Interview de M. Laurent Fabius, député PS, à RTL le 15 janvier 1995, sur la désignation du candidat du PS, le ralliement de M. Pasqua à M. Balladur, la construction européenne, le financement de la Sécurité sociale.

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Média : RTL - Le Monde

Texte intégral

Passages importants

La révocation de Mgr Gaillot

L'opinion publique (…) a été très secouée par ce qui s'est passé. Quand je parle de l'opinion publique, je ne parle pas simplement de ceux qui, au sein de l'Église, partagent le tempérament de Mgr Gaillot, mais aussi, plus largement, de beaucoup de catholiques et, bien au-delà de la communauté catholique, d'une partie importante des Français. (…)

Sur un certain nombre de problèmes de la société civile, tels que le sida et les exclus, je partage la sensibilité de Mgr Gaillot (…). Il faut que davantage de responsables se sentent aux côtés des exclus pour lutter contre toutes les formes d'exclusion (…).

La gauche et l'élection présidentielle

Je pense que la gauche fera au second tour un score bien plus élevé que celui qu'on lui prédit aujourd'hui (…).

Il n'y a pas de satisfaction à l'égard de la politique actuelle, il n'y a pas d'enthousiasme, notamment à l'égard de M. Balladur (…). De nombreux problèmes ne sont pas résolus, comme le chômage et les inégalités sociales, qui vont croissant. (…)

Cela dit, pour obtenir un bon score au second tour, il vaut mieux ne pas être éliminé au premier (…). Il faut donc opérer un rassemblement suffisant pour nous permettre de jouer toutes nos cartes au second tour (…).

Le bon candidat sera celui qui saura opérer un double rassemblement : le rassemblement des socialistes et le rassemblement de la gauche non communiste. (…)

Question : La candidature de M. Jospin est-elle légitime pour tenter ce double rassemblement ?

Toutes les candidatures sont parfaitement légitimes. (…) Celle-là ne m'a pas surpris outre mesure. (…)

Question : Radical exerce des pressions sur le PS pour écarter Lionel Jospin. Qu'en pensez-vous ?

Il faut trouver un point d'équilibre (…) et tenir compte du point de vue des uns et des autres. Il n'est pas question que nous ou d'autres énoncions un diktat à l'égard de nos partenaires. Beaucoup d'entre nous pensent qu'il faudra aller petit à petit vers autre chose que la façon dont les partis se présentent institutionnellement aujourd'hui. (…)

Il faut tout faire pour être présent au second tour. Mais s'il y a un candidat radical, un candidat socialiste, et d'autres encore, les chances deviendront faibles. (…)

Question : Est-il possible de faire désigner le candidat par l'ensemble de la gauche non communiste ?

Nous avons nos règles : nous allons consulter nos militants. (…) S'il y a possibilité d'associer d'autres à cette consultation, pourquoi pas ? Après tout, chacun a son mot à dire. Mais les militants socialistes devront dire le leur.

La crise de la démocratie représentative

Au-delà des partis politiques, qui sont peu nombreux et qui comptent aujourd'hui, malheureusement, peu de militants, il y a en France des millions de gens qui ont envie que les choses changent, que l'on réduise les inégalités, qui sont excessives, par exemple (…). Cela, les partis doivent le comprendre. (…) Michel Rocard dit que les partis vont devoir évoluer. Je suis tout à fait d'accord avec lui. (…) Mais soyons très humbles : personne ne sait exactement comment les choses évolueront (…).

Question : M. Rocard a parlé d'un « champ de ruines ». Êtes-vous d'accord ?

C'est très excessif (…). Qu'il y ait des difficultés au PS, ce n'est pas nouveau, et la situation ne lui est d'ailleurs pas spécifique. (…) Tous les partis politiques, tous les syndicats, les associations la connaissent. C'est ce que les spécialistes appellent le problème de la démocratie représentative, c'est-à-dire des « corps intermédiaires ». (…) Il faudra donc trouver des modalités nouvelles, en particulier pour le parti socialiste. (…)

Question : Que répondez-vous à ceux qui murmurent que vous ne voulez pas qu'il y ait un candidat jeune susceptible de recueillir beaucoup de voix parce que vous voudrez vous présenter en 2002 ?

Comme j'ai l'esprit nuancé, je réponds que c'est idiot.

Question : Qu'est-ce qui vous empêche de vous présenter ?

J'ai été mis en cause dans le drame du sang contaminé. Cette mise en cause est totalement infondée et de plus en plus de gens le reconnaissent. (…) Mais elle pèse lourdement. (…) Lors d'une échéance présidentielle (…), on ne peut pas faire supporter à son parti et à ceux qui partagent votre espérance un handicap de ce genre. (…)

Question : Sans cette affaire, vous seriez-vous présenté ?

C'est possible (…). En l'occurrence, je ne serai pas candidat (…).

