Interview de M. Edouard Balladur, Premier ministre et candidat à l'élection présidentielle de 1995, à "Nice-Matin" le 6 mars 1995, sur les grandes lignes de son programme et les "réformes profondes" à mener à bien.

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Média : Nice matin - Presse régionale

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Marc Chevanche : Monsieur le Premier ministre, les sondages sont aujourd'hui moins favorables qu'hier au candidat que vous êtes. Comment expliquez-vous cette situation nouvelle et vous paraît-elle rendre nécessaire une inflexion de votre campagne ?

Édouard Balladur : Certains, qui devraient faire peu de cas décès sondages, semblent aujourd'hui en redécouvrir les vertus. Je constate aussi que j'ai le « privilège » de concentrer toutes les critiques, de gauche comme de droite. Sans doute, parce que j'exerce la responsabilité du pouvoir depuis deux ans, mais aussi parce que l'on voudrait laisser croire que le bilan de quatorze années de socialisme m'incombe. Cette dernière affirmation n'a évidemment pas grand sens. Devrais-je alors, dans ces conditions, infléchir le sens de ma campagne ? Je ne le crois pas. Le projet que j'ai défini « une France plus forte et plus prospère », « une société plus juste », la volonté de lutter contre les inégalités et le souci d'élargir les libertés des Français, demeure le même.

La question est : qui est le plus capable de porter ce projet ? Il s'agit de rendre l'espoir aux Français, un espoir raisonnable, pas fondé sur des illusions.

Je souhaite proposer aux Français une grande ambition. Je souhaite engager la France dans de profondes réformes, mais dans la paix civile et après avoir exploré les voix du dialogue. La France a besoin de tout le monde. Le futur président doit pouvoir rassembler.

Jean-Louis Gombeaud : On parle aujourd'hui de « fracture sociale » et il y aurait pour certains « deux France ». Partagez-vous cette vision pessimiste, voir catastrophique, de la société française ?

Édouard Balladur : Il y a fracture quand il n'y a plus de dialogue et qu'on en vie à méconnaître les problèmes de l'autre. Est-ce là ma vision de la France ? Non. Pour moi, il n'a pas deux France, il ne devra jamais y avoir deux France, il y a une seule France, que nous devons bâtir ensemble. Cela ne veut pas dire que je ne suis pas conscient des difficultés que notre pays traverse, que connaissent tous les jours un trop grande nombre d'hommes, de femmes, d'enfants, de familles aujourd'hui en France. Cela veut dire que je crois en la seule méthode moderne d'action, le dialogue. Les Français aussi y croient. La preuve, c'est qu'ils ont participé à tous les débats lancés depuis deux ans, en France, débat sur l'aménagement du territoire, sur la rénovation de l'école, sur la politique culturelle, sur les mesures à prendre pour rendre espoir à la jeunesse… Je vois aussi la solidarité dont les Français font preuve tous les jours. Je suis allé tout récemment dans le Morbihan, après les inondations dont un grand nombre de nos concitoyens ont été victimes. Ce n'est qu'un exemple, mais il est significatif de l'entraide et de la solidarité dont les Français sont capables.

La France se ressent encore de la crise économique très grave dont nous commençons à sortir. Ne simplifions pas les choses de façon brutale et théorique. Notre avenir passe par la concorde et la tolérance, par des réformes engagées ensemble et pour tous.

Jean-Louis Gombeaud : Que la société française soit « fracturée », ou non, chacun s'accorde à dire que durant les deux septennats socialistes, les inégalités sociales ont été creusées. Entendez-vous – s'il y a lieu – rétablir l'égalité des chances et par quels moyens ?

Édouard Balladur : L'égalité des chances est un objectif prioritaire du projet que je propose aux Français pour les années à venir.

