Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, membre du conseil national du PS, à RTL le 29 janvier 1995, sur la désignation du candidat du PS, la réduction du temps de travail, la durée du mandat présidentiel, la justice, l'Europe.

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Média : RTL - Le Monde

Texte intégral

Lionel Jospin ou Henri Emmanuelli ?

Il ne faut pas dénigrer la procédure que le PS a mise en place pour essayer de départager d'abord trois, puis deux candidats (…). Cela sera fait relativement rapidement (…). Que l'on pense au RPR, qui nous a abreuvés pendant presque deux ans de valses-hésitations ! (…) Cela dit, il existe entre les deux candidats en présence, Lionel Jospin et Henri Emmanuelli, des différences sensibles (…).

Michel Rocard, puis Jacques Delors et aujourd'hui Lionel Jospin m'ont paru apporter un vent un peu nouveau dans le PS (…). Ce n'est pas la signification de l'autre candidature, celle d'Henri Emmanuelli (…).

Ce qui est en cause, c'est la présence au second tour (…) et donc le rôle historique du PS, colonne vertébrale de la gauche (…).

Question : N'est-ce pas uniquement une affaire de personnes, comme semble le penser le Président de la République ?

Il y a des différences sur le fond (…), et d'abord en ce qui concerne le regard posé sur le passé, sur les années où la gauche était au pouvoir (…). M. Jospin a eu sur de nombreux aspects un regard un peu plus critique (…). il y a une différence quant à l'appréciation de l'éthique républicaine (…).

Lionel Jospin peut-il rassembler la gauche ?

En ce qui concerne l'avenir, les voies tracées par Lionel Jospin et Henri Emmanuelli sont différentes. Il y a celle de la fédération avec Radical (…), ligne dans laquelle Henri Emmanuelli est engagé, ou dans laquelle Radical l'engage (…). Je crois au contraire que nous devons réunir toute la gauche (…). Le mouvement de rassemblement doit se poursuivre (…).

La capacité de Lionel Jospin à rassembler la gauche est sans commune mesure avec ce que propose Radical (…).

Question : Bernard Tapie est-il un aventurier ou un homme de gauche ?

Il est l'un et l'autre (…). J'ai eu beaucoup d'admiration pour Bernard Tapie dans sa capacité à avoir un contact spontané avec les exclus dans les cités quand il était chargé de ces questions (…). Mais il y a l'autre versant du personnage, versant que je n'aime pas et que révèle petit à petit la justice (…).

Question : La politique n'a-t-elle pas aujourd'hui besoin d'hommes qui aient le goût de l'aventure ?

On a certainement besoin d'hommes qui dépoussièrent la vie politique telle qu'elle existe aujourd'hui (…). Il est pour moi clair que le renouveau, en tout cas à gauche, passera par un certain renouveau de ses acteurs (…). Cela ne signifie pas qu'il faille des aventuriers, au sens péjoratif du terme (…).

Question : Jean Poperen soupçonne ceux qui soutiennent Lionel Jospin de vouloir une alliance avec les centristes. Qu'en pensez-vous ?

Le premier secrétaire, Henri Emmanuelli, a fait voter au congrès de Liévin une ligne, celle du « virage à gauche ». Or c'est aujourd'hui celui qui est le plus proche d'une alliance avec Radical. Il y a là une véritable contradiction (…). Quand on veut tuer son chien, on l'accuse de la rage. Accusera-t-on Pierre Mauroy de ne pas avoir un enracinement à gauche dont beaucoup voudraient s'enorgueillir ? Tout cela n'a pas de sens (…).

Pour résumer, je rappelle qu'il y a deux candidats : l'un est traditionnaliste quant à la ligne du parti tout en ayant tissé des liens, même s'il s'en défend aujourd'hui, avec Radical ; l'autre représente le mieux ce que la gauche peut espérer en termes de renouveau, d'éthique et de moralité. Je rappelle d'ailleurs que celui-ci a su parfaitement rassembler lorsqu'il a conduit la liste pour les élections européennes en 1984 et lorsque, en 1986, il a conduit la liste à Paris (…).

Et Jack Lang ?

Jack Lang a considéré qu'il ne recueillerait pas une majorité au sein des militants. Il a donc pris la décision de se retirer (…). Je crois qu'il a eu raison (…).

