Texte intégral
Chers Compagnons,
Je me réjouis que cette Convention pour l'Europe nous donne l'occasion d'un vrai débat entre nous sur l'une des questions clés de la prochaine décennie.
Je me garderai bien d'invoquer les mânes du général de Gaulle pour expliquer ce qu'il ferait aujourd'hui s'il était à notre place.
Je dirai simplement qu'à mes yeux, de Gaulle a été l'un des grands artisans de la construction européenne entre 1958 et 1969.
Je voudrais en outre vous livrer quelques réflexions que je puise dans mon expérience au ministère des Affaires étrangères, puis à Matignon.
1 - D'abord, un constat qui ne surprendra personne : le monde dans lequel nous vivons n'est pas moins instable ni moins dangereux que celui d'hier.
La Russie est dans une situation catastrophique, non point parce que les recettes libérales y auraient échoué, comme on l'entend dire ici ou là, mais parce qu'elle a été incapable de se doter des structures de régulation qui définissent le vrai libéralisme, à commencer par un État capable de faire rentrer les impôts.
Le Japon est en récession et on doute parfois qu'il trouve en lui-même les ressources morales et politiques qui lui permettraient d'accomplir les profondes réformes auxquelles il ne peut se dérober.
Or, le redressement des économies dites émergentes du Sud-Est asiatique dépend en grande partie du sursaut japonais.
En Amérique latine, notamment au Brésil, l'ampleur des dettes et des déficits publics crée des fragilités inquiétantes.
Et je pourrais allonger la liste : le Proche-Orient avec son processus de paix en panne ; le sous-continent indien où l'Inde et le Pakistan défient le délicat équilibre de la non-prolifération nucléaire ; ou bien encore l'Afrique des grands lacs que la misère, aggravée par la folie génocide, ne cesse de ravager.
Ce rapide survol de la planète (rapide et incomplet) devrait nous convaincre que nous avons absolument besoin de construire, dans ce monde imprévisible, des pôles de stabilité.
Et notre pôle de stabilité, c'est évidemment l'Union européenne.
2 - Or, l'Union est confrontée, dans les quelques années qui viennent, à plus de défis qu'elle n'a dû en relever au cours de son histoire récente :
– l'élargissement, qui est une promesse et une nécessité ;
– la réforme institutionnelle que le traité d'Amsterdam, même s'il apporte quelques progrès timides, n'a pu réaliser et qui constitue, pour la France, un préalable à l'entrée de nouveaux États membres ;
– le cadrage financier des prochains budgets qui donne lieu à des marchandages difficiles ;
– la réforme des grandes politiques structurelles, à commencer par la politique agricole commune, si vitale pour la France ;
– la mise en oeuvre d'une stratégie pour l'emploi qui aille au-delà des incantations habituelles des Conseils européens…
– sans oublier la mise en oeuvre de l'euro dont nous sous-estimons l'effet intégrateur, par exemple dans le domaine fiscal et social.
L'Union européenne ne surmontera tous ces obstacles que si elle est traversée par une dynamique puissante, capable de contrebalancer les forces centrifuges qui la menaceront de paralysie ou de dissociation.
3 - Pour créer cette dynamique, l'Europe a besoin d'un nouveau projet, je suis parfois tenté de dire d'une nouvelle utopie.
Ce fut d'abord la recherche d'une plus forte croissance économique, grâce à l'édification d'un marché unique.
Puis, à la jonction de l'économique et du politique, la création de la monnaie unique.
Et maintenant ?
Il me semble que l'Union européenne devrait répondre à cette interrogation fondamentale qui trouble ses citoyens : qui sommes-nous sur la scène internationale ? Qui voulons-nous être ?
C'est la double question de l'identité européenne qui est ainsi posée :
Identité de l'Union vis-à-vis du monde extérieur, en premier lieu.
Comme je l'écrivais récemment, il s'agit de savoir si l'Union se résigne à jouer le rôle d'une super-ONG humanitaire, chargée de débourser son aide à Sarajevo, à Gaza, au Rwanda, etc. en exécution de décisions prises par d'autres, ou si elle veut être un acteur à part entière du jeu mondial.
Si nous choisissons, nous Français, la deuxième branche de l'alternative, celle de « l'Europe européenne » comme aurait dit, en d'autres temps, le général de Gaulle, il faut en tirer toutes les conséquences : nous ne serons un acteur du monde multipolaire qui seul peut nous apporter la stabilité et la paix, que si nous nous dotons d'une politique extérieure qui en soit une, et d'un système de sécurité qui nous soit propre.
On m'objecte que ce n'est pas réaliste. Voire.
Mais le plan Werner qui ébauchait la monnaie unique était-il réaliste, aux yeux des eurosceptiques, il y a près de trente ans ?
Je sais très bien que les traditions diplomatiques française, allemande, britannique, elles-mêmes reflets d'histoires souvent conflictuelles, sont fort divergentes ; on l'a vu pendant toute la crise des Balkans.
