Texte intégral
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Je vous remercie de votre invitation à prendre la parole à cette séance de clôture de la Ve conférence internationale sur le SIDA. C'est un honneur que vous faites à mon pays, la France, et j'y suis particulièrement sensible, ici à Montréal, dans cette terre d'expression française qui a si bien fait les choses pour accueillir cette conférence.
Le nombre, la qualité et la diversité des participants à cette Ve conférence sont symboliques de la mobilisation intervenue dans tous les pays pour lutter contre le SIDA.
Lorsque l'on compare cette assistance au public traditionnel des congrès médicaux, l'importance de cette mobilisation apparaît en pleine lumière, mais également l'implication de l'ensemble des acteurs qui fait l'originalité de la réaction de nos sociétés face au SIDA.
Cette mobilisation doit beaucoup à l'organisation mondiale de la santé, à laquelle je tiens à rendre hommage, ainsi qu'à ses représentants ici présents, notamment à son directeur général, le docteur NAKAJIMA et au directeur du programme mondial de lutte contre le SIDA, le docteur JONATHAN MANN. En effet, l'OMS a su mettre en évidence que, face aux différents aspects de l'épidémie, il était primordial de dépasser le cadre traditionnel des politiques de santé pour prendre en considération l'ensemble de la dimension humaine et culturelle du fléau. Elle est ainsi devenue un guide pour les actions à mettre en oeuvre en même temps qu'une référence morale sur la conduite à tenir.
Les années 70 ont été l'âge d'or de la médecine. En quelques décennies la médecine avait progressé plus que dans les millénaires passés. La médecine à son Zénith paraissait avoir maîtrisé, du moins dans les pays industrialisés, les plus graves problèmes de santé ou être en voie d'y parvenir.
Qui aurait à l'époque osé imaginer qu'une nouvelle maladie viendrait bouleverser ce paysage, assombri il est vrai par les pronostics sévères sur l'augmentation des dépenses d'une médecine de plus en plus sophistiquée et les obstacles encore énormes du tiers monde pour triompher des grandes endémies et réaliser l'objectif fixé à alma ata de « santé pour tous » pour l'an 2000.
L'apparition du SIDA a subitement remis en cause toutes les certitudes. Elle a fait revivre les grandes peurs que suscitaient jadis la peste, le choléra ou la tuberculose. Le caractère incurable du mal ne fut pas seul en cause. le sexe, le sang, la mort, tous les ingrédients étaient réunis pour nourrir les fantasmes les plus fous. L'homosexualité, la drogue, voire la prostitution, que d'arguments pour dénoncer le laxisme des moeurs et faire de l'apparition de ce nouveau fléau une malédiction frappant ceux qui étaient victimes de leur propre vie.
L'irrationnel et la peur sont toujours présents, latents, prêts à resurgir du fond des âges. Le temps n'est pas si loin ou faute de savoir soigner les malades mentaux, on les exorcisait.
En cette fin de 20e siècle, alors que les hommes semblent maîtriser les techniques les plus sophistiquées, certains ne réagissent-ils pas comme en plein moyen-âge ?
Sans même s'attarder aux déclarations stupides et haineuses, nul doute que les réactions du corps social, voire même parfois des milieux sanitaires et des pouvoirs publics, ont été marquées par l'environnement particulier d'une maladie dont l'apparition a été aussi mystérieuse que soudaine.
Il a fallu l'ampleur de l'épidémie, les conséquences qu'elle entraîne tant sur les structures hospitalières que sur les dépenses de santé, pour que le sida devienne une cause majeure assumée par les autorités politiques et l'ensemble du corps médical.
Il a fallu des discriminations, des outrages, des humiliations vis-à-vis des malades pour que les plus hautes autorités religieuses dénoncent certaines attitudes et fassent appel à la générosité en même temps qu'à la raison.
Les progrès faits dans la connaissance de la maladie et l'attitude des médecins, notamment des spécialistes, ont rompu ce cercle infernal.
Cependant les problèmes de tous ordres auxquels sont confrontés les malades, tant sur le plan matériel que sur le plan humain, sont loin d'être résolus. Outre la solitude que la peur du mal entraîne, les mesures discriminatoires, même parfois en milieu hospitalier, la perte de travail, l'absence de structures d'accueil adaptées, le dénuement moral et matériel frappent nombre de ces malades dont les mois ou 1ers jours sont comptés.
Dans le même temps, la maladie continue à progresser de façon alarmante, touchant plus particulièrement des êtres jeunes ou dans la force de l'âge. Le nombre des malades continuera à augmenter dans les années qui viennent avec des perspectives les plus sombres pour ceux qui sont déjà atteints, aussi longtemps que les traitements proposés n'auront pas fait la preuve de leur efficacité. Dois-je rappeler que l'OMS évalue à un peu plus de 6 millions les cas qui auront été recensés en l'an 2000 et dont la moitié concerneront des personnes infectées avant 1990. Le docteur JONATHAN MANN estime pourtant que, la prévention pouvant être réellement efficace à partir du milieu de la prochaine décennie, 40 % des infections prévues entre 1990 et l'an 2000 pourraient être prévenues.
