Texte intégral
Europe 1 – 16 novembre 1998
Q - Merci d'être là et de venir dire ce que pense la France, ce qu'elle a fait dans l'affaire de l'Irak. Vous avez entendu : le sénateur américain, J. Mac Keyne, soupçonne publiquement la France, d'avoir prévenu S. Hussein que l'Amérique allait frapper. Est-ce possible ?
- « Je trouve que c'est une accusation, à la fois honteuse et complètement idiote. Parce qu'il suffisait aux dirigeants irakiens de lire la presse internationale et de regarder CNN pour savoir qu'ils étaient menacés d'une frappe imminente. Et certainement cela a joué un rôle clé dans la volte-face que nous avons tous recherché. Mais je trouve cela particulièrement scandaleux. C'est certainement… Je ne sais pas qui est ce que sénateur, je pense qu'il est frustré de bombardements. »
Q - Il n'est pas le seul en Amérique apparemment…
- « Je ne sais pas. C'est la seule déclaration de quelqu'un de ce niveau que nous ayons relevée. Je demande que les autorités américaines s'expliquent sur cette déclaration. Je demande qu'elles soient interrogées à ce sujet. »
Q - La France a la conscience tranquille ? Même pour forcer S. Hussein à la raison, on n'a pas fait passer un message à S. Hussein ?
- « La question ne se pose même pas. Le monde entier a fait savoir par des déclarations publiques - et par aucune autre procédure, puisque précisément nous avons adopté cette attitude de très grande clarté, de très grande fermeté - aux Irakiens, que s'ils ne revenaient pas immédiatement et complètement sur la décision de rompre avec l'Unscom, la commission de contrôle, ils étaient menacés d'une frappe… »
Q - Et vous, vous…
- « … à court terme ; le monde entier l'a dit ; CNN l'a dit toute la journée ; la presse anglo-saxonne l'a dit toute la journée ; K. Annan l'a dit ; les autorités françaises l'ont dit. Il y a eu une grande unanimité sur ce plan. Et je pense que les dirigeants irakiens - je ne sais pas comment ils ont raisonné exactement -, mais je pense qu'ils ont analysé cette situation. Ils ont vu que, contrairement à la crise du printemps, qui était très différente, eh bien il n'y avait aucun pays dans le monde qui ne trouvait une explication quelconque - même un peu tiré par les cheveux -, aucune explication à la position irakienne. »
Q - Donc vous excluez des fuites, en tout cas du côté français ?
- « Mais des fuites de quoi ? Les Américains, en plus, ne donnent ce type d'informations à personne ! Même aux États-Unis, je pense que ce sont des informations extrêmement plus réduites, sauf l'idée générale d'une menace imminente. »
Q - Vous étiez en Amérique centrale, vous étiez avec le Président Chirac.
- « J'étais au Mexique. »
Q - M. Clinton a informé les Français du déclenchement de l'opération américaine ?
- « Non, du déclenchement, non ! Ils ne disent à personne les modalités exactes, les plans de frappe, les cibles, ni l'heure, ce genre de précisions. Le Président Clinton et le Président Chirac se sont parlé fréquemment dans cette crise, comme Madame Albright et moi-même, à propos de l'analyse générale. Et la dernière conversation importante qui a eu lieu entre le Président Clinton et le Président Chirac, c'était après que l'Irak est fait volte-face, et accepté, en réponse à une lettre de K. Annan, de dire qu'il reprenait, sans aucune restriction, toute la coopération de l'Unscom. Ce qui était le but de la communauté internationale. Voilà comment, chronologiquement, ça s'est passé. »
Q - La guerre de Bagdad n'aura pas lieu, en tout cas pas tout de suite. Est-ce que vous croyez que S. Hussein va tenir ses nouvelles promesses ?
