Texte intégral
Où est passé la politique étrangère ?
Pourquoi vouloir communautariser notre politique étrangère, à l'heure du renouveau des nations ?
Tous les candidats auraient-ils consenti par avance à l'effacement de la France de la scène internationale ? On est en droit de se poser la question à voir le sort réservé aux affaires extérieures dans ce qu'il faut bien appeler, là encore, le programme commun des trois candidats places en tête par les sondages.
Quelques lignes bâclées et ennuyeuses publiées en bas de page dans nos quotidiens : c'est ainsi qu'est escamoté l'un des sujets qui devrait dominer le débat de la présidentielle : quel doit être le rôle de la France dans le monde de l'après-Yalta ?
Certes, quatorze ans de diplomatie mitterrandienne nous ont mal préparés à affronter ce grand débat et ont engourdi la conscience internationale des Français. Le septennat qui s'achève a pourtant vu un monde s'évanouir et un autre apparaître, totalement étrangers l'un à l'autre. Ce monde nouveau est pour la France un appel à redéfinir sa place, son rôle, sa mission dans la nouvelle architecture internationale. Mais qui tire aujourd'hui le bilan d'une politique socialiste qui n'a rien vu venir, a réagi à contretemps et a enfermé frileusement la France dans un "tout-Europe", stérilisant ses capacités d'initiative ?
La France de François Mitterrand n'a-t-elle pas laissé l'Allemagne seule face à l'échéance redoutable de sa réunification ?
La France de François Mitterrand n'a-t-elle pas repoussé autant qu'elle a pu la réalisation de la Grande Europe dont elle aurait dû être l'architecte principal ?
La France de François Mitterrand ne s'est-elle pas accrochée jusqu'au bout et au-delà au monde de Yalta, dont Maastricht est en quelque sorte le dernier avatar ?
Et la cohabitation n'a évidemment donné lieu à aucune correction de trajectoire.
Ainsi, à l'heure du renouveau des nations, la France, la nation par excellence, la nation de référence, ne songeait qu'à disparaître derrière une Europe qui lui fournirait une décharge permanente de responsabilité ?
Que pense la France ? Elle se raille par avance à la majorité qui se dégagera à Bruxelles ou à New York… Que pensent les diplomates français ? Ils sont invités à se concerter en permanence avec leurs collègues européens en d'interminables palabres pour accoucher de communiqués nègre blanc que personne ne prendra en considération…
L'effacement
C'est ainsi qu'on stérilise progressivement un des meilleurs réseaux diplomatiques et consulaires du monde. C'est ainsi qu'on perd peu à peu le bénéfice de mille ans d'un savoir-faire diplomatique sans pareil. C'est ainsi qu'on néglige la capacité de mobilisation des Français de l'étranger au service d'une diplomatie imaginative.
Des actions communes européennes sont certainement possibles et utiles quand il y a véritablement convergence d'intérêts. Mais pourquoi vouloir à toute force communautaire l'ensemble de notre politique étrangère, à l'heure précisément où la disparition de l'ennemi commun, l'URSS, qui avait été le ciment de la construction européenne, ramène très naturellement chacun vers ses propres priorités ?
Cet effacement des ambitions diplomatiques françaises est paradoxal. Rien ne l'impose. Au contraire. Le monde nouveau qui surgit sur les décombres de Yalta peut être considéré comme l'accomplissement de ce que la diplomatie française, tant qu'elle a été inspirée par les orientations définies par le général de Gaulle, a toujours recherche : un monde de nations et non de blocs.
Ce monde sans superpuissances ouvre à la diplomatie française un champ d'action infiniment plus vaste que le monde figé de la guerre froide.
La force des nations
La France peut aujourd'hui assumer pleinement son rôle de membre permanent du Conseil de sécurité et être demain le ferment du renouveau au sein des Nations unies, qui ne sont plus paralysées par l'affrontement Est-Ouest. Qui mieux que la patrie de l'État-nation peut apporter une contribution décisive à l'organisation d'un monde qui va conjuguer le national et l'universel ?
Face à des organismes internationaux à court d'idées et de moyens, la France peut être demain l'initiatrice d'un renouveau de la coopération, en particulier avec l'Afrique. C'est un véritable codéveloppement qu'il faut mettre en œuvre, en favorisant notamment l'essor d'une nouvelle forme de coopération, très efficace et très mobilisatrice, la coopération décentralisée, telle que je l'ai expérimentée, par exemple, dans mon département, avec le Bénin. Là se trouve la principale clé d'une maîtrise effective de l'immigration, avec la remise en route du creuset français.