Francois Mitterrand et l'état du PS

François Mitterrand a une responsabilité très grande dans les bonheurs et dans les malheurs de la gauche (…). Le bilan des quatorze années passées ne sera pas totalement terminé tant que nous n'aurons pas réussi à mettre à jour les raisons pour lesquelles (…) la gauche se trouve aujourd'hui dans une situation qui n'est pas bien brillante (…).

Quatorze ans, c'est trop long (…). Une réforme visant à mettre en place un quinquennat, fût-il renouvelable, ou un septennat non renouvelable serait positive (…),

Henri Emmanuelli « continue d'être Premier secrétaire »

Je souhaite qu'Henri Emmanuelli continue d'être premier secrétaire. Cela assurera la stabilité de notre fonctionnement et je pense que c'est ce que souhaite les militants (…).

M. Emmanuelli doit comparaître devant le tribunal en raison des fonctions de trésorier du PS qu'il a exercées (…). Je suis sûr qu'il saura faire valoir que les socialistes se sont comportés correctement (…).

La gauche à la recherche de l'électorat potentiel de Jacques Delors

Si la gauche était véritablement vouée aux gémonies, si tout le monde affirmait que la gauche n'a rien à apporter (…), nous n'aurions pas vécu à la fin de l'année dernière cette situation où une personne – Jacques Delors –, qui représentait la gauche, était dans les sondages très largement au-dessus des sommets que l'on pouvait espérer atteindre (…). Cela montre que les idées que portait Jacques Delors rencontraient une adhésion dans la population (…). Le vote pour Edouard Balladur serait un vote par défaut ; celui pour Jacques Delors aurait été un vote d'adhésion (…). À nous de faire en sorte que la partie la plus grande des électeurs vienne nous rejoindre (…).

Le « changement de rôle » de M. Chirac

Cela m'amuse beaucoup de voir Jacques Chirac dénoncer une situation du logement à Paris (…) qui est la conséquence de sa politique immobilière (…). Pour autant, plus il y aura de gens qui dénonceront une situation scandaleuse, mieux ce sera (…).

La réduction du temps de travail

Il y a un an, j'avais présenté une convention (…) sur cette question. (…) Au parti même, certains critiquaient. (…)

Or que voit-on aujourd'hui ? La principale centrale syndicale allemande négocie avec ses partenaires patronaux (…) une réduction du temps de travail (…).

La réduction du temps de travail est une donnée à très long terme du problème du chômage. (…)

Question : Cette réduction est-elle possible sans diminution de salaire ?

Quand il y a progrès technique, le temps de travail doit diminuer. (…) Le processus s'est arrêté depuis quinze ans en France. Il faut le remettre en marche. (…)

Il appartient à l'État de favoriser la réduction du travail (…) et de l'enregistrer dans la loi après qu'elle aura été mise en œuvre par des accords de branche. Mais il ne lui appartient pas de décréter qu'à tel ou tel endroit, dans telle ou telle entreprise, les salaires devront être diminués. (…)

En la matière, il faut distinguer le long terme du court terme. N'oublions pas que, sur le long terme, depuis un siècle, les salaires réels ont été multipliés par dix alors que le temps de travail a été divisé par deux. (…)

Le partage

(…) À côté de la réduction du temps de travail, l'autre voie est le partage de ce que la croissance, même trop faible, a pu apporter. (…) Depuis deux ans, le Gouvernement a serré les vis en matière budgétaire – et il fallait peut-être le faire encore plus – mais il aurait dû compenser en laissant les salaires se développer un peu plus, en faisant en sorte que le partage de cette croissance supplémentaire se fasse plus au profit des salariés. (…) Le retour à la croissance a dégagé des marges. (…) Je pense notamment au commerce extérieur, dont l'excédent est d'environ 70 milliards. (…) Bien sûr, il ne faut pas être en déficit. (…) Par contre, avoir un excédent n'apporte rien au bien-être collectif. Si nous avions un peu plus de croissance générée par un plus de salaire distribué, cet excédent diminuerait ; il serait plus proche de zéro, ce qui est tout à fait supportable. Il y a là une marge que nous pourrions utiliser pour distribuer une quantité de salaire supérieure. (…)

La réduction du temps de travail et la meilleure redistribution de la valeur ajoutée : ce sont là deux éléments très différents de ceux que propose Edouard Balladur et qui auraient des conséquences aussi très différentes sur l'emploi. (…)

Les heures supplémentaires représentent en France 600 000 emplois à temps plein. (…) Dans de très nombreux cas, elles pourraient être remplacées par des repos compensateurs ou par tout autre méthode qui serait créatrice de centaines de milliers d'emplois. (…)

Faut-il augmenter la CSG ?