Rétablir l'égalité, c'est assurer aux jeunes générations une éducation adaptée aux besoins de la société de demain. Cela commence à l'école dans le primaire. Le nouveau contrat pour l'école que nous avons élaboré nous donne une idée précise du travail à accomplir. Je souhaite, dans ce cadre, que chaque enfant puisse être initié aux disciplines artistiques, que le développement des enseignements sportifs et culturels soit prévu dans le primaire. Il s'agit pour nous de donner les moyens à nos enfants de s'épanouir, de les aider à trouver leur voie. Rétablir l'égalité c'est préparer l'université à faire face efficacement aux défis de demain. L'université de l'an 2000 devra accueillir 2 500 000 jeunes. Le développement des bourses et des prêts étudiants doit favoriser l'accès à l'enseignement supérieur. Je propose aussi de revaloriser les filières techniques qui doivent dispenser une formation plus adaptée à l'économie et d'ouvrir ces filières sur l'entreprise. Rétablir l'égalité des chances c'est enfin assurer une liberté de choix, plus tard dans la vie professionnelle. Je propose le « droit à la seconde chance », un droit à une formation pouvant aller jusqu'à trois ans, permettant d'accéder à une qualification pendant la vie active. Chacun doit être libre de choisir son parcours.

Le chômage n'est plus une fatalité

Cette liberté de choix n'a de sens que dans une société en croissance économique où le chômage n'est plus une fatalité. Retrouver le chemin de l'emploi est l'un des objectifs que je me suis fixé. C'est évidemment une condition de la réussite. Je propose qu'à chaque jeune de moins de 20 ans soient offerts, dans les cinq années à venir, un stage, une formation ou un emploi. Je souhaite que toutes les filières d'apprentissage soient exploitées. Vous le savez mon but est de faire baisser le nombre de chômeurs de 200 000 par an. C'est-à-dire d'un million en cinq ans. Mais la formation n'est pas la seule condition pour réussir l'égalité des chances. La deuxième condition, indispensable pour la France, c'est le maintien de notre système de protection sociale.

Au cours des deux années écoulées, nous avons sauvé le système des retraites et commencé à maîtriser les dépenses de l'assurance maladie. Ces deux mesures étaient nécessaires pour préserver la sécurité sociale. Il faut continuer dans cette voie de la maîtrise des dépenses de santé, notamment grâce à la réforme de l'hôpital. Il faut aussi adapter notre protection sociale aux nouveaux besoins de la société, par exemple en généralisant l'allocation de libre choix pour le maintien à domicile des personnes âgées.

La troisième condition, enfin, est l'aménagement du territoire. Une loi d'orientation a été votée. Il faut maintenant suivre sa mise en place. Une adaptation de la fiscalité locale complétera ce dispositif.

Marc Chevanche : Les Français connaîtraient un double désarroi : celui de craindre pour leurs retraites et celui de douter pour l'avenir de leurs enfants. Ces craintes vous paraissent-elles fondées ?

Édouard Balladur : C'est parce que les Français étaient inquiets qu'il a été du devoir du gouvernement d'apporter des réponses dès avril 1993. Nous avons ainsi sauvé le régime de retraites par répartition : nous avons engagé une réforme que les gouvernements précédents savaient nécessaires mais n'avaient pas osé entreprendre. Cette réforme a été accomplie sans dévaloriser le pouvoir d'achat des retraités, au contraire. La loi que nous avons fait voter nous fixe rendez-vous en 1996. Ce sera l'occasion de faire le bilan de cette réforme, d'analyser l'évolution de la croissance économique pour en faire bénéficier les retraités. Le maintien du pouvoir d'achat de ceux qui ont contribué par leur travail à faire avancer la France est pour nous une obligation.

Nous avons également rénové l'école. C'est là que l'avenir se bâtit. Après avoir fait face à la croissance des effectifs, notre système éducatif devait apporter des réponses plus adaptées aux besoins des enfants. Une large concertation a été engagées, des tables rondes organisées dans les établissements. Toutes les parties prenantes ont été consultées. Le nouveau contrat pour l'école est né du dialogue et du consensus. Il donne à tous les enfants des chances plus égales face à la vie. L'accent est mis sur l'apprentissage des enseignements fondamentaux (maîtrise de la langue, lecture, calcul, méthodes de travail). Les élèves qui connaissent des difficultés sont particulièrement soutenus. C'est l'école de l'égalité des chances qui a été fondée ensemble ans un esprit de justice et de solidarité, dans le souci d'une plus grande ouverture sur les nouvelles technologies et sur la vie professionnelle.

Je ne suis pas de ceux qui pensent que par référendum, c'est-à-dire par OUI ou par NON, on peut imposer aux jeunes et aux enseignants une réforme qu'ils refuseraient. C'est le contraire du dialogue.

Marc Chevanche : Les couches moyennes ont le sentiment de porter l'ensemble du fardeau de toutes les mesures contre les inégalités. Comment comptez-vous dissiper ce sentiment ?