Si M. Balladur était élu Président de la République…

Sur beaucoup de points, nous ne partageons pas les mêmes idées que M. Barre (…). Il demeure que c'est un homme que j'estime et que j'apprécie et qui, en particulier dans le contexte actuel, présente une grande qualité : il est favorable à l'impartialité de l'État. (…) Si M. Balladur était élu, nous assisterions à une concentration des pouvoirs économiques et politiques probablement sans précédent dans l'histoire récente de la République. C'est extrêmement préoccupant (…). L'essentiel des pouvoirs économiques serait aux mains de personnes de grande valeur, mais très proches de M. Balladur (…). L'Assemblée nationale, le Sénat et la Présidence de la République seraient tenus par les mêmes, je veux dire probablement par le même parti. (…) Je m'explique : le RPR est en train d'éclater et M. Balladur deviendrait à la fois le chef du RPR et celui de l'UDF (…).

Pour ma part, je pense que le Président de la République doit être davantage un arbitre : c'est le premier magistrat de France (…).

Le ralliement de M. Pasqua à M. Balladur

Ce ralliement est au fond plutôt un signe de faiblesse de M. Pasqua (…). Au moment où il s'est rallié, M. Pasqua n'apportait plus grand-chose, sinon le fait qu'il peut faire la passerelle entre un électorat extrême et M. Balladur. (…) J'observe d'ailleurs que, chaque fois qu'il parle de M. Balladur, M. Le Pen a des mots très compréhensifs (…). Symétriquement, on ne peut pas dire que M. Balladur ait pris fait et cause contre les thèses de M. Le Pen. (…)

Le « bon » diagnostic de M. Chirac

Sur l'analyse qu'a faite M. Chirac, je mettrais une note nettement au-dessus de la moyenne. Cela dit, si le diagnostic est bon, la thérapeutique est faible. (…) M. Chirac dénonce avec raison la financiarisation excessive de l'économie, la concentration des pouvoirs dans peu de mains, la confiscation de la démocratie, les difficultés auxquelles sont confrontés de nombreuses PME et beaucoup d'artisans (…). Mais si M. Chirac est aussi critique que cela, pourquoi soutient-il la politique qu'il critique ? Quelles sont les corrections de trajectoire qu'il propose ? À cet égard, les choses sont un peu décevantes. (…)

Pour un rééquilibrage des pouvoirs

Je suis pour un Président qui n'intervienne pas sur la totalité du champ (…). Depuis le général de Gaulle, par une série d'évolutions successives, le Président a été conduit à intervenir un peu sur tout. Il faut revenir à une conception dont je ne sais pas si elle a jamais été mise en pratique mais qui me parait plus saine du point de vue de la démocratie et selon laquelle le Président fixe les grands choix économiques et sociaux, pose toute sa marque en matière européenne, assure l'indépendance de la justice. Il doit laisser le Premier ministre, sous le contrôle bien plus fort qu'aujourd'hui du Parlement, exercer la politique au jour le jour. (…) Le Parlement ne doit plus être subordonné, un Parlement croupion (…) : il doit être comme dans toutes les démocraties vivantes un Parlement digne de ce nom (…). Il faut donc modifier la donne du rééquilibrage entre le Parlement et l'exécutif. (…)

Si un candidat de gauche est élu, il devra, dès le mois de septembre, procéder à un référendum (…) sur les institutions. Si je suis tout à fait favorable à la stabilité de la Vème République, je pense qu'elle est susceptible de certaines amodiations. (…)

Il faut d'abord réduire la durée du mandat présidentiel et développer tous les pouvoirs nouveaux du Parlement (…). Des changements rapides devront être opérés : la suppression du cumul des mandats (…), l'Assemblée devra pouvoir siéger en permanence (…) et le Gouvernement devra laisser le Parlement jouer à plein son jeu sur toutes les réformes de la société (…). Je souhaite que notre candidat développe fortement cette ligne. (…)

Le lien entre le Gouvernement et le Parquet

Ce qui est essentiel, c'est l'indépendance de la magistrature et des procédures (…). Que le Gouvernement puisse donner son opinion sans être nécessairement suivi, cela existe dans beaucoup de pays. Mais il faudrait réfléchir beaucoup plus qu'on ne le fait aujourd'hui avant de couper tout lien entre l'autorité gouvernementale et les parquets. (…) Je suis d'autant plus favorable à l'indépendance de la justice telle qu'elle est rendue, mais cela ne veut pas dire pour autant que le Gouvernement ne puisse pas exprimer son mot dans le débat. Cela dit, la décision finale doit être, je le répète, parfaitement indépendante. (…)

Élargissement de l'Europe et réforme institutionnelle

Depuis le 1er janvier 1995, l'Europe comprend quinze pays. Tout est en route pour que dans moins de dix ans, il y ait vingt-huit pays. Parmi ces vingt-huit pays, certains, c'est le moins que l'on puisse dire, n'ont pas exactement les mêmes structures que les nôtres. (…) On va vers cet élargissement sans savoir du tout comment l'Europe va fonctionner. (…) Je suis assez critique sur la démarche qui a été suivie par les différents gouvernements. En allant d'une façon très rapide vers l'élargissement, sans régler la question du fonctionnement institutionnel, on risque de se trouver en 1996 devant une grave crise. (…) On risque de s'aligner sur le plus petit commun dénominateur, c'est-à-dire sur une conception très libre-échangiste de l'Europe. On risque donc de parvenir à un démantèlement de ce que l'on était parvenu à construire au cours des vingt ou vingt-cinq dernières années.

