Interview de M. Édouard Balladur, Premier ministre et candidat à l'élection présidentielle de 1995, dans "Marchés tropicaux" du 24 mars 1995, sur les relations franco-africaines et la politique africaine de la France.

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Média : Marchés tropicaux

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Marchés Tropicaux a adressé aux principaux candidats à l'élection présidentielle un questionnaire sur les relations franco-africaines et les réformes éventuelles à apporter en ce domaine. Nous publierons au cours des semaines qui viennent la totalité des réponses qui nous parviendront, suivant l'ordre alphabétique, à la date où nous les recevons. Nous commençons ainsi aujourd'hui par les réponses que viennent de nous adresser MM. Édouard Balladur et Jean-Marie Le Pen.

M. Édouard Balladur. – "Depuis deux ans, la France a été plus que jamais aux côtés de l'Afrique"

Marchés Tropicaux : Que pensez-vous du bilan actuel de la politique africaine de la France ? Doit-elle être réformée, dans quel sens ?

Édouard Balladur : Depuis deux ans, la France a été plus que jamais aux côtés de l'Afrique, pour soutenir son redressement économique et favoriser le retour à la paix dans les régions en crise. À la suite de la décision courageuse de dévaluer le franc CFA, j'ai souhaité que la France fasse un effort exceptionnel pour assurer le succès de cette mesure et le retour de la croissance dans la zone Franc. Notre pays s'est engagé à accorder plus de 10 milliards de francs de concours financiers sur la période 1994-1996 et 25 milliards de francs d'annulation de la dette.

Aujourd'hui, chacun s'accorde à reconnaître que le bilan de la dévaluation est encourageant ; la croissance repart dans la plupart des pays de la zone Franc et les concours financiers internationaux reviennent.

La solidarité de la France s'est également manifestée au Rwanda, où notre intervention a permis de mettre fin aux massacres et de mobiliser l'aide internationale en faveur de ce pays. Aujourd'hui, il faut tirer les conséquences de ce drame et aider les pays africains à développer leurs capacités de réactions si une nouvelle crise éclatait en Afrique. C'est pourquoi j'ai proposé aux pays africains et à nos partenaires européens de travailler ensemble pour améliorer les capacités de maintien de la paix et de prévention des conflits en Afrique.

À l'avenir, la relation franco-africaine me paraît devoir être guidée par quelques principes essentiels.

La France doit continuer à être au premier rang des pays qui œuvrent en faveur du développement économique de l'Afrique et de sa stabilité politique. Elle doit continuer à être son meilleur avocat au sein de l'Union Européenne et apporter un soutien résolu aux initiatives que les Africains prennent eux-mêmes pour l'avenir de leur continent, que ce soit en matière de prévention des conflits ou de maintien de la paix, d'intégration régionale ou de développement.

La France doit aussi tenir le langage de la vérité à l'Afrique. Pour être efficace, sa solidarité doit être exigeante.

Enfin, la France doit sans cesse moderniser et adapter son effort de coopération. Et comme nous l'avons fait depuis deux ans, privilégier les dépenses d'investissement destinées à satisfaire les besoins élémentaires des populations plutôt que de financer à fonds perdu des dépenses de fonctionnement.

Notre pays doit rester le partenaire de confiance de l'Afrique, dans une relation fondée sur la solidarité et la responsabilité.

Marchés Tropicaux : Le système de coopération bilatéral français vous paraît-il satisfaisant dans son organisation et son fonctionnement? Doit-on conserver le champ actuel du ministère de la Coopération ? Dans l'avenir, l'Afrique francophone doit-elle rester, à votre avis, le bénéficiaire de l'aide française au développement?

Édouard Balladur : La France est, parmi les pays membres du G7, celui qui en matière d'aide au développement consent l'effort le plus considérable, en particulier au bénéfice de l'Afrique. Les mécanismes et les procédures de cette aide doivent naturellement être constamment modernisés et adaptés pour mieux remplir leurs objectifs.

Mais la priorité que revêt l'Afrique dans notre action en faveur du développement ne saurait être remise en question ; il s'agit pour la France d'une exigence de solidarité vis-à-vis d'un continent proche de nous par la géographie comme par les traditions historiques et culturelles que nous partageons. Il s'agit également d'une nécessité politique, car la France et l'Europe ne peuvent être indifférentes à la stabilité de l'Afrique.

La France donne la priorité aux pays d'Afrique francophone, ce qui me paraît normal.

Pour autant, cela ne doit pas nous conduire à nous désintéresser des pays qui n'appartiennent pas à la zone francophone ; la France a engagé une politique ambitieuse de coopération avec l'Afrique du Sud, qui pourrait devenir demain le moteur économique de l'Afrique Australe. Elle joue un rôle actif dans les processus de paix engagés au Mozambique et en Angola.

Enfin, l'action que mène notre pays en faveur de la reconstitution du Fonds européen de développement concerne, je le rappelle, les pays anglophones et lusophones tout autant que les pays francophones.

