Texte intégral
Europe 1 : mercredi 11 janvier 1995
F.-O. Giesbert : Tous les soutiens au PS, ça vous surprend ?
L. Jospin : Non. On avait vécu jusqu'au 11 décembre – jour où J. Delors a dit qu'il ne serait pas candidat – une espèce de candidature de rêve qui pacifiait tout, résolvait tout, battait Balladur dans les sondages.
F.-O. Giesbert : Jospin, ce n'est pas le rêve ?
L. Jospin : Quand cette candidature n'a pas été présentée, on a repris le problème à zéro. On a laissé un peu réfléchir. J'ai pensé qu'il fallait poser un acte positif. On n'est pas désigné à l'élection présidentielle. On fait un acte. On inscrit cet acte dans la culture démocratique de celle des socialistes. Jospin, c'est peut-être la possibilité Je proposer des solutions nouvelles dans un certain nombre de domaines, de montrer qu'on n'est pas condamné à la politique menée actuellement par le gouvernement.
F.-O. Giesbert : On ne vous soutient pas comme si vous vous vouliez vous dévouer ?
L. Jospin : Il y a des chances de battre M. Balladur. Première raison : en France, on ne nomme pas le président de la République. Il est élu par le peuple. C'est le peuple qui s'exprime. Je suis un peu surpris de voir comment M. Sarkozy aborde ces questions. Je suis un peu surpris de la façon dont il a parlé de J. Chirac, en lui disant « il faut vous retirer parce que nous pourrions être élus au premier tour ». Le général De Gaulle n'a pas été élu au premier tour : pourquoi faudrait-il que M. Balladur soit élu au premier tour ? L'élection présidentielle, à cinq ans du troisième millénaire, ne peut quand même pas se résumer à la question de savoir dans quelles conditions MM. Bazire, Sarkozy et Balladur transporteront leur papier à en-tête jusqu'à l'Élysée. Attention à notre peuple ! Il veut se prononcer après des débats. La deuxième raison pour laquelle M. Balladur peut être battu, quelle que soit la difficulté de l'élection et de l'épreuve qui est devant nous, c'est qu'il y a un décalage très important entre les sondages qui concernent M. Balladur et les jugements portés par les Français et ceux qui concernent la politique du gouvernement. C'est dans cet écart entre une espèce de rêve balladurien dont il faut réveiller les Français et qu'il faut révéler…
F.-O. Giesbert : C'est un peu chiraquien comme discours !
L. Jospin : Non. M. Chirac est un peu à contre-emploi. Il a du mal à se situer là où son électoral l'attend. Je ne me réfère pas à M. Chirac. Ce décalage offre une possibilité formidable. Troisième raison : nos propositions.
F.-O. Giesbert : Toul le monde vous respecte. Ne redoutez-vous pas l'austérité pour une campagne présidentielle ?
L. Jospin : Il ne me semble pas l'avoir montré en 1984 quand, dans des conditions très difficiles, j'ai conduit la liste aux élections européennes. Il ne me semble pas l'avoir montré en 1986, tête de liste à Paris : huit députés socialistes face à huit députés RPR dans le fief de M. Chirac. Il ne me semble même pas qu'en 1988, quand je menais la campagne sans candidat des présidentielles et qu'on attendait F. Mitterrand et que je parcourais la France, rassemblant des meetings de milliers de personnes, voire de dizaines de milliers, qu'on pouvait penser cela. Je crois au contraire que dans une campagne, je peux m'exprimer pleinement.
F.-O. Giesbert : Quel va être votre thème de campagne ?
