Interviews et article de M. Michel Rocard, député européen et membre du conseil national du PS, à RTL le 9 janvier 1995, dans "Le Monde" du 16, à France 2 le 18 et France-Info le 23, sur les candidatures à l'élection présidentielle, les enjeux de la campagne, la construction européenne, et sur le mauvais état de la gauche et les luttes de pouvoir au sein du PS.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : RTL - Le Monde - France 2 - France Info

Texte intégral

RTL : Lundi 9 janvier 1995

M. Cotta : Vous avez jugé, il y a deux jours, la candidature de L. Jospin bienvenue. Pourtant, vous le savez, et quoi que vous en disiez peut-être, il y a une attente autour à l'heure qu'il est. Pourquoi ne saurez-vous pas sur l'occasion pour être candidat ? Est-ce-que votre décision de ne pas l'être est vraiment irrévocable ?

M. Rocard : Je vais répondre à ça pour la quatorzième fois ! Je n'ai aucune envie d'être candidat pour être candidat, pour me faire valoir et pour faire de la démonstration et du spectacle. Le problème est de faire gagner la gauche et je ne pense plus être dans celte capacité, point final.

M. Cotta : Vous étiez le candidat de ce qu'on appelle « la deuxième gauche », c'est-à-dire une social-démocratie plus moderne. L. Jospin, ancien premier secrétaire du Parti socialiste, n'est-il pas, lui, par définition, candidat de la première gauche, plus traditionnelle, plus historique, plus « archaïque » comme vous l'aviez dit en 1978 ?

M. Rocard : Il ne faut pas durcir les choses. L. Jospin est d'abord un honnête homme, un homme intègre et ça compte dans la vie politique française actuellement. Deuxièmement, c'est un homme qui réfléchit, son livre l'a montré. Troisièmement, les choses ne sont pas simples et il ne faut pas durcir les options. Voilà tout ce que je peux dire.

M. Cotta : Vous avez dit également que la candidature avortée de J. Delors a montré qu'E. Balladur pouvait être battu par la gauche. Est-ce-que c'est toujours le cas, est-ce-que ça peut être le cas avec des candidatures qui sont davantage des candidatures de témoignage ?

M. Rocard : On n'en sait encore rien, il faut que la campagne se cristallise, que tous les candidats soient en place mais ce qui est clair et que le passage de J. Delors a démontré, est que, s'il y a victoire de la droite, ce sera uniquement par défaut.

M. Cotta : Est-ce-que la multiplication des candidatures, avec hier encore celle de P. De Villiers, à droite, est de nature à aider la gauche ?

M. Rocard : Je ne sais pas, il ne faut pas le dire comme ça. Ce qui est clair, c'est que la France ne sait pas très bien où elle va, c'est qu'il y a une incertitude aujourd'hui et qu'on voudrait qu'émerge un projet simple et clair. Il n'est pas très apparent. En plus, je suis très frappé que tout ce ballet incroyable de candidats soit assez peu relié aux grandes questions de fond. La France a besoin de choisir. Alors, qu'à droite on hésite, ça me paraît bien normal. Il y a une autre dimension : on trouve, à droite, une tradition qui est qu'on se trahit toujours. 1974, 1981, 1988 et maintenant 1995, il y a toujours un grand traître.

M. Cotta : Et on ne trahit jamais à gauche.

M. Rocard : Les choses me paraissent un peu plus élégantes, tout de même. La relation entre Mitterrand et moi-même, en termes de candidature, la relation qu'il y a eu entre moi-même et J. Delors, en termes de candidature aussi, ont été plus propres, si j'ose dire. Nous sommes capables de dignité.

