Texte intégral
Royaliste : 7 mai 1995
Les pesanteurs et les choix
Au soir du 7 mai, nous avons porté sur l'élection de Jacques Chirac un regard neutre. Point d'amertume, puisque nous nous étions tenus à l'écart de Lionel Jospin. Point de regret d'avoir finalement préconisé le vote blanc, après avoir envisagé d'apporter nos suffrages au maire de Paris : la tonalité réactionnaire de sa campagne pour le second tour et ses concessions verbales au courant xénophobe nous en ont dissuadé.
Il reste qu'à nos yeux le pire est évité puisque ce sont les trois hommes que nous récusions – Michel Rocard, Jacques Delors et Édouard Balladur – qui ont été successivement éliminés ou défaits et, avec eux, une dénégation du politique et une incompréhension de la réalité nationale qui ont de lointaines origines historiques. L'échec très honorable du candidat socialiste, qui a su heureusement démontrer la permanence et la force d'une opposition de gauche, écarte la menace du quinquennat et, par conséquent, d'une double rupture avec l'héritage du général de Gaulle et de François Mitterrand. Au moment où il est de bon ton de récuser en totalité « quatorze ans de socialisme », comment oublier que le premier président socialiste de Ve République a rigoureusement respecté la Constitution de 1958, donné à celle-ci sa pleine légitimité populaire en la faisant accepter à l'ensemble de la gauche, et conforté notre tradition institutionnelle à travers l'épreuve de deux cohabitations. Tels sont les acquis, à nos yeux décisifs, que Lionel Jospin menaçait d'effacer par la réforme absurde et dangereuse du quinquennat.
Mais Jacques Chirac ? Nous l'avons toujours considéré comme un patriote, avec une sympathie atténuée par le vif agacement que provoquaient en nous les hésitations et les volte-face qui le tenaient trop souvent éloigné de la tradition gaullienne. Ces jugements appartiennent au passé, puisque celui qui est élu à la plus haute charge publique peut en être transformé, et donner le meilleur de lui-même pour le bien de l'État et de la nation. Que le nouveau Président de la République soit pleinement arbitre, garant de l'unité des Français et de la continuité nationale. Tel est le vœu que nous formons, sans qu'on puisse nous accuser d'opportunisme puisque nous n'avons pas appelé à voter pour le vainqueur du 7 mai.
Nous ne saurions pour autant taire nos inquiétudes. Au-delà des promesses habituelles, Jacques Chirac a fait naître l'espérance d'une autre politique économique et sociale. Il serait dramatique que le premier gouvernement du septennat n'en donne pas, sous l'impulsion élyséenne, une rapide traduction concrète. Le nouveau président sait que les réformes majeures se décident et se mènent dans les premiers mois, à la faveur d'un « état de grâce » qui risque d'être bref. Aussi, l'image énergique qu'il donne de lui-même serait incompatible avec une hésitation entre les diverses lignes de conduite représentées par des personnalités aussi contrastées que Philippe Séguin, Alain Juppé et Alain Madelin. Au-delà des choix immédiats, le successeur de François Mitterrand devra faire preuve d'une volonté de fer pour échapper aux pesanteurs politiques et sociales qui affectent le camp libéral-conservateur et qui sont confortées par la situation quasi hégémonique de la coalition de droite.
Sans faire le moindre procès d'intention au nouveau chef de l'État, nous continuerons d'agir dans la fidélité à nos engagements civiques, qui nous conduisent à demander une complète adéquation entre les thèmes de la campagne de Jacques Chirac et la nouvelle impulsion présidentielle : pas d'unité entre les Français, ni de pacte républicain, sans le retour à la conception traditionnelle du code de la nationalité, fondée sur le droit du sol ; pas de justice en notre pays sans l'abrogation des lois Pasqua, qui ont créé des situations juridiques inextricables et qui provoquent chaque jour d'inqualifiables atteintes aux droits de l'homme ; pas de changement économique et social sans une rupture radicale avec l'idéologie et la politique néo-libérales, dans la mise en œuvre du projet national comme dans la conception de la coopération internationale – et de l'Union européenne tout particulièrement.
Tels sont les soucis primordiaux et les exigences qui détermineront, comme hier, notre cheminement politique.