L. Jospin : Je ne peux pas parler en tant que candidat. J'ai affirmé une disponibilité, je suis prêt, c'était nécessaire, je m'inscris dans la démocratie qui est celle des socialistes et qui décidera. Plus généralement, il me semble que dans le discours de M. Balladur – pour le gouvernement, c'est plus compliqué ! –, il y a l'idée sous-jacente dite aux Français qu'il faut qu'ils délèguent : il y aurait des gens qui sont faits pour gouverner et qu'on doit leur déléguer, qu'ils s'en occuperont. Ce qui avait intéressé tout d'un coup dans la démarche de J. Delors, c'était l'idée d'une responsabilité, d'une prise de responsabilité, d'un projet partagé avec les Français. Même si j'ai des différences de sensibilité avec J. Delors, celle méthode me paraît importante. Je la partage. C'est l'idée d'une prise de responsabilité et d'une mise en mouvement des Français et des citoyens.
F.-O. Giesbert : Et le socialisme ?
L. Jospin : Le socialisme, c'est une perspective, une réforme à des valeurs. Mais ce n'est pas un dogme. Il n'est en aucun cas pour moi un dogme. C'est une référence, l'histoire d'un mouvement de lutte, de progrès réalisés. Ce n'est certainement pas un système dogmatique, encore moins une méthode scientifique. Ce sont des références qui doivent nous guider pour l'action.
F.-O. Giesbert : Des progrès et des erreurs ?
L. Jospin : Les erreurs nous nourrissent, nous apprennent. Si j'ai une chance d'être le candidat des socialistes et de la gauche, c'est peut-être que de ce point de vue, je suis un point d'équilibre. J'ai assumé des responsabilités et agi. J'ai gardé en même temps les yeux ouverts, mon esprit d'indépendance. J'ai toujours invité à ce que nous tirions les leçons de nos erreurs.
F.-O. Giesbert : Vous êtes un fils rebelle de F. Mitterrand ?
L. Jospin : Un fils émancipé. N'est-ce pas le sort des fils quand ils veulent exister ?
F.-O. Giesbert : Avec Radical, les choses peuvent-elles s'arranger ?
L. Jospin : Honnêtement, je ne veux pas qu'on répète en permanence que j'incarne l'image de rigueur et de morale.
F.-O. Giesbert : Vous avez peur que ça fasse ennuyeux ?
L. Jospin : C'est ça. L'idée d'être normal, d'essayer d'être normalement intègre, œ qui est le lot de la plupart des responsables, est accompagné de quelque chose d'un peu rabat-joie, comme si le fait d'être tout simplement honnête était quelque chose dont on devait s'excuser.
F.-O. Giesbert : Vous savez rigoler ?
L. Jospin : Tous ceux qui me connaissent savent que je rigole. On peut s'y essayer ! J'ai appelé effectivement à tirer un certain nombre de leçons. L'important, c'est de se projeter dans l'avenir. Avec le MRG, j'ai eu les meilleures relations du monde. Radical, avec sans doute quelques petits changements, est l'héritier du MRG. Je n'ai pas de problèmes avec ce mouvement. Je ne pense pas par ailleurs que les radicaux puissent émettre un veto sur les candidatures des socialistes. H. Emmanuelli l'a dit très clairement. C'est quelque chose que nous dépasserons dans le mouvement qui est devant nous.
F.-O. Giesbert : À qui allez-vous tendre la main ?
L. Jospin : Ce sont des millions de femmes et d'hommes qui vont se mobiliser.
F.-O. Giesbert : Et les partis, associations, mouvements ?
L. Jospin : Je vis cette vie démocratique depuis longtemps. J'ai participé aux Assises de la transformation sociale. J'ai contribué à les animer, là où hommes et femmes de gauche de diverses sensibilités, communistes, socialistes, alternatifs, écologistes, de mouvements associatifs, ont dialogué pendant un an sur les problèmes de fond, ont proposé aux candidats quelques points de référence. J'ai été l'homme de ce dialogue. Dans une élection présidentielle, ce sont aussi des millions de Français et de Françaises qui s'expriment. C'est pourquoi c'est à eux qu'il faut s'adresser. On le fait à travers des propositions sur l'emploi, sur la réforme de la vie politique française, sur Je terrain social. Ça, ce sera la campagne.
