Interview de Mme Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, et M. Georges Jolles, vice-président du CNPF, à Canal+, le 9 septembre 1998, sur la réduction du temps de travail, notamment en terme de coût et de création d'emplois, le pouvoir d'achat des salariés et la position de la CFDT sur la signature des accords de branche sur les 35 heures.

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Média : Canal Plus - Emission Nulle part ailleurs - Télévision

Texte intégral

Guillaume DURAND : Monsieur Jollès du CNPF nous rejoint. Donc, je vous montre ce numéro du PARISIEN... Bonsoir.

Georges JOLLES : Bonsoir.

Guillaume DURAND : Donc consacré aux classes moyennes qui choisissent effectivement Lionel Jospin mais renâclent à croire à la solution des 35 heures. Pour moi, il y a trois questions. Pour tous les gens qui nous regardent il y a trois questions essentielles. Est-ce que c'est vraiment faisable sans perte de salaire ? C'est une des questions qui se posent. Est-ce que c'est un bienfait pour la civilisation ? On va commencer par la question qui inquiète plus les gens : est-ce que c'est vraiment efficace contre le chômage ? Est-ce que ça peut l'être ou est-ce qu'on a déjà perdu la bataille ? Madame Notat.

Nicole NOTAT : Non. Les batailles qu'on perd c'est celles qu'on n'engage pas. Donc il faut mener à son terme, dans de bonnes conditions, la réduction de la durée du travail pour, une fois faite, vérifier l'impact qu'elle aura sur l'emploi, sur la lutte contre le chômage.

Guillaume DURAND : Mais on n'en n'est pas sûr, ce n'est pas la panacée ?

Nicole NOTAT : Attendez. Ce n'est pas la panacée. Les gens qui se disent, j'ai la solution magique, j'ai ma baguette, c'est la réduction de la durée du travail, vous allez voir quand tout le monde sera à 35 heures, il n'y aura plus de chômage. Non, il vaut mieux ne pas croire ça, on va être déçu. Mais à l'inverse, ceux qui crient haut et fort que la réduction de la durée du travail...

Guillaume DURAND : C'est lui qui a dit ça...

Nicole NOTAT : Par exemple. Je dis « ceux », monsieur Jollès n'est vraisemblablement pas tout seul. Donc, ceux qui pensent que non ça ne peut pas en créer, même pire ça pourrait nous en faire perdre, non, je crois que c'est tout aussi excessif.

Guillaume DURAND : Alors, monsieur Jollès, vous répondez et puis on va découvrir avec Emmanuel Amara un sujet pour essayer de faire le point. Sur ce point précis, c'est-à-dire, 35 heures chômage-emploi.

Georges JOLLES : Je crois que c'est un problème de bon sens que chacun a à l'esprit. Réduire la durée du travail va peut-être avoir pour conséquence d'augmenter les coûts de revient, et tout naturellement, ceci est négatif pour l'emploi. Ou alors, la seule autre solution c'est de demander aux salariés d'accepter d'abandonner une partie de leur pouvoir d'achat, ce qui me paraît tout aussi inacceptable. Moi, ce que je souhaite pour nos collaborateurs et pour l'ensemble du monde salarial, c'est qu'on puisse à la fois créer de l'emploi et continuer à bénéficier d'une progression du pouvoir d'achat.

Guillaume DURAND : Vous avez déjà traité le deuxième sujet. Moi, j'aimerais que vous reveniez sur l'affaire du chômage. Madame Notat a dit : « c'est pas la panacée, c'est une direction ». Est-ce qu'on ne peut pas dire la même chose ?

Georges JOLLES : Mais non. Je ne peux pas être d'accord avec madame Notat, nous nous connaissons bien. Mais je ne peux pas partager cette analyse parce que la création d'emplois est liée au niveau d'activité. Ce niveau d'activité est lié à la capacité des entreprises de conquérir des marchés. Si vous les exposez à augmenter leurs coûts, elles ne conquerront pas de parts de marché. Au contraire, elles en détruiront et c'est la raison pour laquelle nous sommes opposés à cette mesure.

Guillaume DURAND : Mais comme dit madame Notat, il y a des patrons qui signent dans tous les domaines.

Georges JOLLES : Mais évidemment. Mais il y a des patrons qui signent parce que dans certaines entreprises on peut avoir avantage à réduire la durée du travail et ceci s'est fait bien avant la loi. Un certain nombre d'entreprises travaillent moins de 38 heures ou de 39 heures, ou même de 35 heures parce que les salariés et les entreprises en ont convenance. Mais l'imposer, à un moment donné, à tous, sans prendre en considération la situation de chaque entreprise, de chaque emploi, cela peut avoir des conséquences catastrophiques.

