Interview de M. Edouard Balladur, Premier ministre et candidat à l'élection présidentielle de 1995, dans "Le Monde" du 19 avril 1995, sur la campagne électorale, la situation sociale et les différences entre ses propositions et celles de J. Chirac (qui portent sur "La méthode et la conception de la politique").

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Le Monde : Ne regrettez-vous pas d'être entré tardivement en campagne électorale ?

Édouard Balladur : Non. J'ai toujours pensé qu'étant Premier ministre je devais assumer jusqu'au bout et complètement ma fonction. Comme on me reproche déjà de trop faire campagne, que n'aurait-on dit si j'avais commencé dès le mois de janvier !

À l'approche du scrutin, il était en partie logique que je sois perçu comme le « sortant ». De plus, en janvier et février, mon gouvernement a rencontré des difficultés qui, même si elles n'ont pas toutes été de mon fait, ne m'ont évidemment pas aidé.

Cela étant, je demeure tout à fait confiant, car je crois que ce qui compte, d'abord et avant tout, c'est la crédibilité des candidats et celle de leur projet. Même s'il veut un profond changement – et il a raison de le vouloir –, le peuple français n'est pas prêt à croire toutes les promesses qu'on lui fait actuellement.

Le Monde : Cette aspiration au changement, avez-vous su y répondre ? Dans un premier temps, vous avez plutôt fait campagne sur votre bilan et, en changeant de position sur la question des salaires ou celle des retraites, vous avez donné l'impression d'être à la traîne d'autres candidats…

Édouard Balladur : Ce n'est pas exact : il n'y a pas eu d'infléchissement de mes positions. Par exemple, dans le domaine des salaires, j'ai toujours été opposé aux mesures générales, autoritaires et systématiques. Le problème doit se régler au cas par cas : les entreprises qui le peuvent doivent évidemment associer les salariés à leur expansion. Il est normal que l'on discute du partage des fruits de la croissance, je l'ai moi-même proposé. Faut-il que la croissance soit préservée et non pas mise à mal. Si l'accumulation des promesses démagogiques faisait disparaître la croissance retrouvée, il n'y aurait plus rien à partager. Voilà l'enjeu.

L'aspiration au changement, je suis le premier à la mesurer, mais mon souci est de permettre aux Français d'être en état de choisir.

Et, pour choisir, il faut qu'ils puissent comparer les projets et les attitudes, et leurs conséquences. J'ai insisté sur ce qui est ma conviction profonde : la croissance retrouvée nous permet de faire mieux, mais contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire, elle ne nous autorise pas à tout nous permettre, ni à tout promettre.

Le Monde : Vous disiez que le seul vrai débat est entre la droite et la gauche. Maintenant, vous vous préparez à affronter un autre candidat de la majorité au second tour…

Édouard Balladur : Je disais cela lorsqu'on m'expliquait qu'un débat de société nous opposait à l'intérieur de la majorité. Je trouvais cela saugrenu de la part d'une majorité qui avait voté massivement toutes les réformes, profondes et nombreuses, que je lui avais proposées.

Le Monde : Si ce n'est pas un débat de société, qu'est-ce qui vous oppose à Jacques Chirac ?

Édouard Balladur : Le débat porte sur la méthode et sur la conception de la politique. Je ne peux pas prendre de meilleur exemple que celui de l'acceptation ou du refus de la démagogie. Je ne fais à personne, même pas à M. Jospin, le reproche de n'être pas partisan de la liberté, de la justice, etc. ; mais dire, par exemple, que l'on n'a pas besoin de maîtriser les dépenses de santé et que la croissance pourvoira à elle seule à combler les déficits, que ce n'est pas la peine de demander aux professions médicales d'y contribuer, c'est tenir un discours qui n'est pas responsable.

Dire que le problème des salaires peut se régler de façon générale et systématique, promettre des subventions et des allocations nouvelles à tous, c'est créer un climat de laisser-aller et de facilité, comme si tout pouvait être fait à la fois. Cela contribue à entretenir le climat social que l'on connaît aujourd'hui et qui risque de casser la croissance et de freiner les créations d'emplois. Cela n'est pas responsable, surtout si l'on y ajoute une polémique avec la Banque de France, qui – et elle a raison – veut préserver la stabilité monétaire afin de lutter contre l'inflation et pour l'emploi.

Le Monde : Dans les conflits sociaux de la semaine passée, voyez-vous une part de manipulation ? Certains jouent-ils les pyromanes ?