France Inter : lundi 16 janvier 1995
A. Ardisson : « Candidat à la candidature » suffit-il ou candidat tout court ?
L. Jospin : Il est très important qu'on entende enfin – j'espère dans peu de jours – une voix socialiste, une voix de gauche dans ce débat de l'élection présidentielle. Il y a la sensibilité exprimée par R. Hue, on entend D. Voynet qui présente davantage une approche écologiste mais, pour le moment, le débat se déroule pratiquement entre des personnalités de droite. C'est d'ailleurs contre ce vide, cette crainte, que je me suis exprimé et j'ai donc, en m'impliquant personnellement, dit « je suis prêt à relever le gant autour de nos idées, nos valeurs et pour faire des propositions. » Dans deux jours, ma candidature à la candidature sera présentée devant les militants et les adhérents du PS et c'est eux qui vont décider.
A. Ardisson : J.-F. Hory préférerait un autre candidat que vous. Est-ce parce que vous n'avez pas été gentil avec B. Tapie ou pensez-vous que J.-F. Hory est instrumentalisé du côté du PS ?
L. Jospin : Je crois qu'il est normal que des préférences s'expriment mais je pense aussi que, sans parler des questions de personnes, quand on utilise l'argument du rassemblement, cet argument ne porte pas beaucoup en ce qui me concerne. Quand je dirigeais le PS, je l'avais rassemblé. C'était à l'époque une grande formation respectée. Il essaie actuellement de reconquérir son audience. J'ai passé toute l'année qui vient de s'écouler, dans ce qu'on a appelé le dialogue des Assises de la transformation sociale, à discuter avec l'ensemble des personnalités de toutes nuances de la gauche mais aussi du mouvement écologiste. J'ai toujours, pour ce qui me concerne, à travers les années, eu de bonnes relations avec le MRG et, de mon point de vue, avec Radical. Il y a deux ans, nous avons même fait dans ma région, Midi-Pyrénées, un accord dans tous les départements de Midi-Pyrénées sur les élections régionales entre le PS el les radicaux. Je ne vois pas de problème de ce point de vue.
A. Ardisson : À l'intérieur du PS, on parlait de J. Lang.
L. Jospin : J'ai plutôt envie de parler de l'extérieur. Autant je respecte les formations politiques, autant, dans une élection présidentielle, il ne faut pas regarder seulement les formations politiques. Ce sont des millions de Françaises et de Français qui vont s'exprimer dans l'élection présidentielle. Quand on pose la question du rassemblement, il faut la poser par rapport à ces millions de gens.
A. Ardisson : Par rapport à l'opinion des sondages ?
L. Jospin : Non. Par rapport à l'opinion telle qu'elle va se saisir ou non d'une candidature. Il y a des millions d'hommes et de femmes, en France, qui ont envie de retrouver une certaine fierté d'eux-mêmes, qui ont envie de voir leurs idées, leurs intérêts, leurs· problèmes pris en compte, qui ont envie d'entendre, en-dehors de ce débat entre la droite, ce qu'un homme de gauche peut avoir envie de proposer, notamment comme solutions nouvelles. Nous ne pouvons pas rester dans la situation dans laquelle est la France actuellement.
A. Ardisson : Par exemple, auprès des jeunes, vous passez moins bien que J. Lang, d'après le sondage d'Info Matin.
L. Jospin : J'étais avant-hier à Toulouse à l'Université du Mirail et j'entrais dans cette université qui a été transformée. Elle a été transformée par qui ? Par le ministre que j'ai été. Cela a été ma façon et ce sera encore ma façon, sur les problèmes concrets et comme bâtisseur, d'être près des préoccupations des jeunes.
A. Ardisson : Cela veut dire que vous ne croyez pas aux sondages ?
L. Jospin : Non. Cela veut dire que si je regarde les sondages, ils indiquent de façon exacte le rapport de forces entre la gauche et la droite, donc la supériorité d'E. Balladur sur tous les autres candidats. Si je regarde les sondages quand ils s'efforcent de quantifier le score auquel il faudrait situer chacun, aujourd'hui, je pense qu'ils n'ont pas de sens, ne serait-ce que parce qu'il n'y a pas de candidat socialiste actuellement en lice. Comment sonder ? On a sondé les gens sur un, deux, trois, cinq, six noms. Ils n'ont pas vu émerger encore une personnalité socialiste, de gauche, qui leur parle clairement dans un dialogue direct qui est la logique de l'élection présidentielle.