M. Cotta : Qui parle vrai, aujourd'hui, dans la politique.

M. Rocard : D'abord, faisons attention à cette question. Un responsable politique, ça émet des messages ; après, il y a les commentateurs et les reprises. Et dans le commentaire et les reprises, en général, on ne reprend pas ce qui approfondit, ce qui va sur le fond, on ne reprend que la polémique. Donc les images sont toutes un peu brouillées. Et elles le sont tellement que je n'ai pas envie de répondre il ça, simplement parce que je suis plus à l'aise de n'être pas sur le ring, de n'avoir pas de match de catch à livrer et de pouvoir vous dire que la France a besoin de voir clair dans son avenir. Je découvre petit à petit ce que nous à faire connaître à ce pays – c'est vrai d'ailleurs un peu pour le monde entier mais ça commence dans les pays développés, les plus anciens, dont le nôtre – un changement tout simple à concevoir, sinon très difficile à mettre en place : on a fait, jusqu'à présent, ça me frappe beaucoup et je n'y avais jamais pensé avant, que de la politique des quantités, des hommes, des richesses, de la production, des soldats, des militaires, des élèves dans le milieu éducatif. Et on ne fait pas assez la politique ou la qualité ou, mieux encore, une politique qui soit perçue par chaque homme ou chaque femme comme s'adressant à lui ou à elle. Il faut redonner de l'humanisme il notre politique. Il faut qu'au lieu de dire verticalement, on va construire plus de logements ou on va améliorer le système scolaire que les choses soient dites et présentées de manière à ce que chaque famille sente que son problème de logement ou le problème de retard scolaire de son môme sera écouté, entendu et traité. Je crois qu'en le concevant comme ça, on peut voir les choses différemment. C'est très difficile à faire parce que c'est un changement de fonctionnement de l'État. Il faut s'adresser à chaque personne dans tous ses problèmes plutôt que de traiter anonymement l'agriculture, le logement.

M. Cotta : Dans les quatre opérations chirurgicales que vous réclamez, vous en réclamez une sur nos institutions. Qu'est-ce-que vous reprochez aux institutions de la Vème République telle qu'elle fonctionne ?

M. Rocard : Il y a un certain nombre de choses qu'il faut dire mais pas tout à la fois. On va élire un président de la République, c'est quand même bien la moindre des choses que l'on sache pour combien de temps. Je trouverais tout à fait indispensable que tout candidat s'engage absolument formellement. On peut choisir les sept ans, il vaut mieux que ce soit sept ans non renouvelables. Je ne suis pas sûr que ce soit le meilleur choix, moi je préfère le quinquennat. Mais, en tous cas, qu'on en finisse avec cette période pendant laquelle chacun disait « oui, cinq ans, pourquoi pas », pour enterrer la chose après. E. Balladur est bien parti pour recommencer. Cet homme est très indécis tout de même. Et on le voit avancer des idées puis les retirer. Il ne décide rien ça fait déjà, 6 ou 8 mois, pour cause d'inhibition présidentielle, je ne vois pas pourquoi ce tempérament d'indécision changerait si d'aventure, et par malheur, il est élu.

M. Cotta : Le deuxième tome du livre de J. Chirac, « La France pour tous », sort aujourd'hui. Il y parle, entre autres, du fossé entre les dirigeants et les dirigés. Est-ce que vous pensez que ce fossé effectivement s'accroît ? Vous lui donnez raison sur ce point ?

M. Rocard : Oui, mais ma parole n'a pas d'autorité spéciale là-dessus. Tout le monde le sait, tous les sondages le disent, vous-même vous avez insisté là-dessus. C'est un diagnostic très général. Je crois qu'il y a beaucoup de choses à faire pour ça. La première est que le mandat présidentiel soit plus court, donc qu'on vérifie plus souvent la confiance. La seconde est que le mandat de député soit exclusif de tout autre, que les députés fassent leur travail, que les maires ne cumulent pas et s'occupent de leurs administrés et ça sera déjà un élément de réponse à cette situation. Ça fait partie de la chirurgie institutionnelle que je souhaite faire.

M. Cotta : Est-ce-que vous pensez que l'Europe sera au cœur du débat ?

M. Rocard : II le faut, je crois que nous avons besoin d'en venir vite à ce que l'Europe puisse lutter contre le chômage, qu'elle en ait la capacité. Parce qu'aujourd'hui on l'accuse, mais elle n'y est pour rien. Donc il nous faut la monnaie unique et un pouvoir de décision sérieux en Europe. Ça se joue celle année.