- « Nous essayons de gérer cette crise de longue durée, indépendamment de la crise actuelle, sans avoir à nous poser des questions psychologiques de ce type. Nous essayons par notre action de créer des conditions dans lesquelles l'Irak n'a pas d'autres choix raisonnable que de coopérer pleinement avec les commissions de contrôle, pour que les pays membres du conseil de sécurité puissent, le moment venu, constater que toutes les conditions sont réunies, pardon, pour qu'enfin l'embargo soit levé. »
Q - Oui, mais à cinq reprises, en six ans, il a provoqué une crise par des engagements non tenus. Alors est-ce que…
- « C'est vrai. »
Q - La crise est réglée, ou n'est-elle pas réglée ?
- « Elle ne sera réglée, au fond, que quand le Conseil de sécurité constatera qu'en effet, les contrôles sont terminés ; qu'on peut passer à ce que l'on appelle le contrôle à long terme. C'est quelque chose dans le genre de ce qu'acceptent tous les pays du monde, quand ils signent des accords de désarmement, avec des inspections sur place, chez eux, y compris des inspections surprises. Là, on pourra dire que la crise est levée. Et quand on pourra faire jouer des articles prévus pour cela, des résolutions qui ont été prises après la guerre du Golfe pour lever l'embargo pétrolier, là, on pourra dire : la crise est réglée. »
Q - D'ici là…
- « D'ici là, la crise n'est pas réglée. »
Q - La crise n'est pas réglée, et S. Hussein peut recommencer. Mais s'il recommençait, qu'est-ce qui se passerait ?
- « Cette crise paroxysmique est réglée. La crise de fond ne l'est pas. Nous sommes toujours à l'oeuvre. »
Q - Il en a eu cinq crises en six ans.
- « Et cette fois si, contrairement à la crise du printemps, nous avons montré ostensiblement, par notre silence, par notre fermeté, par notre désapprobation, nous avons montré aux dirigeants irakiens qu'ils n'avaient pas d'autre solution que de reprendre complètement la coopération. Et je pense que la position de la France… »
Q - Quand vous dites « nous », c'est la France ?
- « Naturellement c'est la France. Mais je parle de la France ! Je parle du Président de la République, et je parle du gouvernement français. Et je pense que ce message a été compris tel quel à Bagdad. »
Q - Vous vous êtes tu : ça a fait peur à S. Hussein ?
- « On a simplement - par l'intermédiaire d'une lettre que j'ai envoyé personnellement, à T. Aziz, au nom des autorités françaises -, tout de suite, après la décision contestée de l'Irak, exprimé notre totale incompréhension, notre totale désapprobation. Et après, c'est tout. On a simplement soutenu l'action de K. Annan qui n'a pas pris d'initiative particulière ; qui n'a pas été sur place ; qui a simplement dit aux Irakiens : c'est à vous de revenir sur cette décision inacceptable. Finalement ce qui a été obtenu. »
Q - J'ai posé la question, et je n'ai pas eu une réponse tout à l'heure : si S. Hussein recommence, cette fois - comme l'a laissé entendre et le Président Clinton et Monsieur Chirac - on bombarde ?
- « Le Président de la République a dit que si l'Irak recommençait à ne pas coopérer avec la commission de contrôle, il serait, à nouveau, sous la menace de l'emploi de la force. L'emploi de la force exacte, ça dépend d'une appréciation de la situation ; ça dépend d'une concertation entre les principaux dirigeants ; ça dépend de ce que dit le Conseil de sécurité dans le cadre de ses résolutions. On ne peut jamais se transposer d'une crise dans l'autre. Ce qui est sûr, c'est que la patience de la communauté internationale, pour prendre cette formule, est de plus en plus réduite à chaque fois. »
Q - Etes-vous d'accord avec le conseiller spécial de M. Clinton, qui disait, hier soir : « Une future frappe ne nécessiterait pas d'approbation de l'ONU ? Parce que les Américains, jusqu'à présent, ont, à différents moments, chercher à coincer M. K. Annan et les Nations unies - ils sont sous contrôle - et à agir comme s'ils étaient seuls ? On ne peut pas le nier.