Le défi auquel nos sociétés sont confrontées est donc d'apprendre à vivre avec le sida, tout en conjuguant tous leurs moyens et leurs efforts pour lutter de vitesse avec le développement de l'épidémie.
Dans cette perspective qu'il faut bien qualifier d'alarmante, quelques questions se posent avec une particulière acuité.
A dessein, je laisserai de côté les problèmes humains et sociaux qui touchent chacun des malades concernés : ils sont trop vastes pour en parler en quelques minutes. L'assemblée ici réunie, qu'il s’agisse de médecins, de travailleurs sociaux, de représentants des associations d'aide aux malades les ont évoqués : depuis des années déjà, ils ont nourri leur réflexion de l'expérience acquise auprès des malades les ont soutenus dans leur souffrance quotidienne et accompagnes jusqu'à la mort, assumant leur détresse, admirant aussi leur volonté de vivre et leur courage pour lutter jusqu'au bout.
Soyez en tous remerciés, car c'est grâce à votre mobilisation, à votre générosité que le monde s'est réveillé, que les égoïsmes s'effacent, que les fantasmes disparaissent ou n'osent plus s'exprimer.
Pour autant, les menaces qui pèsent sur les malades sont loin d'être écartées, notamment celles qui portent atteinte à leurs droits fondamentaux.
L'existence d'éventuelles contradictions entre les exigences de la santé publique et le respect des droits et libertés individuelles n'est pas une situation nouvelle propre au sida. L'éradication de la variole ou la très forte diminution de la tuberculose pulmonaire sont là pour rappeler que la collectivité a souvent pris des mesures contraignantes pour se protéger. Il est légitime qu'elle le fasse dès lors que les contraintes sont justifiées par leur efficacité et qu'elles ne touchent pas à certains principes.
Il est vrai que durant plusieurs années les gouvernements ont hésité sur les actions à mettre en oeuvre et ce n'est souvent que sous la pression des associations de malades que les orientations sur l'attitude à adopter ont été prises.
Pour la première fois sans doute en matière de santé publique. L'environnement particulier du développement du sida a conduit les malades et les médecins qui les prennent en charge à être particulièrement attentifs au respect des droits individuels et à n'accepter des mesures que si elles s'avèrent réellement utiles.
Ceci explique que le problème du dépistage tendant à identifier individuellement les personnes infectées ait été et demeure controverse. Certes, les partisans de cette mesure soulignent l'intérêt que pourrait revêtir une bonne connaissance de la prévalence de la séropositivité, tant sur le plan scientifique que pour renforcer la prévention.
A cela, certains objectent qu'il n'est guère utile de dépister si l'on ne sait pas soigner et si les résultats ne peuvent être qu'approximatifs, compte tenu des délais qui peuvent s'écouler entre l'infection et sa manifestation à travers les tests de séropositivité.
Ces arguments se trouvent renforcés à la suite des récentes communications concernant des cas dans lesquels le virus était resté caché pendant plusieurs années sans être détecté par les tests usuels.
On peut toutefois parler d'un très large consensus sur deux points :
— Premièrement, sur l'obligation de dépistage pour les donneurs de sang, afin de protéger les éventuels transfuses. Elle s'est imposée dès que ce mode de transmission du virus a été établi avec certitude.
— Deuxièmement, sur l'inopportunité d'un dépistage systématique concernant l'ensemble de la population.
Entre ces deux situations extrêmes, le débat reste ouvert et les pratiques fort différentes selon les pays, leur sensibilité aux problèmes du sida, mais aussi les moyens dont ils disposent pour assumer la prise en charge des personnes reconnues séropositives et plus généralement pour financer le coût élevé de tests répétés.
S'agissant des femmes enceintes, les risques graves courus pour l'enfant à naître, tant au cours de la grossesse que de l'accouchement, ont conduit de nombreux pays à inviter au dépistage, sans pour autant l'imposer. En effet, aucune mesure de protection ne pouvant être prise à l'égard de l'enfant, la femme n'a d'autres recours qu'un avortement qui ne saurait lui être imposé.
Au-delà des préoccupations de santé publique, les personnes infectées elles-mêmes ont intérêt à connaître de façon précise leur état car il est désormais possible de traiter certaines affections opportunes. Faut-il dans ces conditions inciter au dépistage les personnes considérées, de facto, comme des sujets à risques ? Convient-il même d'aller plus loin et de mettre à profit certaines occasions — examen prénuptial, hospitalisation, visites médicales, et. — pour en développer la pratique ?
Le refus de prendre des mesures similaires à celles communément ou longtemps admises pour les maladies contagieuses peut-il être considéré, comme le font certains, comme une forme de discrimination à rebours, fondée sur la crainte d'apposer une étiquette sur les porteurs du virus ?