Le Monde  : 16 janvier 1995
Arrêtez le massacre !


Quand, voilà moins d'un mois, j'avais avec tristesse comparé la gauche à un champ de ruines, certains avaient trouvé mes propos excessifs. En sont-ils toujours sûrs aujourd'hui ? Il y a dans ce pays une gauche réelle, faite de milliers d'élus appréciés, de militants dévoués, d'électeurs fidèles et avisés. Mais cette gauche-là, désemparée, ne peut se faire entendre.

Il y a une gauche officielle, dont trop de dirigeants alimentent la cacophonie. Ceux-là ont d'ores, et déjà tiré un trait sur la présidentielle. Ne l'avouer jamais, mais le penser toujours, et se préparer déjà à de nouvelles luttes fratricides.

Qui a le courage de s'exposer s'attire aussitôt des salves de barrage. Qu'importe toute pensée, l'essentiel est dans l'arrière-pensée. Au PS, ne laisser personne prendre, à l'occasion de la présidentielle, un poids qui pourrait au lendemain de celle-ci, contrarier des intérêts de clan dans ce qui subsistera du parti. Hors du PS, profiter de l'occasion et de l'affaiblissement dramatique des socialistes, non pour défendre une ligne politique originale, mais simplement pour essayer de s'emparer d'une part de marché.

Que la gauche, tous responsables confondus, ait commis assez d'erreurs pour offrir à M. Balladur une probable victoire, peut-être. Mais si les chances de la lui disputer sont déjà sérieusement compromises, au moins n'est-il pas trop tard pour avoir un sursaut de dignité, pour ne pas abandonner les millions de Françaises et de Français à la désespérance, à l'humiliation de combats dérisoires quand tant de grands enjeux nous appellent.

Ressaisissez-vous, camarades ! À défaut de victoire, rendez-nous au moins la dignité, reprenez le sens de nos principes, le sens de notre devoir, et arrêtez le massacre.


France 2  : mercredi 18 janvier 1995

G. Leclerc : F. Mitterrand veut tout mettre en œuvre pour passer à la monnaie unique en 1997. Partagez-vous cette priorité ?

M. Rocard : Tout à fait. Je suis heureux que le président de la République l'ait dit. Beaucoup de gens doutent depuis la ratification du traité de Maastricht. À l'époque, ça s'expliquait parce que nous étions en crise économique. On commence à en sortir. Il faut bien comprendre que si l'Europe pouvait nous servir à quelque chose dans la lutte contre le chômage, ça serait mieux. Or de l'Europe, nous n'avons jusqu'à présent que les interdépendances dues à la paix. Ce n'est déjà pas mal. Mais nous n'avons pas l'Europe de la puissance. L'Europe de la décision n'existe pas. Dès l'instant qu'on aurait une monnaie unique – qu'on appelle l'ECU, les Allemands veulent en changer le nom, peu importe – et commune, elle pèserait plus fort que le dollar et le yen. C'est la chance de l'avenir. Je suis content que le président de la République l'ait rappelé, hier, qu'il y ait insisté. Il l'a fait avec talent.

G. Leclerc : Autre priorité fixée par le président de la République : l'Europe sociale. Est-ce bien réaliste étant donné l'opposition de nombreux pays ?

M. Rocard : Pas de nombreux pays, mais de la seule Grande-Bretagne. L'Europe sociale était un traité partiel dans Maastricht, signé à 11, à l'exclusion des Anglais. On a nos chances maintenant puisqu'arrivent trois pays – la Finlande, la Suède, l'Autriche – qui sont ceux qui ont la meilleure protection sociale et le moins de chômage en Europe. Eux auront davantage ce souci. D'autre part, la grande affaire à l'ordre du jour, c'est ça : ce matin, j'interviendrai (au Parlement européen de Strasbourg, ndlr) dans un débat sur le Livre blanc qui décrit la politique sociale de l'Europe. Le Président a, là aussi, tapé juste.