Édouard Balladur : De la manipulation, non. Tout le monde sait que les sorties de crise sont toujours délicates. De l'irresponsabilité de la part de certains responsables politiques, oui. Prenons garde : les effets sociaux et moraux de la déception seraient terribles !

Le Monde : N'y a-t-il pas débat, quand même, entre M. Chirac et vous, sur l'opportunité de certaines réformes ?

Édouard Balladur : Tout est affaire de rythme et de délai. Souvenez-vous, pour en rester à ce dossier des rémunérations, que c'est moi, il y a quatre ans, qui ai été le premier à mettre en valeur la faiblesse en France des salaires réels et à proposer leur augmentation grâce à la baisse des charges.

Le Monde : Il y a beaucoup de réformes que vous préconisiez en d'autres temps et que vous avez abandonnées en chemin : celle du salaire direct, précisément, ou celle de la baisse de l'impôt sur le revenu…

Édouard Balladur : Non, les charges sociales, je les ai baissées fortement et j'ai proposé que l'on poursuive cet effort. Ensuite, que ces baisses soient utilisées pour l'emploi ou pour les salaires directs est affaire d'opportunité. En période de chômage très élevé, j'ai évidemment estimé que la priorité devait aller à une réduction du coût du travail non qualifié. Quant à l'impôt sur le revenu, j'en ai engagé la réforme, même si celle-ci a dû être interrompue, cette année, pour des raisons budgétaires.

Le Monde : Vous ne proposez plus une réforme du financement de la protection sociale…

Édouard Balladur : Non, et cela délibérément. J'estime que dans le climat actuel, il faut privilégier la baisse des déficits. Je redoute beaucoup qu'à substituer un type de financement à un autre on donne à croire à tout le monde qu'il n'y a pas d'effort à entreprendre et qu'on trouvera toujours toutes les recettes pour financer toutes les dépenses, sans effort. Faut-il ou pas choisir la facilité, qui risque de tout casser ? C'est l'enjeu de cette élection.

Le Monde : Vous êtes donc opposé à l'idée d'avoir recours à la TVA ou à la CSG ?

Édouard Balladur : En tout cas, pas tout de suite. Ce n'est pas le moment de lancer le débat. Pour commencer, remettons de l'ordre dans les comptes ! Je ne suis pas de ceux qui pensent qu'avec 1 point de plus de CSG tous les deux ans tout ira très bien. Il ne faut pas faire croire que tout va être facile parce que la croissance est revenue.

Le Monde : Si M. Chirac a pris le dessus, n'est-ce pas parce qu'il donne le sentiment de vouloir ouvrir des portes nouvelles, alors que vous paraissez, vous, les laisser fermer ?

Édouard Balladur : C'est vite dit. Je pourrais vous dresser la liste des portes que j'ai ouvertes. Vous savez que les réformes engagées ont été nombreuses. Et que j'en propose de plus nombreuses encore.

Le Monde : Il y a eu beaucoup de reculs.

Édouard Balladur : Évidemment, il y en a eu. Il m'a paru qu'il valait mieux composer qu'aller au pire. Quel gouvernement n'a-t-il pas dû reculer, depuis quinze ans ? Mais l'important, c'est la conception que l'on a du rôle de l'État. Ma conviction, c'est que celui-ci n'a pas forcément raison contre les citoyens, même si je suis attaché, autant que quiconque, et peut-être même davantage, à l'autorité de l'État.

Le Monde : Êtes-vous hostile à un « coup de pouce » en faveur du SMIC ?

Édouard Balladur : Mais non, pas nécessairement ! Année après année, cela dépend. Il faut voir. Ces deux années, je n'ai pas fait ce choix parce que, ayant baissé les charges, je voulais d'abord que les entreprises embauchent le plus possible ; mais cela peut devenir nécessaire plus tard, il ne faut pas être dogmatique sur le sujet.

Le Monde : Quelles sont les réformes prioritaires que vous préconisez ?

Édouard Balladur : Il y en a de nombreuses, qu'il faut absolument engager. Il faut, par exemple, donner un vrai sens au premier cycle universitaire, à ses débouchés : voilà une urgence. Il y a, encore, le problème des banlieues, qui est un concentré de toutes les difficultés de notre société : celles de l'habitat ; celles de l'intégration de communautés différentes, alors que le creuset républicain marche moins bien ; celles du chômage, de l'insécurité, de la formation, de la drogue – qui, me dit-on, permet, dans certains quartiers, de maintenir un minimum d'équilibre économique.

