Texte intégral
Le Monde
« Pourquoi la Commission européenne, que vous présidiez, avait-elle élaboré en 1993 un programme de grands travaux ?
Jacques Delors
- Ma motivation était double. D’une part, le cycle de croissance qui avait permis de créer en Europe, 9 millions d’emplois entre 1985 et 1991 avait été cassé, notamment à cause des taux d’intérêt qui avaient doublé en deux ans. D’autre part, je m’inquiétais des retards que prenait l’Europe pour s’adapter à la nouvelle donne de la mondialisation.
Mes buts étaient donc à la fois conjoncturels et structurels, économiques et sociaux, mais aussi politiques et psychologiques, car l’ambiance de cette année 1993 n’était pas des meilleures : la récession économique était là et on pouvait s’interroger légitimement sur l’intérêt pour l’Europe des citoyens de l’Union. L’histoire m’avait enseigné que ces périodes de désenchantements étaient néfastes pour l’idée européenne.
Au sommet de Copenhague de juin 1993, j’ai donc présenté aux chefs d’Etat et de gouvernement un exposé oral pour leur dire grosso modo « Vous, européens, vous avez réalisé des progrès économiques importants depuis 1985. Ils vous ont permis de créer ce grand Marché unique. Malheureusement le monde et le progrès technique sont allés plus vite que vous. La menace du déclin est de nouveau là. »
J’ai donc joint à mon discours des tableaux qui positionnaient l’Europe par rapport au reste du monde du point de vue démographique et économique, mais aussi en termes de compétitivité et du chômage.
Mes auditeurs ont été impressionnés par cette analyse qu’ils ont qualifiée de « juste et inquiétante ». Ils ont été unanimes à demander à la Commission européenne d’élaborer en quatre mois un Livre blanc sur ce sujet. Et le pari a été tenu.
Le Monde
- Que contenait ce Livre blanc ?
Jacques Delors
- A l’occasion du sommet de Bruxelles, le 10 et le 11 décembre 1993, j’ai présenté un cadre d’action en soulignant qu’il s’agissait d’un programme à long terme et dont les principaux effets attendus étaient structurels et non conjoncturels. Ce cadre, qui a été affiné un an plus tard au sommet d’Essen, était destiné aux gouvernements comme aux entreprises et aux syndicats, puisque nous étions tous engagés dans une démarche commune d’intégration et de coopération.
Je proposais quatre axes d’action au niveau européen :
la réalisation d’un grand réseau trans-européen d’infrastructures afin d’améliorer la compétitivité du continent et faciliter l’aménagement de son territoire. On dénombrait, en finale, quatorze projets d’infrastructures de transports, mais aussi dix projets de réseaux électriques ou gaziers, ainsi qu’une méthodologie pour le développement à venir des réseaux de télécommunication ;
une accélération de notre coopération en matière de technologie de l’information, domaine dans lequel notre retard était gigantesque par rapport aux Etats-Unis ;
un approfondissement de notre marché intérieur ;
la stimulation de la création de petites et moyennes entreprises, notamment par le développement du capital-risque au profits des start-up, ces petites entreprises de haute technologies à la croissance foudroyante.
L’accueil a été extrêmement favorable. Pour François Mitterrand, notre Livre blanc représentait la « charte du possible »…
Le Monde
- Il est de notoriété publique que le résultat n’a pas été à la hauteur de ces espérances…
Jacques Delors
- Les difficultés ont commencé quand il s’est agi de financer les grands réseaux d’infrastructures. Ce que les chefs de l’Etat et de gouvernement avaient décidé, les ministres de l’économie et des finances se sont évertués à ne pas l’appliquer ! Une chape de plomb intellectuelle pesait alors sur l’Europe . On l’a appelé la « pensée unique » : il ne fallait s’endetter à aucun prix.
Il agissait d’une mode suivie par tous ceux qui pensaient qu’il suffit d’agir sur le budget et sur la monnaie pour mener une bonne politique économique, alors qu’il faut prendre aussi en compte, par exemple, la recherche, la formation, le marché du travail, la répartition des revenus…
On a dit que c’était du Keynésianisme et que notre démarche n’était pas saine. C’était ridicule ! Il est vertueux de vouloir conforter la croissance économique par des réformes de structures.
Le Monde
- Quel bilan tirez-vous de cette expérience ?
Jacques Delors
- Je note d’abord que notre diagnostic sur l’état économique et social des pays européens n’a jamais été contesté. La Banque européenne d’investissement a fait tout ce qu’elle a pu pour financer les projets de réseaux trans-européens pour lesquels je me suis battu jusqu’à mon départ de la Commission, fin 1994.
En matière de chômage, les Gouvernements de huit pays, - hélas, pas la France ! - ont suivi les recommandations du Livre blanc sur les réformes à mener au niveau national, ils les ont soumises au dialogue social et ont signé avec les syndicats et le patronat des pactes nationaux pour l’emploi qui ont contribué à faire reculer le chômage et à moderniser les structures sociales.
Le Monde
- Que pensez-vous de la proposition de Lionel Jospin de relancer un programme de grands travaux financés par un emprunt européen ?
Jacques Delors
- L’idée est toujours valable, mais le contexte a changé. Nous en avons fini avec la période très négative des années 1992-1996 ou l’atonie de la conjoncture était une de nos motivations pour lancer un grand programme de travaux. Désormais, les pays de l’Union ont assaini leur économie et voient se dessiner « un sentier » de croissance relativement forte et créatrice d’emplois, à condition qu’ils profitent à plein des potentialités du progrès scientifique et notamment des technologies de l’information.
Mais la crise financière mondiale remet en cause ce schéma idéal. Non pas que nous soyons menacés de récession, mais nous risquons de ne pas maximiser nos atouts à cause d’un affaiblissement de l’élan. Il s’agit d’améliorer notre compétitivité, notre croissance, nos créations d’emplois et de renforcer l’influence de l’Europe dans le monde. C’est un défi à relever ; c’est une chance à saisir.
Le Premier ministre a raison de vouloir chercher, dans les recettes du Livre blanc, les moyens de s’assurer la croissance durable qui nous est nécessaire pour réussir notre progrès économique et social. S’il parvenait à cet objectif, nous serions gagnants sur toute la ligne : nous conforterions un taux de croissance de plus de 3 % ; nous réduirions encore le chômage ; nous mènerions à bien les réformes de structure qui s’imposent et nous apporterions notre contribution à la solution des problèmes de la planète, cas nous serions crédibles dans nos propositions de réforme des règles du jeu financières au niveau mondial.
Je soutiens fermement tout ce qui permettrait d’enclencher cette spirale vertueuse, vitale pour notre continent.
Le Monde
- Le volontarisme politique manifesté par les Quinze à l’occasion du sommet informel des chefs d’Etat et de gouvernement, réuni à Pörtschach (Autriche), le 26 octobre, ne vous semble-t-il pas de bon augure ?
Jacques Delors
- Je prends acte des bonnes intentions qui s’y sont exprimées, mais c’est au pied du mur qu’on jugera le maçon…