Interview de M. Bernard Kouchner, secrétaire d'Etat à la santé, dans "L'Express" le 15 octobre 1998, sur la commercialisation et la prise en charge du Viagra, médicament contre l'impuissance masculine.

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Média : Emission Forum RMC L'Express - L'Express

Texte intégral

Question
En quoi l'arrivée du Viagra bouleverse-t-elle les rapports amoureux ?

Bernard Kouchner
– Soyons honnête. Cette molécule est une formidable performance pharmacologique, en même temps qu'une vraie découverte. À certains égards, c'est même un médicament symbole, le plus significatif du tournant de ce siècle. Mais je dis aussi qu'il faut faire attention. Nous risquons de transformer un symptôme en une maladie. C'est déjà le cas pour l'insomnie ou la dépression. Nous sommes le pays du Prozac ou du Témesta. Allons-nous devenir demain le pays du Viagra ? Ce serait très préoccupant. La dysfonction érectile constitue tout de même l'une des caractéristiques des fragilités propres à l'homme.

Question
Vous semblez bien pessimiste.

Bernard Kouchner
– Non, juste lucide. Ce mois-ci, on parle du Viagra. Mais, demain, on nous annonce des molécules pour lutter contre la chute des cheveux, les rides, l'obésité… Je crains que ne s'installe, à terme, une pharmacodépendance, et que ne se multiplient ainsi des traitements de qualité de vie, bien loin des médicaments classiques.

Question
Tout de même, le Viagra va peut-être permettre enfin d'aborder des questions qui restaient taboues.

Bernard Kouchner
– Détrompez-vous ! La demande du patient se fera au détour d'une phrase, dans un coin de porte à la fin de la consultation. Quant aux médecins, ils prescriront au contraire du Viagra justement pour ne plus avoir à parler avec leurs patients. Ce qui est dramatique. Où sont les femmes dans cette affaire ? L'amour ne se ferait-il plus à deux ?

Question
On vous sent un peu amer. Pourtant, le Viagra ne sera pas remboursé. Il ne coûtera donc pas si cher à la collectivité.

Bernard Kouchner
– Et les 50 000 consultations attendues dans les trois mois ? Et les consultations secondaires, les examens de contrôle ? Oui va les rembourser, sinon la Sécurité sociale ? Il y a quand même une certaine ambiguïté, de la part du laboratoire, à ne pas demander de remboursement tout en expliquant qu'il s’agit d'un médicament efficace et vraiment nouveau. Tout cela peut introduire une disparité économique entre les patients. Je ne pense pas que ce soit une bonne chose.