Guillaume DURAND : Mais vous savez que ça va être la loi ?

Georges JOLLES : Je sais que c'est la loi, je le regrette. Je le regrette et je le crains...

Guillaume DURAND : A toutes les boîtes, ici, partout.

Georges JOLLES : je le crains pour le monde salarial. Je le crains pour les entreprises.

Guillaume DURAND : Mais vous n'allez pas tout d'un coup hisser des barricades dans les rues ?

Georges JOLLES : Certainement pas. Bien sûr que non. Nous n'allons pas hisser des barricades dans les rues.

Guillaume DURAND : Donc, c'est pour l'instant une bataille d'idées ?

Georges JOLLES : Ce n'est pas une bataille d'idées parce que, pour moi, ce n'est pas un problème de doctrine où au fond tout ceci me paraît tout à fait secondaire. Moi, je respecte la sincérité et les convictions de madame Notat. Je ne les partage pas parce que conviction veut dire raison.

Guillaume DURAND : Sur le fond, vous n'êtes pas d'accord. Je voudrais qu'on voit avec Emmanuel Amara tout de suite où on en est exactement pour que vous sachiez dans quelle entreprise, pour l'instant, des accords ont été signés.

Emmanuel AMARA : Martine Aubry n'en démord pas. Grâce à sa loi, des dizaines voire des centaines de milliers d'emplois sont à portée de main. Mais le bilan du premier volet de la loi sur les 35 heures, votée en juin, reste mitigé. Le nombre d'accords conclus est encourageant et la tendance est à l'accélération. Concrètement, pas loin de 200 accords relatifs à la réduction du temps de travail ont déjà été signés. Il reste un peu plus d'un an aux entreprises pour passer aux 35 heures. C'est sur les retombées sociales que le bât blesse, peu de création d'emplois pour l'instant, 2 000 au total. Beaucoup plus inquiétant pour les promoteurs de la loi sur les 35 heures, la parade trouvée par le patronat et les syndicats FO, CGC et CFTC. L'esprit de la loi a déjà été détourné dans la métallurgie. La recette : une augmentation du nombre d'heures supplémentaires et donc pas d'embauches. Un subterfuge dénoncé par Martine Aubry et son alliée Nicole Notat. Une première victoire pour les opposants aux 35 heures. Si l'exemple fait école, le grand projet social du gouvernement pourrait se transformer en coquille vide.

Guillaume DURAND : Alors madame Notat, je voudrais qu'on aborde la deuxième question pour tout le monde. C'est, est-ce que l'on peut garantir l'idée que le pouvoir d'achat sera maintenu même si dans toutes les entreprises, je pense celle-là comme les autres, on arrive un jour aux 35 heures ? C'est quand même la question qui inquiète tout le monde.

Nicole NOTAT : Très majoritairement, je pense que oui. Mais je ne le pense pas comme ça parce que j'ai rêvé ça cette nuit et j'ai pensé que ça se passerait comme ça. Je le déduis de plus de 2 500 accords qu'on a maintenant parce que, bon, le reportage, il est bien, mais la réduction de la durée du travail et les accords d'entreprise, ça a commencé avant la loi qu'a produit Martine Aubry. Il y en avait une autre avant qui, sur la base du volontariat et avec à peu près le même dispositif, permettait, dans les mêmes conditions, de négocier la réduction de la durée du travail avec des emplois et une durée du travail effective. Les gens se rendent compte qu'ils travaillent moins et on ne leur fait pas faire le même travail en payant des heures supplémentaires. Ça c'est effectivement un peu ignoble. Oui, je crois, si vous voulez, que le pouvoir d'achat dans la négociation, eh bien c'est un sujet qui est sur la table. Nous, qu'est-ce qu'on dit ?

Guillaume DURAND : Mais s'il est sur la table, pardonnez-moi, il n'est pas réglé. Ça veut dire qu'il y a toujours un risque.