Royaliste : 25 mai 1995
François Mitterrand
Qui veut tirer la leçon des deux septennats de François Mitterrand risque de tomber dans une facilité fort répandue en cette période de « bilans » hâtifs : celle qui consiste à dénoncer vertueusement la « dérive monarchique » de l'ancien président en lui faisant porter la responsabilité de tout ce qui s'est accompli en France depuis 1981. Les gens de gauche qui tentent de se refaire une virginité en utilisant ce procédé manquent évidemment à l'honnêteté et à l'honneur. Et la droite, qui a voulu se démarquer de « quatorze ans de socialisme » pendant la campagne électorale, aurait tort de poursuivre une polémique qui est source d'illusions majeures.
Pour apprécier la politique de François Mitterrand, il faut bien entendu s'en tenir aux responsabilités constitutionnelles du président, et à la pratique qui en est résulté. De ce point de vue, il est incontestable que les institutions de la Ve République ont été remarquablement incarnées, dans le respect scrupuleux de la Constitution gaullienne, et à travers l'épreuve, paisiblement surmontée, des deux cohabitations. François Mitterrand n'a pas seulement fait vivre la Constitution, dans la fidélité à sa lettre et à son esprit : il lui a donné sa pleine légitimité populaire en la faisant accepter par la gauche, et il contribué à relier nos institutions présentes à l'ensemble de la tradition historique et politique de notre pays. Tel fut la raison principale de notre constant soutien, et aujourd'hui de notre reconnaissance.
Quant à la politique étrangère, quant à la défense nationale, nul ne peut sérieusement prétendre que François Mitterrand a compromis ou sacrifié les intérêts de la France, terni sa réputation, abaissé son rang. Ce qui n'efface pas les doutes, les regrets et les critiques que nous avons pour notre part formulés – en nous tenant à l'écart des campagnes insensées menées par une traction de l'intelligentsia, à propos du conflit balkanique notamment.
Les conditions dans lesquelles François Mitterrand a exercé la fonction arbitrale (qui existe selon l'exigence de justice et en vue de la liberté) n'ont guère été critiquées pendant son second septennat. Nous y reviendrons. Mais les militants et les journalistes que nous sommes se souviendront que la parole et la presse ont été libres comme jamais tout au long de ces quatorze années.
Ces appréciations souvent favorables ne sauraient faire oublier que l'ancien chef de l'État porte une lourde responsabilité dans l'aggravation de la fracture sociale, par les décisions qu'il a prises en des moments cruciaux. Ainsi le choix de la prétendue « rigueur », qui entraînait nécessairement l'augmentation du chômage. Ainsi la désignation de Michel Rocard en 1988 et son maintien à Matignon trois années pendant lesquelles toutes les possibilités offertes par la réélection du président ont été négligées, méprisées ou sacrifiées à la fausse humilité gestionnaire d'un ambitieux frénétique et maladroit. Il serait ridicule de chercher des excuses à l'ancien président, mais il est injuste d'oublier la part prise dans les gouvernements successifs dans la conduite de la politique économique et dans l'évolution vers le désastre social : responsabilités écrasantes des socialistes dans la reddition au libéralisme et dans la soumission à l'argent-roi, responsabilités écrasantes des deux gouvernements de droite dans l'accentuation du tournant libéral, depuis la suppression de l'autorisation administrative de licencier jusqu'aux privatisations en passant par l'indépendance de la Banque de France.
Enfin, si la distance nous manque encore pour un jugement équilibré, celui-ci devra tenir compte de trois données qui ont entravé l'action de François Mitterrand et auxquelles Jacques Chirac est aujourd'hui confronté : les classiques pesanteurs sociologiques, la phase de réaction qui marque l'Europe et l'absence de dynamique sociale (notamment syndicale) qui accentue l'isolement du pouvoir politique et sa dépendance à l'égard des groupes les plus conservateurs. Le nouveau président devra faire preuve d'une réelle autonomie de pensée et d'une immense volonté pour se libérer de ces contraintes et faire prévaloir le projet réformateur qu'il a annoncé.
