Déclaration de M. Édouard Balladur, Premier ministre et candidat à l'élection présidentielle 1995, sur la francophonie, la culture créole, et le rééquilibrage économique de l'outre-mer par rapport à la métropole, Paris le 4 avril 1995.

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Circonstance : Ouverture des journées culturelles de l'Outre-mer français, Paris le 4 avril 1995

Texte intégral

Monsieur le président du Sénat, 
Messieurs les parlementaires, 
Monsieur le président,

Je remercie Henry Jean-Baptiste, député de Mayotte et président de l'Association France outre-mer, de ses aimables paroles de bienvenue.

Je me réjouis d'ouvrir avec vous aujourd'hui les journées culturelles de l’outre-mer française, que vous avez organisées au Palais du Luxembourg.

Comment ne pas évoquer en ce lieu la mémoire de l'illustre enfant de l'outre-mer que fut Gaston Monnerville, président du conseil de la République, puis du Sénat de 1947 à 1968 ?

Sa carrière à tous égards remarquable et la fidélité aux valeurs qui furent les siennes en font un exemple. L'attachement qu'il ne cessa de manifester, de manière inséparable à la fois à la France et à ses racines guyanaises font de Gaston Monnerville le témoin privilégié du succès du modèle républicain, hérité de la Révolution Française, ancré au cœur de notre culture et marqué du sceau de l'universalité.

Quel meilleur témoignage en effet de l'universalité de la culture française que la réalité profondément singulière des départements et territoires d'outre-mer !

Seule, parmi les grandes nations d'Europe, la France a préservé une présence territoriale sur les trois grands océans : l'océan Atlantique, l'océan Indien et l'océan Pacifique. C'est sans doute parce que très tôt, chez nous, l'idée de nation s'est élevée au-dessus des réalités ethniques, religieuses et sociales. La France, comme le dit le Général de Gaulle, est composée de "peuples qu'étreignent, au cours de l'histoire, les épreuves les plus diverses, mais que la nature des choses utilisée par la politique pétrit sans cesse en une seule nation".

C'est pourquoi, plus que d'autres, la littérature française a mis l'homme au centre de ses préoccupations.

Mais l'universalité n'exclut pas, bien au contraire, la singularité.

La culture originale qu'au sein de la civilisation française, ont su édifier les hommes et les femmes des Antilles, de la Guyane, de la Réunion, de Mayotte, des territoires d'Océanie, a naturellement trouvé son expression dans la littérature, la musique, le cinéma ou les arts plastiques.

L'outre-mer joue ainsi un rôle irremplaçable dans le rayonnement de la France. Tout particulièrement dans celui de la langue française, dont les auteurs créoles afin d'exprimer leurs propres richesses, ont su mettre en valeur des possibilités de vocabulaire, de syntaxe, de rythmes, de couleurs, jusque-là inexplorées. Ils l'ont fait en y apportant la marque de leur génie propre, inséparable de cet amour du verbe, de ce plaisir des mots, qui font la force de la littérature de l'outre-mer et tirent une part de leur saveur de la langue créole.

En même temps qu'ils enrichissaient la langue française, les auteurs créoles tiraient ainsi profit du formidable vecteur qu'elle constitue, afin de pouvoir mieux rayonner à travers le monde.

Dès le siècle dernier, un Leconte de Lisle sut préserver dans le moule classique du Parnasse les impressions et quelque chose de l'esprit de l'île de la Réunion où il était né.

L'émergence d'une dimension proprement africaine dans la culture antillaise vient avec un fonctionnaire de cette maison, René Maran, honoré du Prix Goncourt en 1921, pour son "Batouala, véritable roman nègre", qui fit scandale à l'époque.

C'est au cours des années trente qu'Aimé Césaire forgea le concept de "négritude", popularisé par son ami Léopold Sédar Senghor, ainsi que par Léon Gontran Damas.