Nicole NOTAT : Par nature la négociation, elle est là pour trouver les bonnes solutions qui sont là, c'est que les salariés ont envie d'avancer. Vous savez, j'ai souvent cet exemple-là. On a souvent entendu des familles ou des femmes qui sont au travail. Ce n'est peut-être pas un hasard que ce soit les femmes qui portent haut et fort la question de la réduction de la durée du travail parce que c'est elles qui font de la gymnastique entre leur vie au travail et leur vie dans la famille, dans le foyer, etc. Et elles disent : « quand je travaille pendant les petites vacances, eh bien, je fais garder mes enfants, ça me coûte. Si je réduis mon temps de travail et qu'on me dit, bon, la réduction du temps de travail vous allez pouvoir bénéficier de trois ou quatre jours que vous allez tirer, quand vous en aurez besoin sur l'année, par exemple, aux petites vacances de Toussaint ». Elles disent : est-ce que vous allez augmenter votre pouvoir d'achat comme à l'habitude ou c'est-ce que vous acceptez tout simplement de le modérer ? Pas de le réduire, de le modérer. Elle fait ses comptes et elle s'aperçoit que finalement, si elle peut être plus avec ses enfants si elle le souhaite. Elle ou lui, ça peut aussi être un homme qui fasse ce calcul, eh bien, c'est une économie pour elle. Donc, au total, la question des salaires, c'est ça que je voudrais faire comprendre à tous ceux qui regardent cette affaire de bonne foi, n'est pas un obstacle à partir du moment, bien sûr, où on ne sabre pas le pouvoir d'achat des gens. Ce n'est pas un obstacle, les salariés discutent. Quand on a un bas salaire, on n'a pas envie de modérer son pouvoir d'achat parce qu'on a plutôt envie de le voir progresser.

Guillaume DURAND : Mais historiquement, majoritairement, ça n'a jamais été le cas ?

Nicole NOTAT : Mais non. Écoutez, moi je peux vous le dire parce que quand même on est signataire de la grande majorité des accords. Alors, on peut au moins nous écouter, on a un peu de savoir-faire sur la question. Quand on dit : vous avez 10 ou 15 % de réduction de votre temps de travail réel, c'est pas mal pour la qualité de la vie au travail et à l'extérieur. Dans ces conditions-là, est-ce que vous acceptez que pendant un an, que pendant deux ans, vous aurez par exemple le maintien de votre pouvoir d'achat, vous n'augmentez plus. Je le redis, ça dépend des niveaux de salaires. Mais quand vous allez discuter de ça avec les salariés, eh bien, eux, ils font leurs comptes et c'est à eux de juger si c'est acceptable ou pas acceptable.

Guillaume DURAND : Moi, je vous engage pour faire ça dans mon bureau. Si je vois les gens qui travaillent avec moi et que je leur dis « pendant deux ans calmez-vous », vous avez intérêt à venir parce qu'ils ne vont pas m'écouter.

Nicole NOTAT: Contrairement à monsieur Jollès, ce que je trouve très amusant, mais c'est bien. Je l'ai déjà dit à monsieur Jollès, il ne vas pas être étonné. Je trouve superbe aujourd'hui, c'est le patronat qui défend le pouvoir d'achat des salariés.

GEORGES TOLLES : Eh oui. C'est légitime d'ailleurs.

Nicole NOTAT: Je n'ai jamais vu ça. D'habitude, ils ont plutôt tendance à le serrer. Mais non, maintenant pour la réduction de la durée du travail, c'est le contraire.

Guillaume DURAND : La question c'est que vous êtes de bons hypocrites du fait de madame Notat ? C'est parce que ça vous arrange dans ce dossier-là. Tout d'un coup vous vous mettez en avant parce ce que là on traite ce sujet, l'affaire des salaires.

Georges JOLLES : Oh, mais je trouve très sympathique que madame Notat me taquine. Mais au-delà de cela, moi je considère que demander aux salariés, en contrepartie d'une réduction du temps de travail qui naturellement est une proposition qui paraît sympathique, une réduction du pouvoir d'achat, soit dans l'immédiat, soit programmée, c'est pour moi, je dis, du fond du cœur, la solution de la désespérance.

Guillaume DURAND : Elle ne demande pas ça aux salariés, c'est à vous qu'elle demande. Est-ce que ça veut dire que le patronat, quoi qu'on fasse, si on passe aux 35 heures, paiera moins ?

Nicole NOTAT: Il peut même payer plus.