G. Leclerc : La présidence française ne risque-t-elle pas d'être une présidence pour rien étant donné le contexte ?

M. Rocard : La raison principale pour laquelle la présidence française n'est pas, à mes yeux, très rassurante, c'est le manque de conviction européenne de M. Balladur, M. Chirac et d'un gouvernement à dominante gaulliste. Jamais ce courant politique français n'a vraiment choisi entre le fait de partager la souveraineté pour arriver à un vrai niveau de puissance et le fait de se replier sur une souveraineté nationale qui est un peu rapetissée maintenant. Je le vois bien sur ce que j'essaie de faire en ce moment au Parlement : je combats pour que se crée, en Europe, un centre de prévention des crises – éviter, si l'on peut s'y prendre à temps, de nouvelles Bosnie, de nouveaux Rwanda, de nouvelles Somalie. Mais ça exige beaucoup d'informations, d'intelligence, de réflexion et de s'y prendre surtout à temps. L'Europe pourrait le faire. Si je réussis à ça, on aura un outil de politique étrangère au service de l'Union européenne et qui sera efficace.

G. Leclerc : La Bosnie n'explique-t-elle pas le désamour des Français à l'égard de l'Europe ?

M. Rocard : On peut très bien comprendre que la Bosnie justifie et explique un désamour de l'Europe. Mais il faut savoir que l'Europe, quand ça a commencé, n'avait pas compétence pour s'en occuper. C'est comme si on voulait réparer une ligne électrique avec une scie ! Les outils n'étaient pas là. Tout cela était stupide, hélas. Tout cela se paie tragiquement. C'est pour ça que le traité de Maastricht met en place une politique étrangère et de sécurité commune qu'on commence à peine de mettre en place. C'est pour ça que je voudrais créer au Parlement des outils de pensée et d'élaboration de cette politique.

G. Leclerc : Que peut faire l'Europe pour faire diminuer le chômage ?

M. Rocard : Le gouvernement économique et monétaire de l'Europe se met juste en place. Il est dans le traité de Maastricht. Le dernier acte de J. Delors, c'est un Livre blanc sur la croissance et l'emploi. Il va nous falloir l'appliquer. Mais je voudrais plus : je me bats également au Parlement européen pour soumettre l'idée de la réduction du travail, importante, massive. C'est la dernière grande arme qu'on n'a pas encore cherché à utiliser contre le chômage. Comme il serait prudent et sage de le faire tous à la fois pour éviter des problèmes d'affaiblissement dans la concurrence, le bon endroit, c'est l'Europe. C'est le combat que je mène et que je suis fier de mener.

G. Leclerc : Le fait que l'Europe ait de plus en plus de détracteurs ne vous inquiète-t-il pas ?

M. Rocard : Je ne suis pas sûr que l'Europe ait de plus en plus de détracteurs.

G. Leclerc : On risque de les voir pendant la campagne électorale ?

M. Rocard : Oui, mais regardez le paysage de l'Europe : il y a de plus en plus de pays qui veulent y adhérer. Si c'était si pourri et si nul que ça, on n'aurait pas les Autrichiens, les Finlandais, et huit autres demandent à y entrer, Malte, Chypre, les pays baltes, la Pologne, la Hongrie, tous les pays d'Europe centrale. Ça risque de ne pas cesser. En outre, y compris dans l'opinion publique française, on commence très bien à comprendre que l'Europe, on a plutôt besoin de la renforcer pour qu'elle nous rende de meilleurs services en matière de lutte contre le chômage. Songez que sur le drame mondial du chômage, l'Europe n'a pas compétence encore ! C'est monstrueux. Si elle devient compétente, c'est une force.

G. Leclerc : E. Balladur peut-il être battu ?

M. Rocard : Il n'y a pas beaucoup d'évidence. Mais vous savez, E. Daladier disait que toute élection est un miracle. Tant qu'un homme n'est pas élu, il peut toujours être battu. Mais au moment où nous parlons, pour ce faire, il vaudrait mieux que les responsables socialistes, ainsi que les électeurs, se ressaisissent et se remuent.


France Info : Lundi 23 janvier 1995

P. Boyer : Pour résumer la situation au PS, on est tenté de reprendre vos paroles et de les accoler. Cela donne : « Le massacre continue dans le champ de ruines. » Le constat est cruel, comment en sortir ?