Marchés Tropicaux : Doit-on maintenir la zone CFA, même dans l'éventualité de la création d'une monnaie européenne? Si oui, de quelle manière? Faut-il conditionner le soutien financier français aux États africains en difficulté à un accord avec le FMI ?

Édouard Balladur : Votre question recouvre deux sujets différents, l'utilité de la zone Franc et son avenir, d'une part, les conditions de l'aide de la France aux pays africains, d'autre part.

Quels sont les avantages de la zone Franc ? Les pays africains ont opté bien avant les pays européens pour les avantages d'une union monétaire garantie d'un bon fonctionnement du marché intérieur à la zone. La fixité des parités entre leurs monnaies, la liberté des transferts de capitaux à l'intérieur de la zone, le rôle confié aux Banques Centrales leur a permis de bénéficier d'une stabilité monétaire unique sur le continent africain. Ils ont connu, pendant plus de 40 ans, une plus forte croissance et un meilleur développement que les autres pays africains. La dévaluation du franc CFA par rapport au franc était devenue nécessaire pour permettre aux économies de la zone de retrouver leur compétitivité, de mettre un terme à la fuite des capitaux et de renouer avec la croissance. Elle a été conduite de manière à renforcer la solidarité des pays de la zone. Tous les Chefs d'État ont confirmé leur attachement à une monnaie unique et ont pris des mesures pour renforcer l'intégration économique de leurs pays. La zone Franc n'est pas seulement une union monétaire. C'est aussi une garantie illimitée de convertibilité du franc CFA en devise, accordée par l'État français. Cette garantie est précieuse, elle permet par exemple d'assurer le paiement régulier des importations. C'est une formule unique au monde de solidarité monétaire entre un pays développé et des pays en voie de développement.

La modification de la parité du franc CFA ne l'a nullement remise en cause. Bien au contraire, cette opération et les mesures de redressement qui l'accompagnent donnent tout leur sens au maintien de la garantie apportée par la France à la monnaie des pays de la zone Franc.

Cette solidarité monétaire ne sera pas non plus remise en cause par le passage à la monnaie européenne. Les engagements souscrits par la France dans le Traité sur l'Union Européenne ne portent pas atteinte à sa capacité de conclure ou de poursuivre un accord de coopération monétaire. En outre, le mécanisme de garantie de la convertibilité du franc CFA est un engagement de l'État français qui est supporté par le Trésor et non par la Banque de France. La création de la Banque Centrale Européenne n'y portera donc pas atteinte. En réalité, le passage à la monnaie européenne offrira un nouvel avantage aux pays de la zone Franc : leurs échanges commerciaux avec les pays européens bénéficieront de la stabilité monétaire résultant de la parité fixe entre leur monnaie et la monnaie européenne.

J'en reviens maintenant aux conditions de l'aide de la France aux États africains. L'Afrique doit retrouver sa place dans la communauté financière internationale. C'était l'un des objectifs de la dévaluation du franc CFA et il a été atteint. N'oubliez pas que les institutions de Bretton Woods avaient peu à peu cessé d'intervenir dans les pays de la zone Franc, en raison de la dégradation prolongée de leur situation économique et de l'absence de perspectives de redressement, sauf changement des politiques économiques.

Les Chefs d'État de la zone ont eu le courage d'entreprendre une opération du type de celle qu'avait réalisée le Général De Gaulle en 1958 : dévaluer d'une part, remettre de l'ordre d'autre part. J'ai veillé personnellement à ce que le Fonds Monétaire et la Banque Mondiale apportent un soutien rapide et de très grande ampleur à leur décision. M. Camdessus et M. Preston sont venus me voir à Paris et s'y sont engagés devant moi. Des volumes financiers considérables ont été engagés en 1994. Les bailleurs de fonds multilatéraux ont mis en place, en 1994, près de 10 milliards de francs dans la zone, multipliant par 10 leurs engagements de 1993. La France de son côté a consenti un effort exceptionnel en octroyant des concours financiers de près de 3,5 milliards de francs et en annulant près de 25 milliards de francs de dettes.

Pourquoi ce lien avec les concours des bailleurs de fonds multilatéraux? Parce que les besoins d'aide sont immenses et ne peuvent être satisfaits par la seule aide de la France. Parce que le retour durable à la croissance nécessitera des efforts prolongés de la part des pays africains. Parce que l'appui de la France doit trouver son efficacité en s'inscrivant dans le cadre de programmes cohérents suivis par le FMI. Naturellement, la France, qui est l'un des tout premiers actionnaires du FMI et de la Banque Mondiale, veillera à ce que leur engagement aux côtés des pays africains se poursuive. Mais elle ne pourra accepter que les pays de la zone Franc renoncent aux efforts qui sont indispensables à l'efficacité de son aide. L'objectif est que l'aide de la France puisse bénéficier davantage à des projets de développement et soit moins consommée par les aides financières aux États.

Marchés Tropicaux : Faut-il moraliser, comme certains le pensent, les relations franco-africaines ? Faut-il, de même, imposer une condition stricte, et de quel ordre, à l'aide au développement ?