Édouard Balladur : Une société est un corps solidaire dont on ne traite pas les membres séparément. Les Français sont légitimement attachés à un modèle social que beaucoup de pays nous envient. Il reste qu'il faut prendre des mesures pour rendre la vie plus facile des Français que leurs revenus classent dans ce que vous appelez les couches moyennes. En particulier, il est légitime que les Français profitent des fruits de leur travail. Ainsi, je propose d'exonérer les successions de moins de 500 000 F, pour que les enfants puissent profiter pleinement de ce que leurs parents leur ont légué.

Je propose de faciliter l'acquisition d'une résidence principale en ramenant les droits de mutation à 5 % maximum. Je propose d'aider les ménages, les jeunes notamment, à devenir propriétaires de leur premier logement en leur octroyant une prime dont le montant pourrait atteindre 60 000 F.

Je propose d'alléger et de réformer l'impôt sur le revenu de telle sorte que certains allégements qui ne profitent qu'à quelques-uns soient remplacés par un allégement général qui profitera tout particulièrement aux classes moyennes. Je propose enfin que l'on développe l'intéressement et la participation dans l'entreprise, au bénéfice des salariés. C'est par toutes ces mesures que nous contribueront à rendre notre société plus humaine.

Jean-Louis Gombeaud : Vous êtes, parmi les candidats, celui qui insiste tout particulièrement sur l'impérieuse nécessité de réduire les déficits et notamment sociaux. N'est-ce pas contradictoire avec une grande « ambition » sociale ? Le plafonnement des dépenses maladie, par exemple, n'est-il pas en outre « politiquement risqué » ?

Préserver le système de protection sociale

Édouard Balladur : Aujourd'hui, faire preuve d'une « grande ambition sociale », c'est vouloir préserver le système actuel de protection sociale, en accroître l'efficacité tout en évitant d'augmenter les prélèvements sociaux. C'est lutter contre le chômage. Voilà la première des ambitions sociales. Or, l'augmentation des prélèvements, si on laisse augmenter les déficits, conduira nécessairement à l'augmentation du chômage. C'est pourquoi j'insiste sans relâche sur la nécessité de réduire les déficits publics. C'est vrai pour l'État comme pour les comptes sociaux. Le déficit budgétaire, qui était à mon arrivée au gouvernement de 342 milliards de francs – le double du chiffre annoncé par les socialistes ! – a baissé de 65 milliards de francs. Nous avons réduit le train de vie de l'État. Il nous faut maintenir l'équilibre de nos comptes, et ne pas augmenter les prélèvements obligatoires. Les augmenter, c'est un frein à la consommation, à l'embauche et donc à l'activité et aussi à l'emploi. Pour les déficits sociaux, nous nous sommes engagés sur la voie de la maîtrise médicalisée des dépenses de santé. Ce plafonnement, dont vous parlez, a été négocié dans la concertation. On sait aujourd'hui que, dépenser plus ne veut pas dire soigner mieux. Toutes les professions de la santé se sont engagés à respecter des objectifs que nous avons définis ensemble, dans a concertation. Il faut continuer dans cette voie, et envisager maintenant une réforme des structures hospitalières. L'ensemble de ces adaptations nécessaires ne peuvent aboutir que par le dialogue, la concertation, l'engagement mutuel, précisément par la méthode contractuelle que je défends aujourd'hui. Cette maîtrise réaliste des déficits publics et sociaux est le corollaire de la lutte contre le chômage et du maintien de notre système de protection sociale. J'ai pleine confiance dans l'esprit de responsabilité des Français. Ils le savent : tout permettre à tous, sous prétexte qu'on est en campagne électorale, c'est rendre un mauvais service à la France et aux Français.

Marc Chevanche : Nous vous paraît-il pas curieux que le thème de l'immigration, qui était très présent dans les campagnes électorales précédentes, paraisse aujourd'hui absent ? En conclurez-vous que la question est pratiquement résolue, ou qu'il n'y a rien de plus ni de mieux à faire que ce qui a été entrepris jusqu'à présent ?

Édouard Balladur : Les Français ont aujourd'hui pris la mesure véritable de ce problème. Ils ont conscience que les décisions en 1933, avec la réforme du code de la nationalité, trop longtemps différée, elles concernant la lutte contre l'immigration clandestine ont été prises, qu'elles sont appliquées et que les premiers résultats sont là.