Ces trois éminents poètes eurent aussi un destin politique ; car la poésie, comme la politique, dans leur traduction la plus haute et chacune dans son registre, expriment l'identité d'un peuple. "J'ai guidé du troupeau, la longue transhumance" dit Césaire.

La "négritude" ne fut pas seulement un concept, mais d'abord une revendication : celle de la réintégration dans la mémoire commune d'une histoire marquée, particulièrement en ce qui concerne les Antilles, par de tragiques déracinements et une trop longue oppression.

Mais la négritude fut aussi une création : selon une formule de Senghor, "elle n'est pas le sommeil de la race, mais le soleil de l'âme".

Avec son "Cahier d'un retour au pays natal", qu'André Breton n'hésitait pas à qualifier de "plus grand monument lyrique de ce temps", la renommée d'Aimé Césaire allait commencer à se répandre : il est un des poètes français les plus étudiés dans les universités du monde et porte aujourd'hui haut l'étendard de la culture française.

Dépassant l'idée de négritude, Édouard Glissant rend à l'outre­mer français toute sa complexité et s'interroge d'une façon plus générale sur le "contact proliférant et le métissage des styles, des langages et des cultures" dans le monde contemporain. Il est bien vrai que la multiplication des contacts de toutes sortes entre les différents univers culturels, aux quatre coins du monde, propre à notre époque, les métissages et les syncrétismes les plus divers qui en résultent, placent la culture de l'outre-mer français au cœur de la modernité.

Après ces grands fondateurs est venue la relève dont je me réjouis qu'elle soit particulièrement bien représentée ici et que je tiens à saluer.

À travers Patrick Chamoiseau, lauréat du Prix Goncourt en 1992, c'est toute la jeune génération des écrivains d'outre-mer qui accède à la reconnaissance.

Après le temps de la contradiction, vient le temps de la synthèse. Plusieurs d'entre vous ont eu à cœur, à la suite du regretté Jean Albany, de mettre en avant l'idée de créolité dont Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant ont fait il y a 5 ans "l'éloge", la définissant comme une "spécificité ouverte", "la conscience d'une diversité préservée".

Mieux qu'aucun autre, sans doute, ce beau nom exprime la singularité de la synthèse originale qui, au confluent des influences les plus diverses, s'est opérée au sein de l'outre-mer français.

Cette créolité, un Saint-John Perse ne l'aurait pas reniée, lui qui fut honoré, en 1960, du Prix Nobel de littérature et qui, tout au long de ses pérégrinations diplomatiques, n'oublia jamais ses origines insulaires.

D'autres sensibilités, d'autres tempéraments artistiques, d'autres talents se sont fait connaître et s'affirment en dehors ou à côté du mouvement de la créolité : Xavier Orville, Daniel Maximin ou Ernest Pépin dans les Antilles comme Jean-François Samlong à La Réunion sont aujourd'hui des valeurs sûres et reconnues dans le monde des lettres. Il en est de même des femmes-écrivains : Simone Schwartz-Bart, Maryse Condé, Ina Césaire ou Gisèle Pineau pour ne citer qu'elles, ont conquis, parfois de haute lutte, une notoriété méritée.

Il y a la littérature créole. Il y a aussi le cinéma créole, auquel vous consacrez une partie de vos travaux et qui, avec "Rue Cases nègres", d'Euzhan Paley, tiré du beau roman de Joseph Zobel, a bien réussi son entrée en scène.

Ainsi, les voix créoles viennent-elles s'ajouter aux cultures du monde, ainsi qu'au patrimoine culturel de la France et plus largement de la francophonie

Le combat pour la francophonie est essentiel pour moi. Son enjeu dépasse la défense d'un héritage particulier, même si le nôtre est sans nul doute un des plus riches. Il s'agit de défendre, au travers d'une langue française aujourd'hui en première ligne, le droit à la différence des hommes et des cultures.