M. Rocard : Je ne sais pas, le constat est cruel et il est vrai. Je souhaite que la sagesse finisse par arriver dans les cerveaux et je suis inquiet.

P. Boyer : J. Lang puis S. Royal proposent qu'un comité des sages tranche la candidature. Si un tel comité voyait le jour, accepteriez-vous d'en faire partie ?

M. Rocard : Je n'ai pas compris que c'était ça qu'ils proposaient mais plutôt que l'on en reste à des mœurs contenables, que l'on s'interdise des pratiques désagréables. Je trouvais que c'était plutôt une bonne idée. Les règles sont ainsi faites qu'une fois les militants appelés à voter, je ne pense pas qu'on puisse arrêter en cours. Mais je ne souhaite plus m'impliquer dans les débats internes du PS en ce moment.

P. Boyer : Vous sentez bien que tout est possible en ce moment, une restructuration de la gauche avec une confédération avec Radical, voire un éclatement du PS ?

M. Rocard : Beaucoup de choses sont possibles mais on y verra plus clair après l'élection présidentielle. Ne mélangeons pas la nécessaire reconstruction d'une force de gauche responsable, intelligente, défendant effectivement les travailleurs, les chômeurs, les exclus mais dans des termes que tout le monde puisse comprendre et qui ne promette pas l'impossible.

P. Boyer : Et que pensez-vous de l'emprise qu'a Radical sur le choix du candidat socialiste à l'Élysée ?

M. Rocard : Je pense qu'on ne l'a pas encore mesurée. Nous verrons bien après. Encore une fois, je ne souhaite pas m'immiscer dans ces débats-là, je l'ai déjà dit et je vous le répète.

P. Boyer : On est bien d'accord que les enjeux aujourd'hui semblent changer de nature. Il y a une campagne présidentielle mais le PS s'intéresse surtout à la conquête du pouvoir rue de Solférino et moins au Faubourg Saint Honoré ?

M. Rocard : Il ne s'agit pas que du PS dans cette affaire, il s'agit d'abord d'une campagne présidentielle, et le fond du problème – aussi à droite et notamment pour E. Balladur – c'est de trouver un sens à tout cela. Quel avenir on propose à la France ? Dans quelle direction va-t-elle aller ? Souvenez-vous, tout de même ! C. De Gaulle était parti au nom d'une certaine idée de la France et tout le monde avait compris. C'était une idée grande et noble. Le Président Pompidou, c'était la continuité et l'ouverture qu'il avait faites. V. Giscard D'Estaing c'était un peu le changement dans la continuité. Un certain nombre de changements, au moins dans la vie privée. Et puis le premier septennat de F. Mitterrand c'était un peu le : « changer la vie ». C'était en tout cas la volonté de changer la condition sociale de beaucoup de Français et de donner un « push » à notre économie. Pour le second, le sens était la France unie. Mais ça s'est arrêté ou fracassé dès la première année, et même dès les trois premiers mois, et du coup le septennat est resté sans direction annoncée. Il s'est ressourcé sur les choix européens, mais, comme ce n'était pas annoncé avant, comme cela n'avait pas été clair que c'était la priorité, nous sommes sans véritable sens aujourd'hui. Et, aujourd'hui, il faut dire que la France a besoin de réintégrer la totalité de ses habitants dans sa vie sociale, dans une chance d'avoir un revenu, une dignité et, si possible, un travail ce qui va supposer de travailler beaucoup moins, et le tout dans l'effort européen parce que nous avons besoin de puissance ensemble pour exister. Et ce sont ces deux éléments-là qui sont le cœur du débat et auxquels même E. Balladur ne répond pas beaucoup. Prenez le cas d'E. Balladur : il avait sur les institutions une idée simple, il s'était rallié au quinquennat et il suffit qu'il soit candidat à chance pour revenir vers le septennat. Comment voulez-vous que dans cette situation les gens y voient clair et aient du respect pour la politique ? Or moi, mon message principal, c'est que le métier politique est tout de même un grand métier et qu'on pourrait lui redonner de la noblesse. C'est ça l'enjeu pour moi.