Je sais très bien que beaucoup de nos partenaires – y compris les plus grands – ne sont pas prêts à lâcher la proie de l'Otan (si je puis dire) pour l'ombre de l'U.E.O.
Mais il y a des circonstances historiques où le réalisme n'est pas à la hauteur des enjeux. C'est pourquoi je me suis risqué à parler d'utopie.
Oui, je rêve d'une Union européenne capable de jouer, sur la scène mondiale, le rôle d'une puissance porteuse d'équilibre, d'humanisme et de paix grâce à une politique extérieure et de sécurité commune cohérente et dynamique, bien au-delà des premiers balbutiements contenus dans le traité d'Amsterdam.
À propos du traité d'Amsterdam sur lequel je vous ai peut-être semblé porter une appréciation sévère, je voudrais préciser ma pensée ; il est timide et même insuffisant dans le domaine institutionnel mais il apporte quelques améliorations. Il faut donc le ratifier, et le ratifier par la voie parlementaire sans d'ailleurs y introduire des conditions qui priveraient cette ratification de toute effectivité.
Réclamer un référendum sur un texte dont ne se dégage aucune question simple et forte (à la différence du traité de Maastricht qui portait en fait, pour l'essentiel, sur la création d'une monnaie unique), c'est tout simplement une manoeuvre.
Je remarque d'ailleurs que tout traité international entraîne un abandon de souveraineté.
Les Français pourront directement s'exprimer sur leurs grands choix européens, dans quelques mois, à l'occasion des élections européennes que nous aborderont, je l'espère, dans l'union !
L'Union européenne a aussi un problème d'identité vis-à-vis de ses États membres.
Je connais les inquiétudes de beaucoup d'entre vous qui se demandent si, de marché unique en monnaie unique, nous ne sommes pas en train d'accepter tant de transferts de souveraineté que nous y perdrons notre âme.
Il est vrai que la vigilance s'impose, tout particulièrement devant prolifération du droit communautaire.
Mais dit-on assez que cette prolifération résulte souvent de la carence du contrôle politique exercé par nos gouvernements sur une machinerie communautaire dont ils tiennent en théorie les manettes ?
Quoi qu'il en soit, j'adhère toujours au slogan que notre mouvement s'était donné jadis : « Faire l'Europe sans défaire la France. »
Imaginer qu'on pourrait un jour construire des États-Unis d'Europe sur le modèle des États-Unis d'Amérique et transformer Bruxelles en un nouveau Washington est un non-sens historique.
L'Union européenne doit inventer un nouveau modèle d'organisation qui prenne en compte les deux tendances de fond du monde contemporain : la mondialisation d'un côté, le besoin de ressourcement national de l'autre.
Encore faut-il que nous nous mettions d'accord sur ce qui fait l'âme de la Nation et le fond de notre identité française.
Est-ce vraiment, en l'an 2000, le pouvoir étatique de fixer les taux d'intérêt à court et moyen terme ?
N'est-ce pas davantage ce qui est au coeur de notre civilisation et de notre culture ?
Notre langue (n'oublions pas que la seule définition qu'on sache parfois donner d'un peuple, c'est la langue qu'il parle…) :
– notre art de vivre au quotidien ;
– notre modèle social ;
– notre conception de l'exercice du pouvoir en démocratie…
Voilà, me semble-t-il, ce sur quoi nous devrons être intransigeants :
– le trilinguisme à l'école, qui nous met à l'abri de la domination d'une seule langue ;
– une politique culturelle qui nous donne les moyens financiers et juridiques de produire pour les nouvelles technologies de l'information et de la communication, comme nous avons su le faire pour le cinéma et la télévision ;
– le respect des compétences nationales en matière d'éducation, mais aussi de protection sociale ou de relations du travail ;
– l'exigence d'un meilleur contrôle démocratique sur les décisions communautaires, grâce notamment à une plus grande implication de notre Parlement national dans le processus qui conduit à ces décisions.
Dans tous ces domaines, la France doit prendre l'initiative.
Chers compagnons,
Nous avons besoin d'une Europe plus forte. Nous devons donc faire preuve d'audace pour créer la dynamique qui fait aujourd'hui défaut.
Pour cela, nous devons d'abord avoir confiance en nous-mêmes et ne pas nous demander tous les matins si nous sommes une espèce en voie de disparition.
Nous devons aussi créer un climat de confiance autour du président de la République qui nous propose d'avancer sur ce chemin et qui a besoin du soutien des Français pour entraîner nos partenaires.
Ne manquons pas ce rendez-vous. Soyons à la hauteur de notre histoire : le moment est venu de dépouiller les vieilles peurs et d'être nouveau des précurseurs.
C'est, je le crois, la meilleure façon d'être fidèle à l'esprit du gaullisme.