Texte intégral
France-Inter : mercredi 7 juin 1995
A. Ardisson : Vous êtes pour le maintien de la suspension des essais nucléaires. Ne faut-il pas parfois se rendre à l'avis des experts ?
H. Emmanuelli : Ce qui vient d'être dit est juste mais ce n'est pas un problème d'expertise. C'est un problème profondément politique. Il va y avoir à l'automne le début des négociations pour l'arrêt des essais nucléaires partout, y compris la Chine qui est prête à le faire, La France fait donc une forme de provocation en disant, à ce moment-là, moi je vais les reprendre. Ce qu'on ne dit pas, à mon avis, c'est pourquoi on veut les reprendre en réalité. Ce n'est pas pour garantir la crédibilité de nos forces nucléaires. S'agissant des bombes à forte puissance, personne n'en doute. Mais c'est en réalité, et c'est peut-être ce qu'on ne dit pas, pour essayer de développer une arme de moindre puissance, une arme atomique qui elle, serait utilisée sur le champ tactique. De cela personne ne veut, y compris en Europe. Donc, il y a des choses non dites. Je crois qu'on est loin de la symbolique gaullienne qui était celle de la dissuasion. Il me semble qu'on va plutôt vers quelque chose qui ressemble à autre chose.
A. Ardisson : Mais n'est-ce pas un procès d'intentions ? Les militaires disent qu'on n'est pas prêt pour la simulation.
H. Emmanuelli : On sait très bien que les armes d'une certaine puissance sont crédibles jusqu'en 2010 ou 2015. Les essais qu'on veut reprendre sont sur des armes d'un kilo-tonne, c'est-à-dire à peu près le quinzième d'Hiroshima, des armes qui seraient destinées à être utilisées sur le champ de bataille, des armes tactiques. Je ne pense pas qu'on puisse utiliser le nucléaire sur le plan tactique. Donc tout cela n'est pas très clair et il serait bon que le président de la République s'explique. Il serait bon aussi qu'on explique pourquoi, au moment où toutes les puissances de la terre s'apprêtent à discuter de l'arrêt des essais nucléaires, y compris la Chine, la France choisit ce moment-là pour dire qu'elle va recommencer toute seule.
A. Ardisson : Êtes-vous prêt à porter ce débat au Parlement ?
H. Emmanuelli : Bien sûr, il y aura des questions cet après-midi.
A. Ardisson : Hier, vous étiez le porte-parole du PS dans le débat sur la Bosnie ; j'ai remarqué que les rangs étaient assez clairsemés ?
H. Emmanuelli : Vous parlez du Parti socialiste ?
A. Ardisson : Non, en général, et c'était assez choquant.
H. Emmanuelli : Proportionnellement, nous étions très nombreux. En revanche, c'était effectivement très clairsemé.
A. Ardisson : Vous estimez qu'il faut suivre la ligne de F. Mitterrand, la pression militaire conjuguée à la pression diplomatique ; vous êtes contre le retrait et vous défendez l'ONU : est-ce que j'ai tout compris ?
H. Emmanuelli : Absolument. Nous sommes pour l'action diplomatique combinée avec la pression militaire. Il y a trois hypothèses. Ou bien une intervention massive : à pan quelques va-t'en-guerre, à mon avis peu responsable, personne n'y songe sérieusement. Il y aurait ensuite l'hypothèse inverse, le retrait : nous pensons que ça déboucherait sur une catastrophe. Il reste l'action diplomatique combinée avec la pression militaire. Ça doit déboucher sur quoi, sur la création d'une République fédérative de Bosnie. Ce sont d'ailleurs les conclusions du groupe de contact et on ne voit pas très bien quelle autre solution.
A. Ardisson : On voit surtout que c'est ce qu'on essaie de faire depuis trois, quatre ans, et que ça ne marche pas.
H. Emmanuelli : Ça ne marche pas, ce n'est pas comme ça que la question se pose. Il faut se demander ce qui se passerait, ou ce qui se serait passé, si nous n'étions pas là-bas. Vraisemblablement, quelque chose de très dangereux et d'assez atroce. Donc je crois que c'est la seule voie, mais ce n'est pas facile. Il faut que la pression militaire soit utilisée de temps à autre. Il y a aussi deux autres conditions. Il faut une implication moins équivoque des États-Unis car le moins qu'on puisse dire, c'est que leur position n'est pas très claire. La deuxième condition : tout le monde veille à la neutralité de la Russie ; mais avec l'exemple que nous donne M. Eltsine en Tchétchénie, je ne suis pas certain que la neutralité russe soit aussi indispensable qu'elle pouvait l'être il y a quelques mois.