Édouard Balladur : L'efficacité de l'aide au développement, et sa crédibilité, supposent que celle-ci soit mise en œuvre dans les meilleures conditions de transparence.

Comment pourrait-on justifier aux yeux des Français l'ampleur de l'effort de notre pays en matière d'aide au développement si l'on pouvait mettre en doute l'utilisation des fonds ou l'utilité des actions engagées ? Il faut donc continuer d'être vigilant sur ce point.

En outre, l'aide au développement ne peut prétendre atteindre ses objectifs si les conditions nécessaires de stabilité politique et de rigueur économique ne sont pas réunies dans les pays destinataires.

Cela suppose que les règles fondamentales de démocratie et de respect des droits de l'Homme soient observées. Cela suppose également que des politiques économiques adaptées soient conduites afin de créer l'environnement nécessaire à un développement durable. Notre solidarité doit être exigeante.

Beaucoup a été fait en ce sens par de nombreux pays africains, et je les en félicite. La France a pris une large part à cette évolution encourageante, d'abord en soutenant les processus de démocratisation engagés dans de nombreux pays africains, en particulier la tenue d'élections libres et transparentes, d'autre part en apportant aux pays qui l'ont souhaité l'expertise technique nécessaire pour mettre en œuvre des politiques économiques de nature à favoriser leur redressement.

Marchés Tropicaux : La France doit-elle rapprocher sa politique africaine de celle des autres États de l'Union Européenne ? Doit-elle défendre, auprès de celle-ci, une position favorable à l'accès privilégié au marché européen pour les produits en provenance d'Afrique ? Doit-elle favoriser la coopération bilatérale ou, au contraire, l'aide multilatérale ?

Édouard Balladur : Aucun pays de l'Union Européenne ne s'engage pour l'Afrique autant que la France ; c'est notre pays qui est le plus souvent au premier rang pour mobiliser ses partenaires en faveur du continent, qu'il s'agisse d'intervenir dans des situations d'urgence comme ce fut le cas au Rwanda, de mobiliser des ressources pour l'aide au développement, ou d'aider les Africains à mener à bien les processus de démocratisation engagés dans leur pays. C'est dans cet engagement que réside la politique africaine de la France, qui est un élément essentiel de notre action extérieure. La France continuera d'agir auprès de ses partenaires européens pour défendre la solidarité entre l'Europe et l'Afrique.

L'Europe ne peut se désintéresser de l'Afrique, et l'Afrique a besoin de l'Europe. Telle est ma conviction. La Convention de Lomé en est le témoignage. C'est un exemple unique de coopération, qui regroupe l'utilisation d'un ensemble d'instruments d'aide et de développement des échanges commerciaux qui répondent aux besoins des pays africains. En qualité de Président de l'Union Européenne, la France s'efforce d'obtenir des améliorations substantielles de cette convention qui doit être révisée au mois de mai.

Sur le plan commercial, les pays d'Afrique subsaharienne bénéficient d'un régime préférentiel pour l'accès de leurs produits au marché européen. Ce régime est bien plus favorable que celui accordé aux pays en développement qui ne font pas partie de la Convention de Lomé. Des négociations sont en cours sur le volet commercial de la Convention de Lomé. Elles devraient se traduire par une nouvelle amélioration en faveur des pays ACP par la réduction des droits à l'importation et par l'assouplissement des règles d'origine. Par ailleurs, il faut rappeler qu'en 1994, la France a obtenu que le dossier de la banane soit réglé par l'adoption d'un règlement communautaire favorable aux producteurs traditionnels.

C'est un point important : il ne s'agissait pas seulement de défendre l'accès de ce produit au marché européen ; c'était aussi l'occasion de marquer notre attachement aux accords commerciaux préférentiels qui sont un instrument important au service du développement des pays africains.

De la même façon, le Gouvernement français continuera de plaider en faveur des intérêts des pays producteurs de cacao et donc du maintien en l'état des textes communautaires qui réglementent l'utilisation des graisses végétales dans la fabrication de chocolat.

Sur le plan financier, les négociations sur le 8e Fonds Européen de Développement (FED) sont très difficiles. À l'issue d'un Conseil Affaires Générales extraordinaire le 15 février, la France a préféré ajourner les discussions plutôt que de présenter aux pays ACP une offre insuffisante. Elle va continuer à s'employer à parvenir à un niveau de reconstitution du FED suffisant.

Certains pays justifient leur volonté de retrait dans leur contribution au FED par la nécessité de préserver leur aide bilatérale compte tenu de leurs contraintes budgétaires. Cette approche n'est pas partagée par la France. Le problème n'est pas de modifier l'équilibre entre aide bilatérale et aide multilatérale, qui est satisfaisant. Le véritable problème est que certains pays diminuent globalement leur aide au développement. Tel n'est pas le cas de la France qui est le pays du Groupe des sept pays les plus industrialisés qui consent l'effort d'aide le plus important exprimé en pourcentage de sa richesse nationale.