A. Ardisson : Dans deux jours, si vous êtes seul en lice, vous ferez une campagne type 110 propositions ou vous harcèlerez le candidat principal ?
L. Jospin : On s'interroge pour savoir si la gauche pourrait être au deuxième tour. M. Pasqua ne s'interroge pas trop. Homme sagace, il sait qu'il y a des courants cl des forces profondes à l'intérieur de la société française, qui font qu'il est logique que nous soyions au second tour. Je ne considère pas du tout que c'est fait. Des hommes aussi estimables ou représentatifs que M. Chirac en 1981, M. Barre en 1988, n'ont pas été au second tour. Mais il est évident qu'en créant une dynamique, nous serons au second tour face au candidat de la droite pour faire nos propositions. Les Français ne vont pas laisser l'élection présidentielle se réduire à un second tour tranchant un débat entre deux tendances ou deux personnalités du RPR. Ce serait un tout petit peu indigne d'un pays comme Je nôtre. Nous devons créer une dynamique dans le premier tour mais nous serons dans le second tour pour l'élection présidentielle, pour savoir qui sera présent et cela doit se faire sur les grands problèmes des Français, sur le chômage, sut la grande pauvreté qui se développe, sur la politique algérienne du gouvernement qui est ambiguë, dangereuse, sur les problèmes de protection sociale, sur la prise en compte du monde salarié dans ce pays, sur l'inégalité entre les revenus et la façon de les corriger. Voilà toutes les questions sur lesquelles je pourrais m'exprimer si j'étais candidat.
RTL : jeudi 19 janvier 1995
M. Cotta : Qu'est-ce qui vous a frappé dans la déclaration de candidature d'E. Balladur ?
L. Jospin : J'ai été surpris. J'espère bien être face à M. Balladur dans quelques semaines dans l'élection présidentielle. Plusieurs candidats déjà en lice ont dit qu'ils étaient choqués qu'il ait parle depuis Matignon. Ce qui m'a frappé, c'est qu'il a parlé comme à Matignon. À aucun moment on n'a senti, dans sa déclaration de candidature, qu'il se hissait vers quelque chose d'autre, vers le problème de la présidentielle.
M. Cotta : Peut-être parce qu'il joue l'évidence !
L. Jospin : Oui. Il se dit : « les sondages sont très favorables. Continuons sur cette vague. Passons sans que ça se voie ». J'ai été frappé de voir que votre éditorialiste, M. Ullmann, ce matin (cf. Revue des chronique), évoquait le jeu de la sentinelle, ces petits pas qu'on fait. Le problème est de savoir si on peut être élu président de la République sans que ça se voie.
M. Cotta : Lui reprochez-vous Je vouloir employer les moyens de Matignon pour sa campagne ?
L. Jospin : Il faut y faire attention. Les candidats et les institutions y veilleront. Ce qui m'a frappé, c'est le fond. On a eu de grandes généralités, mais pas de force, pas de proposition marquante. On n'a pas senti une volonté ou une ambition. C'est la forme : voilà un texte bien écrit, où les phrases se résument, se suivent sans éclat, avec une voix qui butait sur la lecture du prompteur. Entre M. Balladur et les Français, il y avait un prompteur !
M. Cotta : Sur quoi se différencieront les candidats issus du RPR ?
L. Jospin : Sérieusement, je ne pense pas que la différenciation puisse se faire entre eux. Il y aura des absents, des propositions. La différenciation ne pourra se faire qu'avec nous. qu'avec le candidat de la gauche, au premier, mais surtout au deuxième tour. En écoutant ce texte si lisse, sans aspérités, je me suis dit « qu'est-ce qu'on pourrait accrocher ? ». Les choses se résumaient, au fond, à une phrase sans son texte : « il s'agit de protéger les victimes de tous les maux qu'engendrent les sociétés modernes ». M. Balladur veut nous faire penser que ce sont les sociétés modernes en général qui engendrent l'exclusion et le chômage, alors que c'est une certaine orientation de la société, des choix de politique économique qui sont en partie responsables de cet état.