Cœur d'une francophone renouvelés, la France peut demain, face aux menaces culturelles qui affectent l'identité et la sécurité des nations, prendre l'initiative d'une politique culturelles extérieure ambitieuse, qui devra disposer de moyens importants, au moment où des pays comme l'Allemagne font en faveur de la promotion de leur langue des efforts considérables dans toute l'Europe orientale.
De telles orientations, ouvrent des voies des d'avenir. Alors que si la France s'englue dans un système d'"Europe impassible" et d'"États irresponsable", selon la formule de l'ambassadeur Gabriel Robin, on débouchera un jour ou l'autre sur une crise grave. Je crois que nos sociétés inquiètes et fragiles ont aujourd'hui besoin plus que jamais d'États tutélaires proches d'elles, en qui elles puissent se reconnaître. La suspicion dont on continue à entourer la nation dans les enceintes supranationales européennes n'est plus de saison. Parce que, de plus en plus, la nation apparaîtra comme l'échelon de prédilection de la démocratie vivante et de la solidarité active.
Le monde nouveau qui est le nôtre redonne toutes leurs chances aux nations éprises d'initiatives. Ce n'est pas le moment pour notre pays d'abdiquer ce qui n'est nullement, comme veulent nous le faire croire certains idéologues, une "coquille vide" : notre souveraineté nationale. Car si la France n'était plus un État-nation ouvert sur l'universel, elle ne serait plus rien. Or c'est ainsi qu'elle rendait service et qu'elle peut encore demain rendre service.
13 avril 1995
Jeune Afrique
L'homme est iconoclaste et, comme tel, goûte très peu le conformisme du microcosme politique français. N'est-il pas Vendéen, un Chouan égaré en cette fin de XXe siècle ?
Catholique pratiquant, mais pas grenouille de bénitier (du moins s'en défend-il), Philippe de Villiers a le côté à la fois attachant et énervant des gens de conviction. Mais il a le mérite de tenir un discours cohérent, quoique parfois discutable. Ce qui dérange aussi bien à droite qu'à gauche. Et qui, à ses yeux, reste un gage de liberté et d'indépendance.
L'homme, à 46 ans, se veut le "monsieur Propre" de la République. En 1989, il s'adressait à ses compatriotes une Lettre ouverte aux coupeurs de tête du Bicentenaire (de la Révolution française de 1789, NDLR) dans laquelle il dénonçait "les omissions et les mensonges de l'historiographie officielle". Une année plus tard, dans La chienne qui miaule, le faisait le procès de la social-démocratie et, en 1994, dans La Société de connivence, s'attaquait à l'aristocratie technocratique et à la "démission du politique au profit des experts".
Tout y passe : le GATT, les accords de Schengen, qui suppriment les frontières entre sept pays de l'Union européenne… Villiers agace, dérange. Serait-il un nouveau Jean-Marie Le Pen, chantre de la droite nationaliste extrême ? Il s'en défend énergiquement.
Immigration, corruption, préférence communautaire… Tels sont les thèmes de prédilection de cet ancien élève de l'école nationale d'administration (ENA) qui a ce mot terrible sur l'institution d'où sortent la plupart du personnel politique français : c'est une école "où l'on entre avec 1 200 mots et d'où l'on sort avec 200".
Ainsi est Philippe de Villiers. Ironique, provocateur et têtu. Comme ses ancêtres de 1793, ceux qui ont fait face, au prix de leur ive, aux apôtres de la Révolution. Lors de la campagne en vue de la prochaine élection présidentielle du 23 avril, il entend, lui aussi, faire barrage à tout ce qui altère ou menace de compromettre ce qu'il appelle "l'identité française". À ses côtés, sa femme Dominique et ses sept enfants.
C'est donc un personnage controversé et haut en couleur, redoutable débatteur que Jeune Afrique accueille dans ses colonnes. Pour l'entendre développer son projet pour l'Afrique, sa volonté de stopper l'immigration et la politique de coopération qu'il entend développer. Entretien avec la "brebis galeuse" de la classe politique française.
Jeune Afrique : Vous n'aimez pas être comparé à Jean-Marie Le Pen. En quoi le programme de votre parti, le Mouvement pour la France, est-il différent de celui du Front national ?
Philippe de Villiers : J'ai été choqué, traumatisé, en lisant votre article "La droite dans ses extrêmes" (J.A. n° 1783 du 9-15 mars 1995). C'est que j'aime profondément l'Afrique. Mon premier geste, lorsque j'ai été élu président du conseil général de Vendée, en 1988, a été de demander à mes collaborateurs de mettre sur pied une formule nouvelle de coopération avec l'Afrique. Parce que nous entretenons des liens anciens avec certains pays d'Afrique. Et aussi parce beaucoup de Vendéens y travaillent. Nous avons lancé avec le président Nicéphore Soglo, du Bénin, un projet de coopération décentralisée. Tout de suite, ça a bien marché.
