Déclaration et article de M. Alain Madelin, président de Démocratie Libérale, dans "Le Monde" du 31 octobre 1998, sur l'arrestation à Londres d'Augusto Pinochet, et la proposition de création de la Cour criminelle internationale habilitée à mettre en accusation et à juger des personnes pour crime de guerre, crime contre l'humanité et génocide.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Déclaration - Samedi 31 octobre 1998

Un traité portant création de la Cour pénale internationale (dite Cour criminelle internationale) a été conclu le 16 juillet dernier à Rome.

Sur les 160 États réunis lors des négociations, 120 ont approuvé la création de la CPI, dont les 15 membres de l'Union européenne, la Russie et la plupart des États d'Amérique Latine.

La création de la Cour pénale internationale marque la fin de l'impunité des crimes commis lors des conflits, y compris internes à un État, sur des populations civiles. Elle remet en cause le dogme de la non-ingérence dans les affaires intérieures d'un État. Ce Traité constitue un formidable progrès de l'idée de Droit.

La Cour pénale internationale ne pourra être instituée que lorsque 60 États au moins auront ratifié le traité de Rome.

J'ai déposé à titre symbolique une proposition de loi autorisant la ratification du traité de Rome du 17 juillet 1998, afin d'inviter le Gouvernement à déposer dans les meilleurs délais un projet de ratification. La France doit donner l'exemple.

Mais pour aller plus loin, nous entendons agir pour créer une coordination qui, au-delà des clivages et des étiquettes, appelle en France, en Europe et partout dans le monde, l'opinion publique, la jeunesse, les parlementaires à s'engager pour que 60 pays au moins aient déposés leur instrument de ratification d'ici l'an 2000.

Nous voulons tourner la page du XXe siècle et que l'entrée dans le nouveau siècle coïncide avec l'entrée en fonction d'une Cour pénale internationale compétente pour juger les crimes de guerres, les actes de génocide et les crimes contre l'humanité.


LE MONDE - 31 octobre 1998

Quelles qu'en soient les suites judiciaires, l'arrestation à Londres de l'ancien dictateur chilien Augusto Pinochet, saluée partout dans le monde par les démocrates, constitue désormais un fait politique majeur. Elle signifie que la conscience universelle place aujourd'hui le droit au-dessus des États, de leur souveraineté.

Le temps se gâte pour les criminels d'État et les États criminels. Ce qui est vrai aujourd'hui pour Pinochet peut l'être tout autant demain pour Fidel Castro - responsable de milliers d'emprisonnements, de tortures et d'assassinats de Cubains - que pour les purificateurs ethniques, les intégristes fanatiques, les pouvoirs militaires aux méthodes criminelles, les dirigeants des systèmes totalitaires ou despotiques.

L'arrestation de Pinochet s'inscrit dans un mouvement qui, par-delà les États, refait du droit la question centrale d'un débat politique rénové. Le procès Papon - qui a aussi été celui de l'État français sous Vichy -, les tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda, le traité de Rome du 17 juillet dernier instituant la Cour criminelle internationale et approuvé par cent-vingt États sont autant de signes de ce mouvement.

La question n'est pas nouvelle, et la chronique des siècles est pour une large part celle de l'éternelle lutte entre le droit et la force. Les partisans de la force ont leur école de pensée. Celle qui fait de l'État souverain la source du droit.

A cette école s'en oppose une autre : celle de l'humanisme libéral qui, en proclamant les droits de l'homme, fait de l'homme la source du droit, car l'homme possède de par sa nature même des droits inaliénables, supérieurs à tout pouvoir.

Le XXe siècle, avec la montée en puissance des États, sur la toile de fond de deux guerres mondiales et de deux idéologies totalitaires, a été, pour une large part, celui de la subordination du droit à la politique.

Cette soumission du droit a même été érigée en science : le « positivisme juridique », qui se refuse à tout jugement éthique sur la valeur d'un ordre juridique et pour lequel un État légitime ne peut faire qu'un droit légitime.

Terrible conception du droit que cet antihumanisme juridique qui a conduit tous les tenants d'un régime - celui de Vichy - à édicter un droit antisémite, à le commenter et à l'appliquer sans troubles de conscience, comme on le ferait du droit immobilier.

Au moment où le siècle s'achève, après des dizaines de millions de victimes qui ont connu les souffrances et les humiliations les plus extrêmes, voici qu'enfin nous retrouvons cette vérité première portée aujourd'hui par la conscience universelle : la source du droit n'est pas dans l'État, mais dans l'homme lui-même.

En fait, ce siècle meurtrier s'achève avec la chute du mur de Berlin et l'effondrement de l'empire soviétique, qui nous permettent aujourd'hui d'entrevoir un nouvel ordre mondial de paix fondé sur le droit, le respect des droits de l'homme et la répression internationale de l'usage de la force.

Trop longtemps, l'existence d'un bloc totalitaire à l'Est semblait justifier le douteux concubinage des démocraties de l'Ouest avec des régimes peu recommandables. Le droit s'inclinait devant les exigences de la politique et les rapports de forces.

N'avait-il pas fallu s'allier à l'URSS de Staline et des goulags pour triompher du nazisme ? Aussi, pour résister à l'expansion du totalitarisme communiste, éviter que de nouveaux pays ne basculent dans l'orbite soviétique, les démocraties se voyaient amenées à soutenir des régimes dictatoriaux contraires à leurs valeurs, au risque d'en oublier parfois les exigences de ces valeurs.

C'est ainsi que l'on fit du principe de « non-ingérence » une règle des relations internationales, et qu'au nom du respect de la souveraineté des États - et aussi, il est vrai, devant le risque d'un engrenage pouvant conduire à l'apocalypse nucléaire - la « non-ingérence » a conduit à la « non-assistance » à peuple en danger.

Cette fin de siècle marque la fin de cette conception absolue de la souveraineté des États. Le nouveau siècle si proche nous offre la belle promesse d'un ordre international civilisé, où les États, tous les États, seront soumis à un droit qui les dépasse.

C'est ce qu'annonce le traité portant création de la Cour criminelle internationale : un tribunal permanent doté d'une juridiction à l'échelle mondiale, qui aurait le pouvoir de mettre en accusation et de juger des individus pour crime de guerre, crime contre l'humanité et génocide.

Il y aurait certes beaucoup à dire sur ce traité. La future Cour n'aura pas de compétence rétroactive. Les États signataires auront la possibilité de refuser la compétence de la Cour pour crime de guerre, pendant sept ans. Et, surtout, la Cour ne pourra juger les personnes que si celles-ci appartiennent à un pays ou ont commis les crimes dans un des pays signataires du traité. Sauf à voir le Conseil de sécurité de l'ONU saisir lui-même la Cour à leur encontre. Ce qui, compte tenu, par exemple, du droit de veto de la Chine, met encore à l'abri de ce nouveau droit international de larges parties du monde.

Quoi qu'il en soit et quelles que soient ses imperfections, ce traité constitue incontestablement un extraordinaire progrès de l'idée du droit. Et la France doit s'engager clairement et donner l'exemple en le ratifiant rapidement.

L'interpellation de Pinochet, c'est aussi l'interpellation de notre conception du droit, de la justice et de la souveraineté des États.