M. Cotta : Vous aviez fait des choix au gouvernement !
L. Jospin : Nous n'avions pas fait les mêmes et je ne me propose pas de faire les mêmes dans un certain nombre de domaines. Quand on constate que 75 % des contrats-travail signés cette année sont des contrats à durée déterminée, précaires, c'est un choix de société. Ce n'est pas le produit de la société moderne.
M. Cotta : On ne peut pas faire porter l'ensemble du chômage à E. Balladur qui ne gouverne que depuis deux ans ?
L. Jospin : Je viens de parler des contrats à durée déterminée.
M. Cotta : Ils ne sont pas nés avec E. Balladur ?
L. Jospin : Ils sont systématisés comme philosophie du travail dans le plan Giraud, qui est un plan qui dit « il faut des emplois plus précaires pour que les patrons embauchent et pour résister à la compétition ». Je pense qu'on peut faire bouger la société, pas n'importe comment, de façon réaliste : je ne suis pas pour des propositions irréalistes.
M. Cotta : Vous revendiquez une rupture, une facture de la société, à l'inverse de M. Balladur ?
L. Jospin : On peut arrêter, enrayer la machine à exclure. On peut orienter différemment et infléchir la politique économique. On peut faire revivre la démocratie et rénover la vie publique dans mon pays.
M. Cotta : Et au PS ? N'y a-t-il pas trop de candidats à la candidature au PS ?
L. Jospin : Nos adhérents vont choisir. Ils vont décider. C'était ce que j'avais voulu. Je ne vais pas m'en plaindre. Il est vrai que depuis hier, beaucoup ne comprenne ni pas pourquoi le premier secrétaire s'est porté candidat contre moi, d'une certaine façon, et maintenant.
M. Cotta : Pas d'une certaine façon, mais d'une façon certaine !
L. Jospin : Bien, si vous voulez… Ma candidature a éveillé beaucoup d'échos au sein du PS, à l'extérieur du PS. Je n'ai pas entendu d'arguments contre mes idées, ma personnalité, ma capacité à mener une campagne nationale, peut-être à être Président. Si je résume le débat et cette tentative de freinage à laquelle on assiste depuis 15 jours alors que les gens s'intéressent à celle candidature, je la résume en un mot, un seul argument : M. Hory ne veut pas de L. Jospin.
M. Cotta : D'où vient cette incompatibilité avec Radical ? B. Tapie a déclaré que vous aviez pris les 2,5 millions d'électeurs qui ont voté pour lui pour « des amateurs de football ».
L. Jospin : De tous les candidats, je suis le seul joueur de foot qui ait joué en club. Ce n'est pas à moi qu'on peut faire de reproches ! 20 ans de compétition sportive, je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de candidats, à commencer peut-être par M. Balladur, qui puisse se vanter de cette performance ! L'argument ne tient pas, et je n'ai jamais prononcé une phrase de ce type. Les militants socialistes seront appelés à choisir. Il me semble qu'ils vont réagir ainsi : ils ont pensé qu'H. Emmanuelli, premier secrétaire du PS, élu il y a deux mois pour diriger le PS, doit se consacrer à cette tâche, diriger le PS.
M. Cotta : Vous attendez que le scrutin vous départage ?
L. Jospin : .le suis en train d'essayer de vous dire comment il va départager. Les militants socialistes vont penser qu'il faut que le premier secrétaire élu pour diriger le PS dirige le PS. Ils ne voudront pas que le candidat des socialistes, peut-être de forces plus larges, soit le candidat que veut M. Hory, qui était à la télévision pour le dire, et qu'un autre soit éliminé parce que M. Hory n'en veut pas. Ils ne veulent pas d'une fédération PS-Radical, parce que leur vision de l'avenir, leur vision de la gauche doit être une vision beaucoup plus large. Si je me trompe et qu'ils ne votent pas pour moi, le processus de ma candidature s'arrêtera.