Royaliste : 12 juin 1995
Au risque de l'impatience
Aux excellentes intentions du Premier ministre, il serait malséant de répondre par des critiques a priori et des récriminations de détail. « Mobilisation générale contre le chômage » ? Reprise du mouvement d'intégration sociale ? Libération des forces vives ? Réforme de l'éducation ? Modernisation de l'État ? Renforcement de l'Union européenne ? Bien, très bien ! Il y aurait tant à dire… Je m'en tiendrai à la question de l'emploi, priorité absolue du gouvernement, sur laquelle il sera jugé.
Nous savons comment la bataille contre le chômage et l'exclusion est engagée : allégements de charges sociales, hausse du SMIC et des retraites, construction de logements d'urgence, plan de soutien aux PME, développement économique des quartiers difficiles... En somme, le gouvernement veut agir à la fois sur le coût du travail, pour favoriser l'embauche, sur la demande des ménages, pour soutenir la consommation, et sur l'activité économique, pour remplir les carnets de commandes. Qui oserait souhaiter l'échec de cette politique ? Encore faut-il que le programme d'Alain Juppé soit complet et cohérent. Or nous sommes encore dans le flou, quant à son financement, et dans l'incertitude quant à ses modalités. D'où de très humbles questions.
Puisqu'on veut soutenir la consommation des ménages, et notamment des plus modestes par l'augmentation du SMIC, comment évitera-t-on que l'augmentation de la TVA, qui pèsera surtout sur ces consommateurs modestes, ne vienne annuler le soutien à la demande ?
Puisqu'on va augmenter le SMIC tout en affirmant que la réduction du coin du travail est le moyen le plus efficace peut créer des emplois, comment évitera-t-on que les patrons s'arrangent pour réduire le nombre, de salariés payés au SMIC afin de bénéficier des exonérations et de la prime qui sont liées au nouveau Contrat Initiative-Emploi ?
Puisque la volonté gouvernementale est tout entière tendue vers l'emploi, priorité des priorités, comment se fait-il que le ministre des Finances donne quant à lui la priorité à la réduction du déficit budgétaire – qui entraînera la suppression de dépenses nécessaires à l'activité économique ?
En haut lieu, on a déjà répondu qu'il s'agissait là d'analyses grossières, que de telles contradictions n'avaient pas lieu d'être et que, cette fois, les avantages consentis au patronat ne seront pas sans contreparties. Admettons. Mais il faut tout de même constater que la politique économique d'Alain Juppé ressemble curieusement à celle d'Édouard Balladur, avec quelques inflexions : nous avons déjà connu le recours à l'allégement des charges patronales, les coûts de pouce à la consommation (allocation de rentrée), la politique de relance du logement… L'élément nouveau concerne l'impulsion donnée aux salaires, mais on semble vouloir s'ingénier une nouvelle fois à donner d'une main ce qu'on reprendra de l'autre.
De fait, comme ses prédécesseurs, Alain Juppé compte essentiellement sur la croissance pour créer des emplois et pour réduire les déficits publics. Cela signifie que nous restons dans la logique néo-libérale de la régulation par le Marché, sous la dépendance des spéculateurs internationaux, et sous la contrainte monétaire qui est, en l'absence de monnaie unique, un des principaux facteurs du chômage dans notre pays (1). Nous ne saurions en tirer argument pour condamner par avance le nouveau programme gouvernemental. Pour en juger, il faut attendre le collectif budgétaire de juin. Attendre la rentrée pour apprécier la hausse du SMIC et de la TVA. Attendre plusieurs mois pour faire un bilan complet. Nous attendions déjà depuis un an l'élection présidentielle pour qu'advienne le vrai changement... Nous continuons à attendre, en écoutant les deux discours qui nous sont adressés : celui, technique, d'Alain Juppé, celui, lyrique, de Jacques Chirac qui souhaite une « révolution culturelle » sur laquelle je reviendrai. Nous attendons, parce que nous avons de la patience et parce que nous ne voulons pas compromettre l'avenir. Mais d'autres ne peuvent plus attendre. Comme l'automobiliste évoqué par Milan Kundera, ils sont en dehors du temps, ils ne connaissent ni la peur, ni l'espérance, car ils sont tragiquement « libérés de l'avenir ». Craignons l'impatience des désespérés.
(1) Cf., le livre d'André Gauron : « Aux politiques qui prétendent réduire le chômage » (Balland, 1995) que nous présenterons en octobre.