Article de M. Philippe Séguin, président de l'Assemblée nationale, dans "Libération" du 18 janvier 1995, sur la notion d'État providence et la question de la citoyenneté au coeur des valeurs républicaines, intitulé "Nouvelle question sociale, vieux débat républicain".

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Circonstance : Parution du livre de M. Pierre Rosanvallon, "La nouvelle question sociale"

Média : Libération

Texte intégral

En 1981, Pierre Rosanvallon était l'un des premiers à annoncer et à analyser la crise de l'État-providence, alors même que l'expérience socialiste entendait rendre une seconde jeunesse aux mécanismes de redistribution keynésiens imaginés à la Libération (1). Quatorze ans plus tard, il se propose de repenser les termes de la « nouvelle question sociale » (2) pour refonder la solidarité. Et cette référence au tournant du siècle dernier, qui vit la mise en place progressive – à travers la reconnaissance progressive du fait syndical, du contrat de travail, de la responsabilité de l'employeur en matière d'accidents du travail – d'une politique sociale adaptée à la société industrielle, donne une juste idée à la fois de la radicalité des changements intervenus et de l'ambition de l'ouvrage. Depuis 1981, la crise de la société française n'a pas seulement changé de dimension, elle a changé de nature, avec la montée du chômage de masse, les nouvelles formes de pauvreté et l'exclusion. Parallèlement, les problèmes de l'État-providence ont dépassé le cadre financier pour devenir philosophiques. Au-delà des déficits chroniques de la protection sociale, ce sont désormais ses principes ainsi que la conception traditionnelle des droits sociaux qui se trouvent remis en question : le mécanisme de l'assurance universelle favorisait la croissance dans une économie de plein-emploi, tout en assurant l'égalité entre les membres d'une société rendue plus homogène par la consommation de masse et l'ascension des classes moyennes ; son financement, assis principalement sur le travail, conforte désormais le chômage, tandis que les procédures classiques se révèlent impuissantes pour lutter contre l'exclusion, qui concentre les risques sociaux sur certaines franges de la population et du territoire.

Le grand mérite de Pierre Rosanvallon consiste, une fois posé ce diagnostic d'une crise structurelle de l'État-providence, à en disséquer toutes les manifestations (heureuses et malheureuses) et à en explorer tous les ressorts : l'émergence de nouvelles formes de signes collectifs, en matière de catastrophes naturelles et de santé publique notamment, comme la réapparition de la responsabilité individuelle aboutissent à contourner l'Etat-providence par la réhabilitation de certaines fonctions régaliennes (police, justice) et par la montée en puissance du contrat et des marchés; des progrès de la génétique naît une médecine prédictive qui dissipe l'égalité présumée des personnes en permettant une évaluation individuelle des comportements et des risques ; l'évolution démographique est à l'origine d'une déflation sociale qui voit un nombre décroissant d'actifs prendre en charge un nombre croissant d'inactifs, au risque de substituer une lutte des âges à la lutte des classes ; enfin, la gestion paritaire de la Sécurité sociale par les syndicats ouvriers et patronaux, après avoir été un mythe, représente désormais un facteur permanent de blocage.

Ce faisant, la Nouvelle Question sociale fait œuvre salutaire en clarifiant certains débats ou certains slogans qui tenaient lieu de solution miraculeuse pour certaines réformes technocratiques. Ainsi se trouve rappelée cette évidence trop souvent perdue de vue que l'assurance est une technique alors que la solidarité est une valeur. Dès lors se trouve expliqué l'échec des multiples expériences ayant cherché à faire la part du feu, en recourant aux cotisations sociales pour ce qui était censé relever de l'assurance, à l'impôt pour ce qui était présumé ressortir de la solidarité. De même, Pierre Rosanvallon rappelle fort justement aux contempteurs de la Sécurité sociale que la crise financière et morale que traversent les États-Unis en matière de gestion des risques collectifs est au moins aussi profonde que celle de l'Europe, alors même que les assurances privées et le recours aux tribunaux y jouent le premier rôle.

L'immense vertu de ce livre est de ne pas s'arrêter au diagnostic pour s'engager courageusement dans la recherche de solutions. L'objectif est clairement posé : le droit au travail, qui recoupe ce que j'ai appelé l'exclusion zéro. Cette fin de siècle substitue en effet aux classes laborieuses du XIXe siècle, que l'Etat-providence avait précisément pour objet d'intégrer, les classes désœuvrées comme classes dangereuses. Contre cette dérive, Pierre Rosanvallon propose de passer d'un Etat-providence passif, se contentant d'indemniser les handicaps et les préjudices sociaux, à un Etat-providence actif, seul à même de promouvoir une société d'insertion et, partant, de dépasser la célèbre opposition marxienne entre égalité formelle et égalité réelle, à laquelle l'exclusion donne une singulière portée.

Le cœur de la démonstration est à chercher dans le lien établi entre la question sociale et la citoyenneté. Dès 1789 en effet, les Constituants, à la suite de Malouet, cherchèrent à mettre en place un système de « bureaux de secours et de travail ». C'est dire que la Révolution française donna dès l'origine une dimension sociale à la citoyenneté et une dimension citoyenne aux problèmes sociaux. Ce point me semble décisif, même s'il me semble que Pierre Rosanvallon n'en tire pas toutes les conséquences. Je partage sa conviction que la sortie de la crise actuelle réside dans une nouvelle citoyenneté sociale, et que cette nouvelle citoyenneté sociale suppose l'instauration d'un contrôle du Parlement sur la Sécurité sociale, tant il est clair qu'il dispose, seul, de la légitimité pour trancher le nœud gordien des indispensables réformes.

Je me sépare en revanche de lui, ou plus exactement j'irai plus loin que lui, sur cette question de la citoyenneté, dans laquelle je discerne, au-delà du problème démocratique posé par le déclin du pouvoir législatif au profit de l'exécutif, l'éternel débat sur la République. Si l'Etat-providence possède en France une dimension spécifique, c'est parce qu'il a su symboliser et incarner, depuis la Libération, beaucoup plus que des transferts financiers, les valeurs républicaines ; c'est parce qu'il a été l'institution à travers laquelle s'est perpétué le pacte républicain. Et ce sont ces raisons profondes qui expliquent l'attachement viscéral des Français à la Sécurité sociale.

C'est dire que la démocratie, qui est une forme institutionnelle garantissant les libertés publiques, n'épuise pas le sujet et qu'elle a vocation à être animée et orientée par les valeurs de la République. C'est dire que, pour évoluer vers un Etat-providence actif et une société d'intégration, il ne s'agit pas d'imaginer une hypothétique République du centre, mais bien plutôt de mettre la République au centre des réflexions sur la nouvelle question sociale.


(1) Pierre Rosanvallon, la Crise de l'État-providence. Le Seuil, 1981.

(2) Pierre Rosanvallon, la Nouvelle Question sociale. Le Seuil, 1995, 223 pp. 95 F.