- « En tout cas, je voudrais dire que l'occasion ne s'est pas présentée jusqu'ici. Je pense que le Président Clinton a pris une décision sage, hier, en interrompant leur projet, parce que les États-Unis - dans la mesure où ils prétendent s'exprimer et agir au nom de la communauté internationale, notamment à partir des résolutions qui existent déjà -, ne peuvent pas, dans un cas où ils auraient fait une interprétation aussi divergente des autres, ne pas aller au bout de ce mouvement. Donc, il a bien fait de l'interrompre. Maintenant, est-ce qu'il y a automatisme ? Il y a une discussion entre les États-Unis et les autres, à propos de ce que doit faire le Conseil de sécurité. Nous, on a une position de principe très claire : c'est le Conseil qui détermine l'emploi de la force ; c'est-à-dire la charte des Nations unies chapitre 7. Dans les cas d'espèce, il y a une discussion, parce que tout dépend du contenu des résolutions déjà votées. Je ne peux pas vous dire pour le prochain coup. »
Q - Mais vous pensez qu'il y en aura un…
- « Je pense que l'exaspération croît, même chez les pays qui veulent à tout prix apaiser les souffrances du peuple irakien, comme c'est notre cas. »
Q - Encore une fois, face à l'Amérique, l'Europe s'est divisée. Les Français résistaient ; les Allemands faisaient semblant ; et les Anglais, pourquoi jouent-ils toujours les cacatoès ?
- « C'est une question à poser aux Britanniques. Je ne sais pas comment on traduit le terme en anglais. »
Q - Perroquet.
- « Je pense, dans le cas d'espèce, tous les pays d'Europe - comme les États-Unis, comme les autres - ont envoyé un seul message. Donc, il n'y a pas de division qui saute aux yeux. Le seul message c'était de dire aux Irakiens : reprenez la coopération avec l'Unscom, il n'y a pas d'autre issue. »
Q - Le président Clinton a aussi dit, hier, avec une insistance qui avait été remarquée, qu'il fallait mettre en place, en Irak, un nouveau gouvernement qui veut la paix, qui respecte et n'opprime plus son peuple. Que dit la France ?
- « On ne peut que souhaiter ce type de gouvernement pour l'ensemble des pays du monde, si c'est un voeu général. »
Q - L'Amérique veut aider, organiser les partis d'opposition irakiens pour qu'ils succèdent, d'une manière ou d'une autre, le plus vite possible, à S. Hussein.
- « Il n'est pas dans les traditions de la politique et de la diplomatie française d'annoncer des plans d'ingérence et d'action de ce type. Je préfère en rester aux souhaits. Naturellement, nous souhaitons que l'Irak sorte de ce tunnel, que ce peuple arrête de souffrir, notamment des erreurs de ses dirigeants. Et le peuple irakien, comme les autres, a droit à la démocratie et à la paix. »
Q - D'accord, mais on ne fait rien.
- « Encore une fois, la France n'a pas pour tradition, politiquement et diplomatiquement, de faire ce que les États-Unis - en vertu d'un droit qu'ils se donnent à eux-mêmes - font : estimer ce qu'il faut dire et faire. Et sans résultats d'ailleurs ! Ce que vous venez de citer, ce sont des choses que disent les dirigeants américains depuis 91, depuis la fin de la guerre du Golfe. »
Q - Mais, cette fois-ci plus nettement.
- « Oui, mais cela n'a pas de résultats particuliers pour le moment. C'est pour ça que l'ensemble des autres pays du monde disent : la méthode que l'on connaît pour sortir de tout ça, de ces drames sans fin, et qui peut être mise en avant, c'est l'application des résolutions. Et après, on constate que l'on peut passer à l'étape suivante. Voilà ce sur quoi nous sommes mobilisés, concentrés et unis entre nous. »
Q - Ce n'est pas un mauvais signe, parce qu'autrefois ils se soutenaient Pinochet et les dictateurs. Donc, maintenant, s'ils veulent les dégommer ! À travers vous, ce matin, que dit la France aux Américains ?