Je dis mon inquiétude. (…) Comment réagir ? Il faut que le Gouvernement actuel et les gouvernements qui se succéderont (…) mettent les pieds dans le plat et fassent des propositions de réforme institutionnelle. (…)

S'agissant de la présidence du conseil des ministres (…), le système actuel ne peut pas être maintenu. Je rappelle, par exemple, que le futur Président de la République n'aura pas l'occasion de présider la Communauté. Je suis partisan que les grands pays aient la possibilité de présider plus longuement la Communauté. (…) Par contre, en ce qui concerne la Commission, nous devrons aller vers l'attribution d'un seul siège par pays. (…) Troisièmement, pour ce qui est du Parlement européen (…), les procédures de décision sont d'une complexité infinie. (…) Il faut les simplifier. (…) J'attends du candidat de gauche à l'élection présidentielle qu'il développe des propositions pour qu'institutionnellement, la conférence de 1996 permette de faire apparaître un pouvoir politique qui tienne. (…)

J'ajoute qu'il me paraît essentiel (…) que nous allions effectivement vers une union économique et monétaire et qu'il y ait une monnaie unique. (…) Il faut le faire aux dates qui ont été prévues. (…)

Il faut que l'Europe soit assez forte pour décider une politique extérieure et de sécurité commune. (…)

Je suis très réticent à l'égard de ta théorie des noyaux durs ou des cercles. (…) Si, pour le domaine social, vous avez quinze pays qui s'en occupent, si, pour le domaine monétaire, vous n'en avez que huit, pour la politique étrangère, sept, et que ce ne sont pas les mêmes, la complexité des procédures va devenir illisibilité. Comment le Parlement européen pourra-t-il opérer un contrôle ? Faudra-t-il faire sortir les représentants de certains pays lorsqu'on discutera de la monnaie, par exemple ? (…) Il faut que ceux qui veulent faire partie (…) de l'Europe acceptent les règles communautaires.

Je préfère que l'on aille moins vite dans l'adhésion de nouveaux pays et que vraiment on fasse avancer l'Europe plutôt que de voir s'engouffrer de nouveaux pays et que l'Europe soit diluée. (…)

L'Europe de Balladur et l'Europe de Chirac

Un jour M. Chirac est pour l'organisation d'un référendum sur le passage à la monnaie unique, et un autre jour (…) il oublie ce référendum. (…) Quant à l'autre, il est d'une prudence, d'une subtilité – François Mitterrand dirait d'une ductilité – telles que j'ai du mal à le suivre. Il est vrai que cela ne doit pas être simple de prononcer des mots qui soient susceptibles d'être acceptés à la fois par les ex-partisans de M. Chirac, par les centristes et par les amis de M. Le Pen. (…)

Nationalisations ou privatisations ?

Je n'ai pas de vision dogmatique à ce sujet. Il y a des entreprises qui sont fondées à être nationales parce qu'elles correspondent stratégiquement à une activité qui doit être nationale ou qu'elles exercent un monopole. (…) Dans le secteur concurrentiel, il y a beaucoup d'entreprises qui ont vocation à être privées, et cela ne me gêne absolument pas. (…) Je ne crois plus que ce soit une question doctrinale essentielle. (…) Mais si l'on s'engageait vers la privatisation de groupes comme France Télécom ou Électricité de France, ce serait un gâchis considérable, et je lutterais avec beaucoup de force contre ces privatisations. (…)

Le financement de la Sécurité sociale

La gestion de la Sécurité sociale et des dépenses sociales par le Gouvernement actuel est extrêmement critiquable. Cent milliards de déficit social, c'est une ardoise très lourde ! (…) Quel que soit le résultat des élections, il faudra un rééquilibrage et prendre des mesures de rigueur qui casseront une partie de la croissance. (…)

On prend les Français pour des benêts en leur disant : ne vous en faites pas, on va modifier l'assiette de la CSG et cela réglera le problème ! Mais pas du tout ! (…) Un tel élargissement ne rapporterait que 7 à 8 milliards de francs. Or il faut 100 milliards. Le problème est donc d'une autre nature. Il faut une maîtrise médicalisée des dépenses, ce qui implique de donner une place plus centrale aux médecins généralistes, de mettre davantage l'accent sur la prévention, d'exercer un meilleur contrôle sur ce qui se passe en milieu hospitalier. Il faudra enfin une réforme du financement qui devra peser bien davantage sur le capital et moins sur le travail. (…) M. Balladur défend ceux qui ont beaucoup de capital et n'hésite pas à faire peser de nouvelles charges sur les revenus du travail.