Le Monde : Il reste que M. Chirac, avec son propos contre la fracture sociale, avec son projet de création d'un contrat initiative-emploi, donne l'impression d'avoir un projet social…

Édouard Balladur : Vous savez ce que signifie ce nouveau contrat que l'on nous propose ? Un chef d'entreprise ne voudra plus embaucher personne qui ne soit pas depuis plus d'un an au chômage. C'est totalement inefficace, cela créerait très peu d'emplois et serait très coûteux. Moi, je propose de cibler les dispositifs d'aide à l'emploi sur les personnes en grande difficulté, sur les chômeurs en fin de droit, les RMIstes et les jeunes…

Le Monde : Quel est votre projet social ?

Édouard Balladur : Je pourrais le résumer en disant que je propose d'abord au pays un pacte pour l'emploi. J'ai écrit en ce sens aux partenaires sociaux pour leur demander de réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour réduire le nombre des chômeurs au moins de deux cent mille par an. C'est une méthode à laquelle je tiens.

Faut-il davantage de baisses des charges sociales ? Faut-il les transférer de l'entreprise vers le consommateur ou vers le détenteur de capital ? On retrouve là le problème du financement de la protection sociale. Je suis prêt à examiner toutes les propositions pour qu'à échéance de cinq ans nous parvenions à réduire le taux de chômage aux alentours de 6 % à 7 %. C'est une ambition considérable, qui passe par une politique beaucoup plus dynamique en faveur de la jeunesse, pour sa formation, son apprentissage, son entrée dans la vie active…

Le Monde : Et pour les salariés ?

Édouard Balladur : Ils sont 80 % de la population : des salaires plus élevés chaque fois que c'est possible, un emploi plus abondant, une meilleure formation, le développement de l'intéressement et de la participation. De façon plus générale, je suis partisan d'une société plus souple où personne ne soit enfermé dans une catégorie. C'est la raison pour laquelle je tiens beaucoup à mon projet de « deuxième chance », qui doit permettre à chacun de reconstruire sa vie, s'il le souhaite.

La formation continue est prévue par les lois de 1970, mais elles ne règlent pas deux problèmes : quel revenu assure-t-on à celui qui veut entreprendre une nouvelle formation, parce qu'il s'aperçoit, à trente-cinq ou quarante ans, qu'il est mal orienté ? Et doit-il rompre le lien qui le rattache à son entreprise ? Mon projet comprend donc deux novations puisqu'il prévoit une garantie de ressources et le maintien dans l'entreprise.

Je voudrais une société plus mobile. C'est ma conception de la liberté et de la justice : chacun doit être aussi libre de ses choix qu'il est possible.

Le Monde : Toutes ces propositions dessinent-elles, dans votre esprit, un pacte social ?

Édouard Balladur : Pacte social, oui, mais il faudrait des interlocuteurs avec lesquels conclure. Je l'ai tenté à plusieurs reprises.

Le Monde : Dans le climat social actuel, on les entend de nouveau…

Édouard Balladur : Oui, mais dans le désordre, et c'est un vrai problème. J'ai toujours pensé que la droite commettait une très lourde erreur en prônant la division syndicale.

Le Monde : Le patronat n'a jamais vraiment voulu jouer le jeu avec vous.

Édouard Balladur : Vous pensez ?… Cependant, la croissance est de retour, et l'on se remet à créer des emplois dans les entreprises. C'était mon souhait. Il faudra aller plus loin.

Le Monde : [texte manquant]

Édouard Balladur : Oui, mais à titre volontaire, et sans que cela remette en cause notre système par répartition.

Le Monde : Sur la monnaie unique, vous vous distinguez des autres candidats…

Édouard Balladur : Heureusement !…

Le Monde : … en préconisant que la France fasse tout pour satisfaire aux critères de convergence dès 1997. Vous savez que ce sera impossible, sauf à prendre des mesures draconiennes.

Édouard Balladur : Impossible, non. La France remplit déjà quatre des cinq critères de convergence. Concernant le dernier, la réduction des déficits publics, nous serions en deçà de l'objectif d'une trentaine de milliards de francs. On peut donc l'atteindre, même s'il n'est pas question, naturellement, de mettre le pays à feu et à sang pour y parvenir !

Avec les désordres monétaires actuels, la monnaie européenne est une absolue et urgente nécessité pour nos producteurs et nos exportateurs, même si elle ne résoudra pas tout. Retarder l'échéance, c'est risquer de casser le grand marché européen et la croissance. Demandez aux agriculteurs, demandez aux industriels du textile, par exemple…

Le Monde : Cela ne réglera pas tout, dites-vous…

Édouard Balladur : Évidemment, parce que même si nous créons la monnaie européenne, cela ne réglera qu'une partie du problème, des monnaies restant en dehors, sans parler du problème du dollar.