A. Ardisson : Mais on ne peut rien sur l'attitude des États-Unis et de l'ex-URSS.
H. Emmanuelli : On peut sur tout. On peut parler avec les États-Unis, on peut en tout cas éviter que des bêtises soient faites. Les frappes qui ont été faites par l'OTAN, dont la première sans avertissement du gouvernement français, étaient une erreur, d'après les renseignements que nous avons. Frapper de manière aérienne sans prévenir les hommes au sol et les laisser dispersés sur le terrain, à disposition des Serbes de Bosnie, ce sont des choses qu'il ne faut pas refaire.
A. Ardisson : On souligne ces derniers temps l'échec de l'ONU. Vous avez pris hier sa défense en disant qu'elle n'est pas faite pour régler ce genre de conflit.
H. Emmanuelli : C'est exact, elle n'est pas faite pour régler des conflits intra-étatiques, c'est-à-dire qui se déroulent à l'intérieur des États. Elle n'est pas faite pour régler des guerres civiles, ni religieuses : elle a été faite pour régler des conflits entre pays, c'est-à-dire interétatiques. Et surtout, ce que j'ai essayé de dire hier, c'est que les faiblesses de l'ONU ne sont que le reflet des faiblesses des pays qui la composent. On doit se demander s'il ne faut pas faire évoluer le statut de cette organisation, notamment sur le plan de sa représentativité au Conseil de sécurité. L'Allemagne et le Japon, ça existe. Il y a des continents entiers qui ne sont pas représentés au Conseil de sécurité.
A. Ardisson : Vous seriez prêt à faire rentrer l'Allemagne aujourd'hui, telle qu'elle est ?
H. Emmanuelli : Il faut savoir ce qu'on veut : ou bien l'ONU restera l'organe qu'elle est, où le jeu se fait avec un certain nombre de puissances relativement réduit qui ne représentent plus forcément l'ensemble de la planète, ou bien elle est plus représentative. Il lui faut aussi une force d'action qui ne soit pas ce que nous connaissons aujourd'hui, et il faut des ressources. Bref, il faut la faire évoluer. Mais critiquer l'ONU, dire c'est la faute de l'ONU quand on regarde ce que sont les tergiversations dans les assemblées délibérantes au Conseil de sécurité, ça me paraît être une manière de rechercher un bouc émissaire commode. De toute façon, il faut poser la question aussi à l'inverse : ceux qui critiquent l'ONU, ils proposent quoi ?
A. Ardisson : Notre entretien est significatif des préoccupations du jour. On parle peu des municipales : est-ce la nature de l'élection qui fait cela, est-ce que parce que la présidentielle a épuisé le débat ou est-ce vous qui êtes épuisés ?
H. Emmanuelli : Non, je pense que les partis ne sont pas absents mais traditionnellement, il n'y a pas de campagne nationale. Il faut remonter assez loin dans le temps pour trouver des campagnes nationales. L'élection municipale est un phénomène local. Je constate, comme la plupart de ceux qui regardent, qu'il n'y a pas d'effet de souffle de la présidentielle sur ces élections municipales. Ça se passe donc sur le terrain. Moi, je fais des réunions tous les jours.
A. Ardisson : Il n'y a pas de comportement local en fonction de la politique nationale ?
H. Emmanuelli : Je ne pense pas qu'il y ait une vraie retombée de l'élection présidentielle sur l'élection municipale. S'il doit y en avoir une, puisque j'ai le micro, j'en profite pour dire que les Françaises et les Français en profitent pour équilibrer un peu les pouvoirs dans ce pays. Tout le pouvoir à la droite, c'est quand même préoccupant.
