux parler des Parlements nationaux.
Les Parlements nationaux ont d'ailleurs commencé, même si c'est timidement et de manière inégale, à participer indirectement à la confection de la norme communautaire. En France, l'Assemblée nationale – comme le Sénat – applique ainsi le nouvel article 88 alinéa 4 de la Constitution qui l'autorise à prendre des résolutions afin d'éclairer les positions de notre gouvernement lors du Conseil des ministres de l'Union. Il serait souhaitable de compléter la réforme en instituant, à l'image de la procédure en vigueur au Royaume-Uni, le principe d'une réserve parlementaire.
Mobiliser les peuples au service de la grande idée européenne, l'élargir à l'ensemble des peuples qui la constituent : c'est toujours l'idée de démocratie qu'il nous faut faire vivre, et cela dans un esprit d'égalité, et je dirai de convivialité. Lorsque le Président allemand Richard von Weizsäcker dit : « C'est l'intérêt vital de l'Allemagne que toutes les nations de l'Europe centrale entrent dans l'Union européenne », il ne fait qu'exprimer un point de vue particulier. Pour ma part, je considère que l'Union de tous les peuples d'Europe est dans l'intérêt de chacun d'eux sans qu'il soit besoin pour cela de quelque parrain que ce soit.
Mesdames et Messieurs, il me faut m'arrêter : je n'ai tracé là, de toute façon, que des lignes de force, destinées seulement à montrer la très grande actualité de l'idéal républicain. Le monde change, certes, mais les valeurs ne doivent changer avec lui que si elles sont périmées. Or nos valeurs ne sont pas périmées par le seul fait que l'histoire évolue, chose bien normale après tout : Nos valeurs c'est ce qui nous fonde, par définition notre archaïque – mot mal compris, dont la signification profonde est rendue par l'étymologie : Archè, en grec, c'est ce qui fonde. Eh bien ! Mesdames et Messieurs, ne craignons pas de rester fidèles à notre archaïque. Nos valeurs, nos références et nos mots eux-mêmes, jamais nous ne pourrons nous en séparer, quand bien même le voudrions-nous. Ils constituent notre part de vérité, et en disant cela à Vienne, je ne peux pas ne pas penser à une phrase du grand écrivain Robert Musil, notant sagement dans son Journal en 1932, à l'heure où le doute était si nécessaire mais où plus encore était nécessaire l'humble recherche de la vérité, je le cite : « Je montre mon travail tout en sachant qu'il n'est qu'une partie de la vérité, et je le montrerais même s'il était faux parce que certaines erreurs sont des étapes vers la vérité ».