Jeune Afrique : Pourquoi avez-vous choisi le Bénin ?
Philippe de Villiers : Parce que nous avons des liens très forts avec ce pays où je me sens chez moi. Parce que c‘est une démocratie. Parce que le président Soglo me paraît être un homme d'État qui dispose d'un indiscutable prestige t qu'il fait preuve de compétence, d'intelligence et d'ouverture d'esprit. Et parce que le Bénin est un pays dont la taille relativement réduite nous permet d'agir efficacement.
Jeune Afrique : Mais cette forme de coopération, qui est d'ailleurs expérimentée, ici et là, par les organisations non gouvernementales, a montré ses limites. Que cherchez-vous en fait ?
Philippe de Villiers : À Savé, au cœur du Bénin, deux types de coopération sont à l'œuvre : la Maison familiale, réalisée par les habitants avec le concours de la Vendée, et la grande sucrerie, ont la construction a coûté des millions de dollars et qui, faute de canne à sucre, est aujourd'hui une ruine alors que sa construction est pourtant toute récente. Ce que nous préconisons, c'est une coopération au sens plein du terme, une coopération de "visage à visage", qui mobilise les populations et permet de tisser des liens affectifs et politiques très profonds. Si vous interrogez aujourd'hui un jeune Vendéen, il vous répondra tout de suite qu'il connaît le Bénin. D'une manière générale, c'est la coopération multilatérale qui a montré ses limites. Car, en la matière, la France est liée. Elle dépend de ses partenaires. Résultat : les Africains ont tendance à considérer aujourd'hui que la France n'est plus tout à fait la France. C'est-à-dire un pays libre, capable de leur donner une réponse immédiate aux questions qu'ils se posent.
Jeune Afrique : La dévaluation du franc CFA a été ressentie par les populations africaines comme un lâchage de la France, voire de l'Europe…
Philippe de Villiers : Certains États européens semblent tentés par cette dérive : l'Allemagne, la Grande-Bretagne, l'Italie les Pays-Bas… La France a donc un rôle particulier à jouer pour rappeler sans cesse l'importance de l'Afrique pour l'Europe. Notre développement dépend du développement de l'Afrique. La vraie réponse douloureuse de l'immigration, c'est le développement des pays où elle s'alimente.
Jeune Afrique : Que proposez-vous ?
Philippe de Villiers : Il faut que la France rebâtisse au plus vite une grande politique africaine, indépendante, généreuse et exigeante. Il faut que nous cessions de nous cacher derrière Bruxelles ou le FMI et que nous reprenions, dans toutes les grandes enceintes internationales notre rôle d'avocat naturel du développement de l'Afrique. Il faut que les Africains sentent que la France reste proche d'eux à un moment difficile de leur histoire. Il faut qu'elle soit sans complaisance pour les dérives, mais chaleureusement présente, au moment où les pays africains affrontent à la fois les plans d'ajustement structurel du FMI, la dévaluation du franc CFA, les accords du GATT, les menaces de diminution de l'aide européenne et les risques de la démocratisation. Il faudra aussi qu'au sein de la nouvelle Organisation mondiale du commerce (OMC), comme le demande la résolution dont nous avons pris l'initiative à Dakar, les pays de l'Union européenne se battent pour faire reconnaître la légitimité durable d'une coopération privilégiée avec les pays ACP (Afrique, Caraïbes et Pacifique).
Jeune Afrique : Vous êtes donc pour le maintien des accords de Lomé ?
Philippe de Villiers : Oui, complètement ! Et je considère que la France n'aurait jamais dû lâcher devant l'Allemagne. La situation actuelle est surréaliste : on laisse tomber l'Afrique au profit des pays de l'Est. Mais c'est l'intérêt de la France qui est en jeu ! La France est une puissance africaine. Ill serait tout de même paradoxal que ce soit les Américains qui viennent sauver l'Afrique. Si la France perd ses relations privilégiées avec l'Afrique, elle perd de son poids en Europe et dans le monde. L'Union européenne, qui aurait pu et dû peser de tout son poids de première puissance commerciale mondiale pour obtenir un régime des échanges qui tienne compte de sa solidarité avec les pays ACP, ne l'a pas fait. C'est une lourde responsabilité. La France n'a pas été en mesure de l'imposer avant dans ce domaine renoncé à sa souveraineté. Le fruit des efforts déployés par la plupart des pays africains, à la fois sur le plan de la démocratisation et sur celui de l'industrialisation, risque d'être rapidement balayé. Exemple : le Sénégal produit un concentré de tomate d'excellente qualité qu'il exporte dans toute l'Afrique de l'Ouest. Mais, du fait des règles du GATT, ce marché risque d'être pris par des produits étrangers qui mieux conditionnés, vont ruiner l'industrie sénégalaise.