- « Nous disons que le Président Clinton a pris une sage décision. Et nous disons aux autres membres du Conseil de sécurité que nous devons organiser et surveiller la concrétisation des nouveaux engagements pris par l'Irak. Et nous disons surtout, aux Irakiens, que maintenant il faut réellement, sans aucune manoeuvre, sans aucune astuce, sans aucune restriction, laisser les contrôles aller à leur terme. On sait qu'ils sont satisfaisants sur le balistique, sur le nucléaire, et encore problématiques ou incomplets à propos du chimique ou du bactériologique. Il faut aller au terme, pour passer au contrôle à long terme, et pour pouvoir lever l'embargo, et que ce peuple retrouve une situation normale. C'est le peuple irakien qui trinque dans tout ça ! »
Q - Le Président Chirac et vous-même, est-ce que vous avez été unis pendant toute cette crise ?
- « Vous avez pu le constater, en effet, oui. Nous sommes en contact constant. »
Q - Vous avez le sentiment d'avoir montré à B. Clinton que la France tient à son autonomie, à sa réputation, à sa voix, et qu'elle n'est pas, en toute circonstance, un béni oui-oui ?
- « Les dirigeants américains savent que nous sommes leurs alliés. Ils savent que la France est l'amie des États-Unis. Et ils savent que nous ne sommes jamais alignés automatiquement, ni mécaniquement. Nous avons notre libre-arbitre. Et je pense que la qualité de nos liens est fondée là-dessus, et que nous sommes respectés pour cette raison. »
Iraq - Réponse du ministre des affaires étrangères, M. Hubert Védrine, à une question d'actualité, à l'Assemblée nationale (Paris, le 18 novembre 1998)
Monsieur le président,
Mesdames et Messieurs les députés,
Monsieur le député,
La contribution que la France apporte à la gestion de la crise iraquienne, qui n'en finit pas, consiste à apporter un élément de raison et de sens des responsabilités dans la question. Nous le faisons en proposant constamment, et dans chaque où crise c'est le cas, une interprétation légaliste des résolutions du Conseil de sécurité, notamment la fameuse résolution 687 qui subordonne la levée de l'embargo pétrolier, non pas à toutes sortes de conditions inventées depuis en cours de route, mais simplement à la réalisation des contrôles après l'invasion du Koweït, après la fin de la guerre, sur l'ensemble des programmes iraquiens d'armement en matière d'armes de destruction massive.
Vous savez que la France a fait beaucoup de propositions pour que ce contrôle puisse être complètement terminé et que nous estimons pour notre part que la situation est claire à propos des armements nucléaires, à propos des armements balistiques. En revanche, elle ne l'est pas tout à fait encore en ce qui concerne les armements chimiques et bactériologiques, c'est un point de vue qui est partagé par les inspecteurs de la Commission et pas uniquement par les inspecteurs américains.
C'est pour cela que, dans le même temps, nous sommes particulièrement sensibles à la situation du iraquien ; vous connaissez bien le rôle qu'a joué la France à deux reprises pour qu'il y ait des résolutions dites « pétrole contre nourriture », qui aujourd'hui permettent à l'Iraq d'exporter presque autant de pétrole qu'avant la guerre du Golfe. Il est important que le régime iraquien continue à coopérer avec les Nations unies dans ce domaine.
Nous avons, au cours des dernières semaines, obtenu du Conseil de sécurité, y compris des Anglo-saxons qui étaient particulièrement réticents en raison d'autres arrière-pensées, l'idée qu'il puisse procéder à un examen d'ensemble à partir duquel nous dirons, nous l'espérons une bonne fois pour toute, aux Iraquiens : « voilà ce qui n'a pas été contrôlée jusqu'à maintenant, voilà ce qui doit être fait ». A la suite de quoi nous allons passer aux contrôles continus, ce qui devrait permettre, à ce moment-là, de lever l'embargo pétrolier qui est, je le rappelle pour conclure, uniquement lié à la question du contrôle des armes de destruction massive, et pas à tout une série d'autres questions que les Américains mettent en avant. Car sur ce point comme sur d'autres, nous voulons que les résolutions du Conseil de sécurité gardent leur autorité, que leur crédibilité soit préservée, ce qui consiste à les respecter scrupuleusement.