Georges JOLLES : Mais nécessairement. Nous sommes dans un monde qui est un monde ouvert, chacun le sait. Et nous sommes sensibles, je dirais, à tout ce qui peut se passer au-delà de nos frontières. Pour exemple, lorsque monsieur Boris Eltsine abuse de la vodka, eh bien, c'est l'économie mondiale qui trinque. Bon, ben voila. Donc, il y a une interaction. En conséquence, on ne peut pas augmenter nos coûts en diminuant le temps de travail sans que cela ait des conséquences sur l'emploi. Donc, il faudra bien négocier. Et la contrepartie pour maintenir les coûts à un niveau suffisamment attrayant pour qu'on vende nos produits. Il faut avoir à l'esprit qu'un tiers des salariés travaillent pour l'exportation en France. Et on ne va pas vendre nos 35 heures à l'étranger, ce n'est pas possible. Donc, il faudra nécessairement que, pour l'application de la loi, on négocie des accords ou la modération salariale, hélas, devra être prise en compte.

Guillaume DURAND : C'est-à-dire que, pardonnez-moi de vouloir être clair, parce que l'on consacre une fois une émission à ce sujet-là parce que c'est important pour tout le monde, les jeunes et ceux qui sont plus anciens dans l'entreprise où tout est important. Il n'est pas question pour le patronat aujourd'hui de passer aux 35 heures sans baisser les salaires.

Georges JOLLES : Je n'ai pas dit cela. Il y a des solutions qui permettent d'éviter ou de limiter effectivement la baisse des salaires. Des solutions du type de celles qui ont été envisagées ou même négociées avec certains partenaires. On a tous à l'esprit de grands accords qui ont pris place il y a très peu de temps et qui concernaient 1 800 000 salariés, c'est considérable. Et cet accord permet effectivement de respecter la loi sans remettre en cause ou fragiliser les emplois, et sans nécessairement aller vers la modération salariale. Mais ces accords, hélas, tous les syndicats ne sont pas favorables à leur signature, notamment madame Notat.

Nicole NOTAT: Ah non, ceux-là non.

Guillaume DURAND : Alors madame Notat, je voudrais terminer avec vous. Merci en tout cas de nous avoir apporté ces éclairages, enfin le vôtre. Il y a la question de la civilisation. Moi, je dois dire et tout le monde n'est pas comme ça. Je ne suis pas convaincu sur le plan personnel. Est-ce que c'est un but de civilisation dans la vie de ne travailler que 35 heures ?

Nicole NOTAT: Un but, mais il faut que chacun fasse son choix en la matière.

Guillaume DURAND : Mais justement, la loi ce n'est pas le choix.

Nicole NOTAT : Attendez. Parlons, là, de ce que je crois percevoir chez les jeunes, chez les femmes, même chez les hommes aujourd'hui qui n'ont pas consacré la totalité de leur vie à leur seule vie professionnelle. Je pense que de plus en plus de gens ont envie que leur vie ne soit pas que leur boulot et que leur travail. Ils veulent que ce soit leur travail et si possible un bon travail, si possible où on peut évoluer, etc. Mais ils ont aussi envie de faire autre chose que leur travail dans la vie. Et donc, je pense qu'à travers ça, c'est aussi ça qu'on touche, c'est un autre équilibre dans les modes de vie.

Guillaume DURAND : Et le slogan du patronat « Tout le monde ne chausse pas du 35 heures ? »

Nicole NOTAT : Bien sûr. Mais ont peut faire 32 heures, on peut faire 33 heures, on peut faire 34 heures. Mais ça vous savez, ils sont forts. Le temps partiel, ils y ont pensé il y a longtemps. Simplement, il y a beaucoup de gens qui sont à temps partiel et qui voudraient bien travailler plus. C'est d'ailleurs ça aussi peut-être un des objectifs des 35 heures, c'est que ceux qui ne travaillent pas assez travaillent un peu plus, ceux qui travaillent trop travaillent un peu moins. Et puis, ce n'est pas 35 heures par pitié, le lundi à 8 heures au vendredi à midi. C'est 35 heures en moyenne que l'on va comptabiliser parfois sur l'année qui font que c'est bien ça les accords qu'on voit. Il y a des accords où il faut travailler plus sur une semaine ou sur un mois parce que l'activité, elle, l'oblige. D'autres semaines, il faut travailler moins. Mais au total dans l'année, on épargne le temps on le comptabilise, il vous reste 10 jours. A la fin vous avez travaillé 10 jours de trop, vous aurez 10 jours au moment de Noël et du Nouvel An pour aller, je ne sais pas, profiter et passer vos réveillons de fin d'année de manière agréable.

Guillaume DURAND : Merci en tout cas à tous les deux.