M. Cotta : Vous ne quitterez pas le PS pour autant ?
L. Jospin : De quoi me parlez-vous !? Si je ne me trompe pas, comme je le crois, si les adhérents socialistes choisissent pour porter leurs couleurs, je partirai enfin dans la campagne. Il est temps, parce que notre candidat sera désigné seulement 15 jours après M. Balladur. Dans les 10 jours qui viennent, je vais continuer à travailler et à penser pour me préparer être ce candidat, si nos militants le décident.
TF1 : dimanche 22 janvier 1995
C. Chazal : H. Emmanuelli peut tirer sa légitimité de sa place de premier secrétaire du PS, J. Lang, lui, des sondages, est-ce que vous, vous pouvez la tirer uniquement du soutien que vous apportent les militants du PS ?
L. Jospin : Si les adhérents du PS, qui sont au fond les citoyens et les citoyennes, ceux qui sont les plus proches des citoyens et des citoyennes, les plus nombreux, pensent que ma candidature a un sens, qu'elle peut représenter, je crois, les valeurs, et les propositions de la gauche, qu'elle peut être celle d'un homme capable de se confronter à E. Balladur au deuxième tour de l'élection présidentielle et, éventuellement – même si les choses paraissent aujourd'hui difficiles – d'exercer la plus haute charge de l'État, ils le diront. Sur les sondages, il y a beaucoup de sondages contradictoires en ce moment. Et ils ne changent rien au fait que chez les sympathisants socialistes j'étais avant J. Lang. Donc il faut prendre tout ça avec beaucoup de prudence, et je crois qu'il faut surtout voir le sens d'une candidature et puis la façon dont les hommes et les femmes qui sont au PS vont choisir d'abord avant que ce ne soit les Français.
C. Chazal : Certains disent que le collège électoral, le mode de désignation n'est pas tout à fait juste parce qu'il est très restreint à l'intérieur du PS ?
L. Jospin : Sauf à faire des primaires. Nous serons quand même le seul parti à avoir désigné son candidat de façon démocratique en consultant l'ensemble de nos adhérents. Tous les autres collèges ont été plus restreints. Ils ont été soit des comités, soit la conscience d'un seul homme. Malgré tout, si je suis candidat c'est aussi à partir d'une détermination qui m'appartient à moi mais que je soumets à d'autres. Avoir des soutiens comme celui par exemple de M. Aubry qui est une des personnalités les plus prometteuses de la gauche en France et de la vie politique française qui a besoin de talents. Je crois que ça signifie quelque chose et ça s'ajoute à tous les témoignages qui me viennent aussi bien de lettres qu'on m'écrit, que d'hommes ou de femmes qui m'arrêtent dans la rue et qui me disent effectivement, ne vous mêlez pas des querelles internes, vous n'êtes plus dans les histoires de pouvoir au PS, vous êtes un homme libre, indépendant, socialiste, de gauche et donc dites-nous ce que vous avez à nous dire, si vous êtes désigné, on souhaite que vous soyez désigné, tenez bon !
C. Chazal : Mais est-ce que vous ne risquez pas de susciter une candidature de Radical – puisqu'ils l'ont bien dit, ils préféreraient soit H. Emmanuelli soit J. Lang – et ainsi de ne pas être présent au second tour ?
L. Jospin : Moi je garde la méthode qui était celle de F. Mitterrand en 1981. Il avait un candidat radical en face de lui à l'élection. Et quand une pression s'exerce sur nous, je crois qu'avec courtoisie mais avec fermeté, il faut y résister. C'est, je crois, ce qu'il faut faire. Et puis l'important c'est quand même de savoir. Je suis devant des millions de Français qui diront : on verra bien ce que font les socialistes et qui ils nous présentent. Puisqu'on a L. Jospin peut-être pourrait-il nous parler de ce qu'il pense. C'est peut-être de cela qu'il faut parler maintenant.