La situation des comptes publics, qu'il s'agisse de l'État ou de la sécurité sociale, que va laisser Edouard Balladur (…) est beaucoup grave qu'on ne le dit couramment. (…) Le bouchage de trous auquel se livre le Gouvernement en vendant des entreprises publiques pour subvenir à ses besoins quotidiens n'est pas pris en compte par les critères de Maastricht. (…) La situation des finances publiques n'était pas plus grave en mars 1993, quand l'actuelle majorité est arrivée au pouvoir, qu'elle ne l'est aujourd'hui ; (…) Plusieurs mesures sont envisageables. Une des moins mauvaises est peut-être en effet la CSG. (…)

La durée du mandat présidentiel

La durée actuelle est trop longue. Cela conduit d'ailleurs à cette situation dite de cohabitation dont les mérites ne sont pas très évidents. Un mandat de cinq ans serait plus naturel et plus proche de ce qui se fait dans la plupart des démocraties qui nous entourent. (…)

Le style du Président de la République

Question : Pensez-vous qu'une modification du style présidentiel doit aussi intervenir ?

(…) Je crois qu'elle interviendra naturellement sauf si M. Balladur est élu. (…) Il me semble qu'il y a des personnalités qui ont plus tendance que d'autres à avoir un comportement monarchique. Et je ne suis absolument pas certain que M. Balladur soit exempt de cette caractéristique. Il me semble que si Lionel Jospin (…) était élu, nous sortirions de cette situation qui n'est pas très bonne. (…) Jacques Chirac n'est pas mon candidat mais je crois que c'est un homme qui a des racines moins lointaines dans le passé qu'Edouard Balladur. (…)

Au cours du prochain septennat, il faudra revenir sur un certain nombre de pratiques. (…) Certaines choses dépendent des textes. (…) D'autres dépendent d'un comportement et d'une éthique républicaine. (…) C'est aussi pour cela qu'il me paraît que Lionel Jospin est le meilleur candidat. (…)

La justice

On peut faire fonctionner la justice correctement selon la tradition française en maintenant un lien entre le parquet et le garde des sceaux. (…) De ce point de vue, c'est la réforme de nos pratiques politiques qui est en cause plus que la réforme de nos institutions. (…)

Les meilleures institutions ne résistent pas à des hommes peu vertueux. À l'inverse, la vertu républicaine, lorsqu'elle s'affirme, peut s'accommoder de beaucoup de textes. (…)

L'Europe

Je ne voudrais pas que le retrait de Jacques Delors de la compétition présidentielle fasse que finalement la question européenne apparaisse comme une question secondaire. (…)

Il sera extrêmement difficile pour la France de rentrer dans la « cible » de la monnaie unique aux dates qui sont prévues. (…) Nous aurons malheureusement les plus grandes difficultés à être prêts en temps et en heure en raison des déficits que le Gouvernement a laissé filer jusqu'à présent. (…)

La monnaie unique constitue aujourd'hui la voie la plus naturelle, la plus directe pour construire l'Europe. (…) Elle est la première étape de quelque chose qui peut devenir une union politique. (…) Je suis pour ma part assez volontiers fédéraliste. (…)

Je n'ai aucune crainte sur les convictions européennes de Lionel Jospin. (…) Il exprime un certain nombre de fortes réticences sur la façon dont, jusqu'à maintenant, l'Europe a fait la part belle au libéralisme. (…) Il faut néanmoins avancer. (…) L'Europe n'est pas obligatoirement libérale. (…)

Plutôt que de modifier le traité de Maastricht avec des considérations sur l'emploi, je voudrais que (…) les États membres soient capables de s'accorder sur l'emploi comme ils ont pu le faire sur la monnaie. (…)

La condamnation de deux jeunes beurs à FES

(…) J'approuve M. Pasqua de vouloir intervenir pour essayer d'obtenir que la peine qui frappe ces jeunes gens ne soit pas obligatoirement mise en œuvre. Je l'approuverais encore plus s'il voulait bien venir dans les banlieues pour prendre des mesures, qui ne doivent pas être uniquement des mesures de police, comme il le croit, mais aussi des mesures qui relèvent de la politique de la ville et de l'intégration de ces populations, et notamment de ces beurs, dans la République française. (…)