Vendredi : 9 juin 1995
Les quatre paris de la gauche
Avec les élections municipales, la gauche en général, les socialistes en particulier, peuvent éviter à notre pays l'instauration d'un état RPR, en rééquilibrant des pouvoirs que la droite, au lendemain de l'élection présidentielle, voudrait confisquer selon une interprétation pour le moins hasardeuse des canons de notre démocratie. Nous avons ainsi l'occasion de délivrer un message, de présenter un projet en cohérence avec nos priorités nationales, de faire sur le terrain la démonstration de notre profonde volonté réformatrice, d'y incarner une politique de sincérité, de lutte contre les inégalités, et de justice sociale.
Pour y parvenir il existe quatre grandes priorités, quatre parts qui sont ceux de la raison et qui doivent nous guider : Celui de la démocratie locale qui doit être renforcée par un authentique partenariat avec le milieu associatif et syndical, par l'expérimentation d'une démocratie plus participative, plus transparente et peut-être plus directe,
Celui du service public municipal, car, contrairement à quelques idées à la mode dont nous avons pu constater récemment les effets désastreux, une municipalité ne peut pas être gérée comme une entreprise, la référence au service public et à l'intérêt général constituant la seule et unique matrice d'une politique locale véritablement républicaine et solidaire,
Celui de l'emploi, car si les communes ne peuvent pas tout, loin de là, étant tributaire des politiques nationales, l'action municipale des maires de gauche peut pallier certaines carences, accompagner les dynamiques quand elles existent, insuffler de nouvelles initiatives, innover.
Celui du logement, pour lequel il faut développer et promouvoir une politique volontariste de maîtrise des sois et de lutte contre la spéculation afin de faire, au besoin par la réquisition.
Démocratie renforcée, inégalités combattues, développement maîtrisé, nouveaux droits assurés dans les 36 000 communes de France, nous devons faire vivre l'espoir qui s'est manifesté lors de l'élection présidentielle et démontrer que le vrai changement est déjà en marche, là où la gauche a été mise à la direction des affaires par les directeurs, qu'il peut s'amorcer partout où nous battrons la droite.
France 2 : lundi 12 juin 1995
B. Masure : Dans quelles villes, très concrètement, le candidat socialiste, pourrait se retirer pour éviter l'élection d'un candidat du FN ?
H. Emmanuelli : Le PS n'est pas partisan du front républicain non plus. Il n'y a pas une situation politique en France où il y aurait le FN d'un côté et tous les autres partis politiques de l'autre. En revanche, nous sommes des démocrates et nous allons prendre nos responsabilités c'est-à-dire que nous allons demander par exemple aux socialistes de Marignane de se retirer, et à la liste socialiste de Dreux. Nous prendrons nos responsabilités comme nous l'avons toujours fait. Cela nous regarderons aussi sur le terrain ce qui se passe. Par exemple, à Toulon, nous avons le sentiment que notre liste doit se maintenir, de même qu'à Nice.
B. Masure : Pourquoi ?
H. Emmanuelli : Parce que nous voulons faire barrage au FN, mais nous ne voulons pas cautionner n'importe quel maire au prétexte qu'il ne serait pas membre du FN. À Toulon, par exemple, je crois que nous devons, pour des raisons de transparence et de moralité, demander à nos amis de se maintenir.
B. Masure : Vous demandez cependant à l'actuelle majorité de se retirer à Tourcoing, à Mulhouse ou encore à Vitrolles ?
H. Emmanuelli : Nous, nous prenons nos responsabilités. Je ne peux pas donner le sentiment aux Françaises et au Français qu'il y a un marchandage entre nous et le RPR ou l'UDF. Nous prenons nos décisions et je leur dis : à vous de prendre les vôtres !
B. Masure : Quel constat faites-vous après avoir digéré tous les résultats d'hier soir ?
H. Emmanuelli : La gauche résiste bien. Je n'étais pas inquiet d'ailleurs. Nous perdons quelques villes, mais nous avons aussi quelques belles perspectives de victoire : je pense à Grenoble, à Saint-Étienne, à Caen et à quelques autres.
Le Figaro : 22 juin 1995
Le Figaro : Le PS n'a-t-il pas une part de responsabilité dans les victoires du Front national, et Toulon notamment ?