P. Boyer : Cette absence de sens que vous notez dans le second septennat, est-ce que c'est pour vous l'échec d'un homme ou la faute aux circonstances ?

M. Rocard : Il y a un peu des deux. L'échec de la France unie et de la grande ouverture est dû à notre histoire et à nos structures, certainement pour une part, il est aussi dû à la manière dont F. Mitterrand l'a traité. Je pense qu'il y a des deux.

P. Boyer : Le sens c'est aussi correspondre à une certaine ferveur collective. Un homme, hier, a fait un grand discours de gauche sur le thème du peuple qui se réveille et qui prend la parole. Et il a suscité une vraie ferveur autour de lui. Ce n'est pas un hiérarque du PS, c'est J. Gaillot qui prenait congé de l'évêché d'Evreux. C'est quand même une leçon pour le PS que cette voix qui se lève et qui est entendue ?

M. Rocard : C'est une leçon pour tout le monde, d'une certaine façon, et d'abord pour l'Église catholique. Je suis moi-même protestant, je regarde ça avec sympathie et amitié. On a l'impression d'une église officielle et hiérarchique qui se replie sur elle-même et qui se replie sur un dangereux conservatisme, qui laisse tomber une bonne partie du petit peuple d'aujourd'hui, qui ne sait plus très bien s'il croit en Dieu mais qui reconnaît des attitudes d'ouverture. Et c'est le cas de Mgr Gaillot, avec ici ou là des excès mais beaucoup de chaleur et de sympathie. C'est donc une leçon pour tout le monde y compris pour le PS qui est aujourd'hui un parti malade. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il est malade d'ailleurs. Et c'est ce que j'espère que l'élection présidentielle permettra de voir. Mais plus ça va, moins c'est probable.

P. Boyer : Mais il faudrait aussi que celle voix porte au-delà de la gauche. On a noté que beaucoup de leaders socialistes avaient des mots aimables pour R. Barre. Est-ce que la recomposition du paysage politique français est toujours sur le métier ?

M. Rocard : La recomposition est toujours sur le métier et pas seulement à cause de personnes mais pour une raison très simple et qui se comprend immédiatement. On a en France deux problèmes majeurs : le chômage et, qu'est-ce qu'on fait en Europe ? Sur ces deux problèmes vous avez une convergence possible entre ceux des centristes qui ne sont pas assoiffés du pouvoir de l'argent et qui n'ont pas de relations avec la préservation du droit de faire du profil, et ceux des socialistes qui restent responsables, réalistes et modérés. Ce qui fait beaucoup de monde qui pourrait entraîner l'ensemble des forces de gauche et une bonne partie du centre. C'est une donnée de situation et qui n'est pas seulement entre les mains de R. Barre. On aurait eu d'autres enjeux – prenez par exemple la réforme scolaire ou celle des institutions ! – que ce type de convergence ne serait pas immédiat. Mais s'agissant d'un septennat – où les deux enjeux seront le chômage, le front social disons, et l'Europe – eh bien là, il y a en effet la possibilité d'organiser une convergence autre des forces politiques. C'est souhaitable, et j'aimerais pour ma part y travailler en apportant ma pierre dans le débat.

P. Boyer : Que dites-vous à ceux qui entretiennent encore l'espoir d'une candidature de M. Rocard ? Vous encouragez, vous laissez dire, vous dissuadez ?

M. Rocard : Je n'ai pas à en parler. Ma candidature, ce n'est pas de mon fait si elle a été rendue impossible. Moi je n'avais pas de raisons privées de ne pas y aller, c'est que j'ai été battu l'an dernier. Nous sommes dans un moment où le fait de se dire, de s'annoncer comme candidat tend à friser le ridicule. On est à treize ou quatorze. Pour ma part, moi qui n'ai renoncé à rien dans les combats d'idées, je vais continuer à en émettre. Et puis on verra bien si quelque chose se produit. Je ne le crois guère. Mais, en effet, mes raisons sont purement politiques, ça c'est bien clair.