C. Chazal : Vous soutiendrez le sortant si ce n'est pas vous qui êtes désigné par le PS ?
L. Jospin : Naturellement c'est la règle. Mais je ne suis pas sûr que les choses iront dans ce sens.
C. Chazal : Un mot sur la droite. On a vu que les récents propos sur J.-M. Le Pen commençaient à diviser le clan des chiraquiens et des balladuriens. Qu'est-ce que vous en pensez ?
L. Jospin : Honnêtement, j'attends de connaître la réalité des contacts qui auraient existé entre E. Balladur et J.-M. Le Pen pour exprimer un commentaire.
C. Chazal : Éventuellement, vous aurez à affronter au second tour E. Balladur ou J. Chirac. Quelles sont vos différences avec eux ?
L. Jospin : Je crois qu'E. Balladur en particulier mesure mal que, dans ce pays – qui est le nôtre, qui est un pays prospère – on oublie de plus en plus des nôtres. Pas seulement ceux qu'on appelle les exclus. On oublie aussi les ouvriers qui représentent encore le groupe le plus important de la population. On oublie les employés, on oublie les jeunes. C'est-à-dire que la société organise, d'une certaine façon, des injustices et des exclusions. Et ce n'est pas, comme il le dit aujourd'hui, parce que les sociétés modernes provoquent de l'exclusion ou du malaise social, c'est parce que la façon dont on organise la société crée ces exclusions. Il y a eu plusieurs centaines de milliers de chômeurs en plus depuis qu'E. Balladur est au pouvoir et, pour le moment, il y a une certaine stagnation mais aussi une certaine reprise du chômage dans le dernier chiffre du chômage.
C. Chazal : C'est le signe même de l'exclusion ?
L. Jospin : Il faudra centrer nos réflexions à nouveau sur des problèmes aussi décisifs et aussi simples pour des millions de gens que le travail, le logement, et le salaire. Cela reste des questions fondamentales autour desquelles tourne la possibilité de vivre ou de ne pas vivre dignement. Il y a une sous-estimation, chez Monsieur Balladur, d'un état de violence latente, d'un état de désespoir qui existe parfois dans la société française. Quand il dit : je veux un changement sans fractures, il ne se rend pas compte qu'il y a déjà les fractures. Elles sont là ! C'est à cela qu'il faut répondre.
C. Chazal : J. Chirac est plus à gauche. Son langage vous semble plus proche du vôtre ?
L. Jospin : Le langage de Monsieur Chirac – je veux être honnête – s'explique en grande partie par la présence de monsieur Balladur et son caractère très conservateur. S'il était le représentant de toute la droite, je ne suis pas sûr qu'il s'exprimerait ainsi. Surtout, il manque de crédibilité pour porter ses propositions. Mais c'est plus intéressant que ce que l'on a entendu dire avec monsieur Balladur : au fond, des généralités. J'aimerais, le moment venu – je ne suis pas encore le candidat des socialistes – que l'on puisse proposer aux Français des choix clairs sur un certain nombre de questions. Exemple : j'avais lu que monsieur Balladur hésitait entre le septennat et le quinquennat. Maintenant il est pour un septennat non-renouvelable, Ce qui veut dire que rien ne va changer sur ce point. Les Français ont dit qu'ils souhaitaient des mandats plus courts. C'était une des façons par lesquelles ils pouvaient retrouver confiance dans leurs responsables, et les contrôler plus souvent. Monsieur V. Giscard d'Estaing avait presque fait une réforme dans ce sens. Elle s'est arrêtée à l'Assemblée et au Sénat. F. Mitterrand avait dit qu'il le ferait, il ne l'a pas fait. On sait déjà que monsieur Balladur ne le fera pas. Pour ce qui me concerne, je suis pour le quinquennat, je le ferai passer, et je l'appliquerai à moi-même. Voilà un changement net, et il y en aura bien d'autres sur lesquels on pourra discuter.