H. Emmanuelli : Le PS a été clair dans ses positions il a retiré ses candidats à Marignane, Dreux et Noyon. À Nice et à Toulon, la situation a été évoquée au bureau national dès le 12 juin après consultation des fédérations concernées. À l'unanimité, il a été décidé que nous ne pouvions pas demander le retrait de nos listes quand la situation était trop confuse à droite, et laisser ainsi le choix entre peste et choléra. Demander au PS de fermer boutique, laisser le champ libre à une droite dont on a du mal à distinguer les composantes démocratiques nous a paru plus dangereux encore.
Le Figaro : Pas de regrets, après coup ?
H. Emmanuelli : Si, le regret que le FN ait pris Orange où le maire sortant (DVG) n'avait pas, à la différence du candidat de droite, à se retirer : Marignane où un divers droite, sans doute pas inconnu de M. Gaudin, s'est maintenu. Toulon où de propres adjoints de M. Trucy suppliaient que l'on ne vote pas pour lui. Le regret aussi qua la droite n'ait pas su faire le ménage chez elle !
Le Figaro : Êtes-vous favorable au boycott des villes désormais administrées par le FN ?
H. Emmanuelli : Dans ces villes, le FN n'a été élu que par une minorité. Faut-il, dans ces conditions, culpabiliser l'ensemble des citoyens ou, au contraire, les inciter à se ressaisir et à s'organiser, pour que l'expérience dure le moins longtemps possible ? Tout ce qui ira dans le sens d'une mobilisation des véritables forces démocratiques locales est à encourager, et le PS y prendra sa part.
Le Figaro : Le PS est-il allé suffisamment loin dans sa réflexion pour s'opposer efficacement au développement, à l'enracinement des thèmes développés par le Front national.
H. Emmanuelli : Nous n'allons pas quand même, régulièrement, faire semblant de les découvrir ! Je me souviens, notamment, d'une longue tribune que l'avais écrite en 1991. Je rappelais les dernières lignes écrites par Georges Pompidou dans Le Nœud gordien : « Le fascisme n'est pas si improbable, il est de même, je crois, plus près de nous que le totalitarisme communiste. À nous de savoir si nous sommes prêts pour l'éviter à résister eux utopies et aux démons de la destruction. » Je dénonçais les dangers d'un front commun s'inscrivent dans le schéma caricatural de la « bande des quatre », si utile à la démagogie fascisante. Je mettais en garde contre la tentation toujours ambiguë du consensus et du gestionnarisme incolore. Je n'aurais aujourd'hui pas grand-chose à changer à ce que j'écrivais alors.
Le succès du Front national repose sur plusieurs composantes dont la préférence nationale et la mise en avant de l'establishment à un moment où de nombreuses catégories sociales ont le sentiment d'être coupées des responsables politiques, d'être délaissées par eux dans le mesure où ils n'ont apporté que des réponses insuffisantes à leurs préoccupations. Il y e bien sûr d'autres raisons, mais ces deux-là ajoutées à la thématique de l'insécurité en sont les principaux aliments. Il nous faut donc combattre au plan national ces thèmes dangereux et antidémocratiques, mais aussi nous battre sur place en renouant le dialogue avec celles et ceux qui se laissent abuser.
Le Figaro : Ce discours n'est pas nouveau. Pourquoi serait-il davantage entendu aujourd'hui ?
H. Emmanuelli : Vous êtes extraordinaire ! Savez-vous supprimer le chômage, recréer des emplois en Lorraine, dans le Pas-de-Calais ? C'est de cela qu'il s'agit quand Jean-Marie Le Pen s'évertue à expliquer, à ceux qui se sentent abandonnés, que les élites n'en ont rien à faire de leurs préoccupations. Que lui seul…
Bien sûr ce discours n'est pas nouveau. Il peut difficilement l'être, mais c'est au niveau de l'action que nous devons manifester une détermination plus forte en combinant action nationale et actions locales. Un maire ne peut, à lui seul, taire reculer le chômage. Ses pouvoirs en matière de sécurité sont limités et sont de la responsabilité de l'État. Quant au processus qui amène certaines catégories à désespérer de leur sort, il dépasse le cadre national : je pense au chômage. Il n'y a donc pas de réponses faciles. Cela dit, nous allons nous battre avec détermination. Le peuple de France, malgré quelques errements, a toujours su retrouver le chemin de la République et de la démocratie.