Jeune Afrique : Ce retrait de l'Europe n'est-il pas le signe concret de son désintérêt croissant à l'égard de l'Afrique ?
Philippe de Villiers : Je pense que ce serait une erreur considérable de se détourner aujourd'hui de l'Afrique au profit de l'Europe centrale et orientale, comme s'il pouvait y avoir une concurrence entre ces deux zones géographiques. Ce serait un véritable non-sens de vouloir désormais ignorer ces pays du Sud avec lesquels nous avons des liens historiques, culturels et linguistiques puissants et qui sont aujourd'hui les pays-source des principaux courants d'immigration vers l'Europe.
Jeune Afrique : Mais l'aide au développement n'est plus à la mode…
Philippe de Villiers : Au contraire, l'aide financière doit être désormais consacrée, comme elle aurait toujours dû l'être, à des projets correspondant à des besoins réels. Il est grand temps de cesser de penser que l'expansion du commerce extérieur est la seule modalité possible du développement. Il faut maintenant privilégier le développement autocentré, le développement des marchés locaux, le développement des zones rurales, afin d'enrayer un exode qui vide les campagnes et alimente un prolétariat suburbain qui devient rapidement le terreau de l'immigration clandestine. Ces actions sont moins spectaculaires, mais elles sont décisives. Et elles supposent la continuité.
Jeune Afrique : La coopération décentralisée pour lutter contre l'immigration en somme…
Philippe de Villiers : Tout à fait. Pour moi, le paysan béninois auquel on demande de faire des cultures d'exportation plutôt que des cultures vivrières est une victime du GATT, qui l'a arraché à sa terre. Il prend ainsi son billet d'avion pour débarquer à Paris et se retrouve dans un bunker ethnique dans telle ou telle banlieue. Et là, c'est le cauchemar. Il est déraciné alors que chez lui il pouvait compter sur la solidarité de tous, l'hospitalité, l'entraide. Bref, pour stopper l'émigration, il faut encourager le développement autocentré sans imposer notre modèle de développement. Ne recommençons pas l'erreur des éléphants blancs ! Méfions-nous des recettes du GATT et du FMI qui veulent impose à l'Afrique de travailler selon le goût mondial et au prix mondial. C'est aux Africains de trouver, conformément à leurs traditions, le modèle qui leur convient. Lequel, à mon avis, est beaucoup plus riche en stabilité sociale et en valeurs humaines que le nôtre.
Jeune Afrique : Vous voulez stopper l'immigration, mais quid des immigrés déjà installés en France ?
Philippe de Villiers : Il y a deux solutions. Les personnes en situation régulière ont droit aux lois de l'hospitalité qui sont l'honneur de notre pays. Les autres, ceux qui sont en situation irrégulière, n'ont pas à rester en France. Ceux qui sont en situation régulière et qui souhaitent devenir Français doivent garder à l'esprit que la France est l'un des pays où l'assimilation se fait le plus facilement. Elle a toujours été multi-ethnique, mais ne peut devenir multi-culturelle ! Une société en damiers, à l'américaine. C'est pourquoi, je propose, pour tous les étrangers qui désirent devenir Français, de prêter un serment solennel.
Jeune Afrique : Pour le Maghreb, et notamment l'Algérie, qu'elle est votre politique ?
Philippe de Villiers : La France ne peut pas ne pas être attentive à ce qui se passe au Maghreb. Dans un monde d'instabilité il faut s'appuyer sur des pôles de stabilité. Je pense qu'il faut aider Rabat et Tunis à faire face au contrecoup de ce qui se passe à Alger du fait des turbulences islamistes. Il faut éviter la contagion, fortifier ces deux pays et les mettre en position de pouvoir un jour, non seulement contrecarrer le mouvement intégriste, mais d'aider l'Algérie à régler ce problème. Avec cependant cette réserve : la France ne doit pas s'immiscer dans les affaires algériennes. Ni dans celles des autres pays. Il y a deux éléments forts entre la France et l'Afrique : l'indépendance et la souveraineté, mais aussi les liens affectifs. Il faut, en tenant compte de ces paramètres, élaborer une coopération du XXIe siècle.