Si mon gouvernement a, le premier, mis en avant le principe de l'exception culturelle au sein des négociations du GATT, c'est que nous avions conscience de cet enjeu. Grâce à l'appui de l'ensemble de la communauté francophone, exprimé au sommet de l'île Maurice en décembre 1993, la France a largement obtenu gain de cause sur ce sujet.

Ce combat passe bien évidemment par le développement, en puissance et en qualité, des émissions en langue française à travers le monde, pour lesquelles les départements et territoires d'outre-mer constituent un relais essentiel. La multiplication récente des chaînes de télévision dans les départements d'outre-mer va dans ce sens. De même, le succès de l'Association des radios et des télévisions de l'océan indien (ARTOI) au sein de laquelle les échanges sont particulièrement féconds.

La défense de la culture française constitue un enjeu majeur des négociations sur le programme Média et la directive "télévision sans frontières" qui se déroulent actuellement à Bruxelles. Sur ce sujet, le gouvernement est déterminé à obtenir des mécanismes qui permettent le développement de l'audiovisuel dans les pays de l'Union européenne et qui garantissent en particulier la diffusion d'œuvres produites dans ces pays. Il s'agit pour moi d'une priorité.

La culture française doit être également défendue sur le territoire national : c'est l'objet de notre politique culturelle, que je souhaite ambitieuse. La loi sur l'emploi de la langue française a marqué certains principes qu'il était nécessaire de rappeler. Par la décentralisation des équipements culturels, le développement des enseignements artistiques, les mesures prises pour mieux protéger les créateurs, la relance des métiers d'arts, l'aide au cinéma, au théâtre, à la musique, à la danse, au livre, mon gouvernement a montré la direction. Je souhaite que ces efforts soient poursuivis et amplifiés.

Le combat pour la francophonie passe aussi par le développement universitaire. Les efforts qui ont été accomplis en faveur du développement universitaire de l'outre-mer doivent permettre à nos universités de rayonner au sein de leur sphère géographique, en développant la coopération culturelle avec les pays environnants, dans le domaine de l'éducation, de la formation des hommes, de la maîtrise des sciences et du transfert de technologie, de la recherche et de l'identité culturelle.

Enfin, vous le savez, il ne peut y avoir d'essor durable des activités culturelles sans un environnement économique satisfaisant.

C'est sur le triple principe de l'égalité des droits, de la solidarité de tous les Français et du respect de l'identité de chacun que je me suis engagé à mener au bénéfice des départements et territoires d'outre-mer une politique ambitieuse de développement économique et social.

Cette politique, qui touche les domaines les plus divers : emploi, agriculture, pêche, logement, éducation, collectivités locales, devra bien entendu être poursuivie et amplifiée au cours des prochaines années, de manière à parvenir à un véritable rééquilibrage des économies de l'outre-mer par rapport à la métropole.

Les Antilles, la Guyane, La Réunion, mais aussi Mayotte, Saint-Pierre-et-Miquelon et nos territoires d'Océanie, qui sont concernés par l'ensemble de ces actions, participent au rayonnement de la France dans le monde.

Mais tout cela ne serait rien si la France, et particulièrement les départements et territoires d'outre-mer, n'avaient un message original à transmettre.

De l'originalité du message de la France, vous constituez une dimension essentielle. C'est par votre activité créatrice, par le travail d'approfondissement que vous menez, par le rayonnement propre de vos œuvres que vous contribuez d'abord à l'illustration de la culture française.

Grâce à la littérature, au cinéma, aux arts créoles que vous représentez, la France se fait en quelque sorte un peu plus universelle.

C'est dire que le pays a besoin de vous et qu'il vous fait confiance.

Il vous fait confiance parce qu'il sait que nous sommes unis les uns aux autres par un pacte moral qui implique une solidarité de destin.

La France est un grand pays, héritier d'une grande civilisation, dont vous êtes une composante irremplaçable.

Croire en l'outre-mer, c'est aussi me manière de croire en la France.