De quoi s'agit-il, au fond : il s'agit de trouver un équilibre entre la tradition généreuse de la France, qui est une valeur fondatrice de la République et la capacité d'intégration de la Nation. Or, depuis quinze ans, cet équilibre est rompu. Nous nous sommes engagés à le rétablir. Nous avons développé les moyens d'insertion et d'intégration pour tous ceux, sans exclusive, qui vivent régulièrement une lutte contre les détournements de procédure et contre l'immigration irrégulière. Pour qu'une politique d'immigration soit efficace, elle doit s'accompagner d'une véritable politique d'aide économique au développement des pays les plus défavorisées. C'est tout le sens de notre action en faveur de l'Afrique, de son développement, de sa stabilité.

Marc Chevanche : On pourrait formuler… la même question à propos des problèmes de sécurité. Feriez-vous la même réponse ?

Édouard Balladur : À mon arrive en 1993, la France connaissait une aggravation de toutes les formes de délinquance. En dix ans, de 1983 à 1993, la criminalité et la délinquance avaient augmenté de 60 %.

Qu'avons-nous fait ? Nous avons engagé des réformes fondamentales : le code de procédure pénale a été révisé, la procédure de mise en examen a été réformée, les contrôle d'identité ont été révisé, la procédure de mise en examen a été réformée, les contrôle d'identité ont été rétablis, dans un cadre préventif et dissuasif, respectueux des droits et libertés fondamentaux. Dans le même temps, nous avons mis à la disposition de la justice, de la police et de la gendarmerie les moyens nécessaires pour mener à bien leurs missions. Charles Pasqua a joué, pour y parvenir, un rôle actif et efficace. Pierre Méhaignerie s'y est employé de son côté. Trois lois d'orientation ont été votées et prévoient un accroissement des effectifs présents sur le terrain.

Nous sommes sur la bonne voie

Ces réformes ont déjà commencé à porter leurs fruits : en 1994, pour la première fois depuis 7 ans, la délinquance sur la voie publique a régressé de 2,4 %.

En sommes, nous sommes sur la bonne voie. Le redressement a commencé, le chômage régresse, de profondes réformes ont été mises en œuvre.

L'espoir revient. Il faut l'amplifier, proposer à notre pays un projet ambitieux, rendre l'espoir aux Français. Le mieux est nécessaire, il est possible. Nous sommes prêts à rassembler tous les Français pour y parvenir. C'est tout le sens de cette élection : l'espoir, la confiance, le rassemblement le plus large possible, dans la tolérance.

Jean-Louis Gombeaud : Sur l'emploi, considérez-vous que vous avez gagné votre pari de 1993 ?

Édouard Balladur : en 1993, le chômage augmentait de 30 000 personnes par mois et tous les experts prévoyaient que ce rythme serait encore de près de 20 000 par mois an 1994.

Je n'ai pas fait de promesses, je me suis donné comme objectif la stabilisation du chômage.

Aujourd'hui, la stabilisation est acquise et la décrue est amorcée. 40 000 chômeurs de moins sur les quatre derniers mois, c'est la baisse la plus importante enregistrée depuis 1988.

Mais surtout, la baisse du chômage des jeunes est maintenant bien engagée et le chômage de longue durée a diminué en janvier, pour la première fois depuis 1990.

Incontestablement, la politique de retour de la croissance et la politique de l'emploi que nous menons depuis deux ans commencent à porter leurs fruits.

Ces résultats sont évidemment encore trop modestes mais ils montrent que la voie choisie était la bonne.

Mon objectif c'est de réduire de 200 000 par an le nombre des chômeurs au cours des cinq prochaines années. Il suffirait de reproduire chaque mois la baisse du mois de janvier.

Pour y arriver, il n'existe pas une solution. Il faut à la fois que la croissance soit là et que des mesures soient prises pour favoriser l'emploi.

La croissance est là. En 1995, la France devrait avoir la meilleure croissance des pays européens. Pur l'emploi, nous devons poursuivre l'allègement des charges sociales, favoriser l'embauche des chômeurs en fin de droit, développer les emplois de service et améliorer la formation et l'apprentissage. Il faut donc, comme nous l'avons fait depuis deux ans, une vraie politique de l'emploi.

Ce sont les actes qui comptent.