Vous savez que je n'ai jamais varié sur cette question : il faut également remettre de l'ordre dans le système monétaire international. Le GATT, c'est, évidemment, un progrès, mais encore faut-il en respecter l'esprit, car, si de brutales variations monétaires, plus ou moins voulues, détournent les courants commerciaux, il faudra bien s'interroger sur la valeur de l'accord de Marrakech et en rediscuter.

Le Monde : Avez-vous fait part de vos inquiétudes aux autorités américaines ?

Édouard Balladur : J'ai écrit à ce sujet au président de la Commission européenne.

Le Monde : Trouvez-vous normal qu'on célèbre la fin de la Seconde guerre mondiale à Moscou, étant donné la manière dont les Russes se comportent en Tchétchénie ?

Édouard Balladur : Les méthodes soviétiques ne valaient pas mieux, et l'on a quand même célébré la victoire avec les Russes en 1945… Quant à la Tchétchénie, nous avons fait ce que nous devions en mettant fermement en garde les Russes, en envoyant une mission de l'Union européenne.

Le Monde : On ne vous a pas entendu beaucoup vous exprimer sur les thèses de M. Le Pen…

Édouard Balladur : Vraiment ?... Je suis l'objet d'une campagne insidieuse et insistante, dont vous connaissez très bien l'origine : elle est programmée et orchestrée à coups de rumeurs et de fausses nouvelles. Je considère que ce qui compte, ce sont les actes, pas les discours. Sous mon gouvernement, il y a eu une action antiraciste qui n'avait jamais été menée à ce niveau auparavant.

On a mis sur le chantier un nouveau projet de loi contre le racisme, qui aggrave les peines et allonge la prescription. On a mis en place des commissions départementales de lutte contre le racisme. On a créé une commission nationale, qui réunit régulièrement les représentants de toutes les associations. J'ai présidé moi-même, il y a quelques semaines, la Commission nationale consultative des droits de l'homme. M. Paul Bouchet a déclaré, spontanément, qu'aucun gouvernement n'avait apporté une aide aussi active au fonctionnement de sa commission. Que faire et que dire de plus ? Je n'ai ni leçon à recevoir ni justification à donner. Qu'est-ce que vous voulez que je fasse et que je dise de plus ?

En 1988, pour qui les électeurs du Front national ont-ils voté ? Pour M. Mitterrand et pour M. Chirac. Aucun des deux n'a protesté.

Le Monde : Les écologistes et l'extrême droite, dont l'apport peut être important au second tour, réclament l'instauration d'au moins une dose de proportionnelle pour l'élection de l'Assemblée nationale. Leur donnerez-vous satisfaction ?

Édouard Balladur : Un certain nombre de socialistes font la même demande, d'ailleurs… Je n'y suis pas favorable. Il faut préserver nos institutions.

Le Monde : Pensez-vous que la France ait des devoirs particuliers vis-à-vis des juifs ?

Édouard Balladur : Il faut comprendre leur extrême sensibilité. Ce n'est pas en terre musulmane ni bouddhiste qu'ils ont subi le martyre, mais dans de vieux pays chrétiens. Nous ne pouvons pas l'oublier. Cela nous crée un devoir de mémoire vis-à-vis de tous et un devoir vis-à-vis d'Israël. C'est la raison pour laquelle j'ai, il y a cinq ans, et au nom de l'opposition de l'époque, condamné l'entreprise de Saddam Hussein, la plus dangereuse menée contre Israël !

Le Monde : Vous expliquez que nul n'est propriétaire de ses voix. Est-ce à dire que vous ne feriez pas de déclaration, avant le second tour, au cas où les électeurs ne vous accorderaient pas le droit d'y participer ?

Édouard Balladur : J'en ferais, si tel était le cas, mais ce ne sera pas le cas.

Le Monde : Pourquoi privilégiez-vous, dans vos attaques, Jacques Chirac par rapport à Lionel Jospin ?

Édouard Balladur : Il me semble qu'il agit de même, je ne l'ai guère entendu s'en prendre à M. Jospin. Le problème est de savoir qui est en mesure d'assurer le redressement durable de la France. C'est là que l'affaire va se jouer : sur le terrain de la vérité du langage et de la crédibilité du caractère.