L'absence de thérapeutique connue, l'incertitude qui pèse sur le devenir des personnes infectées par le VIH et la longue période de latence entre l'infection et la déclaration éventuelle de la maladie, ne permettent pas d'assimiler le dépistage du sida à celui des autres maladies infectieuses ou graves.
Il est évidemment souhaitable que les personnes infectées soient au courant de leur état pour se faire suivre médicalement et en tirer les conséquences sur les précautions à prendre pour ne pas transmettre le virus. En revanche, on ne saurait accepter de mesure discriminatoire quelle qu'elle soit concernant notamment l'embauche, l'admission des enfants et des adolescents dans les établissements scolaires et les centres de formation, le passage des frontières, la quarantaine, ou encore la prise en charge des malades.
Ces principes ont été clairement affirmés ici même, au nom du respect des droits individuels, tant par l'OMS que par nombre de gouvernements et d'organismes. Ils sont souvent battus en brèche, et l'on doit se montrer vigilants pour dénoncer des pratiques non justifiées sur le plan de la santé publique et qui sont inadmissibles au regard des droits de la personne.
Ne serait-il pas temps d'ailleurs, et ce serait un grand pas en avant dans l'approche des problèmes de santé publique, de se demander si, dans les situations qui apparemment opposent les intérêts de la société et ceux des malades, il n'a pas été parfois fait bon marché des droits de ces derniers, sans que pour autant les atteintes ainsi portées à leurs droits soient justifiées ou admissibles ?
On sait parfaitement que certaines obligations ou mesures discriminatoires, lourdes de conséquences pour les intéressés, ont été longtemps imposées et parfois encore maintenues par méconnaissance ou par routine administrative.
On sait aussi les difficultés qu'éprouvent nombre de malades gravement atteints pour avoir effectivement accès aux soins que requiert leur état, même dans les pays les plus riches.
S'est-on suffisamment soucié jusqu'ici des conséquences de contraintes qui sont sans doute légitimes de la part d'organismes commerciaux fonctionnant dans la seule logique de la clientèle et de la rentabilité ? Est-il besoin de souligner la rigueur et les conséquences de systèmes strictement privés et commerciaux lorsqu'ils ne sont pas assortis de règles qui les empêchent de « sélectionner » les malades ou lorsque des possibilités d'assistance n'ont pas été mises en place pour prendre en charge les cas des plus déshérités, rejetés par les assurances.
Il est difficile d'imaginer que les compagnies d'assurances, si rigoureuses vis-à-vis des cancéreux, des hémodialysés ou de toutes autres personnes atteintes de maladies incurables, fassent peser les risques financiers résultant du sida sur l'ensemble des assurés en augmentant d'autant les primes demandées.
Il serait donc souhaitable de poursuivre la réflexion sur le surcroît que le sida, comme d'autres risques, fait peser sur les assurances. Sur ce point les politiques commerciales des compagnies peuvent différer mais il n'y a aucune raison de ne pas suivre les règles parfois adoptées pour les longues maladies, en incitant les compagnies à harmoniser leur pratique en la matière. Une coopération internationale pourrait même être envisagé en ce domaine pour régler les problèmes posés par la réassurance.
En l'état, ce qui doit être clair, ce sont les conditions dans lesquelles sont passés les contrats de façon à interdire toute méthode qui porterait atteinte au libre consentement des personnes concernées et à la confidentialité des résultats.
Le problème est donc immense : il dépasse largement celui du sida et met en cause la philosophie même de la couverture sociale du risque maladie. On touche là du doigt les limites de l'assurance privée lorsqu'elle ne fait aucune place à la solidarité.
On ne pourrait donc que se féliciter si le sida obligeait nos sociétés à une réflexion sur leurs responsabilités vis-à-vis des grands malades.
Avant de conclure, quelques mots encore sur le rôle de l'information et des médias dont il est nul besoin de souligner l'importance compte tenu de la sensibilité des opinions publiques à tout ce qui touche à la santé et particulièrement lorsqu'il s'agit d'une maladie comme le sida.
Communication et médiatisation sont des phénomènes majeurs de nos sociétés. Elles comportent parfois ces excès mais les excès sont sans doute le prix à payer pour une liberté qui contribue aujourd'hui, plus que la diplomatique ou les armes, à changer le monde dans le sens de la démocratie et du progrès.
En ce qui concerne le sida, l'impact de l'information sur les malades eux-mêmes aussi bien que sur l'opinion publique oblige bien évidemment la communauté scientifique a beaucoup de prudence dans ses déclarations, mais également la presse à renoncer, sous sa propre responsabilité, au sensationnalisme.
Faire croire que la maladie est jugulée, ou à l'inverse dramatiser à l'excès en visant plus particulièrement certaines catégories, ces deux attitudes ont des effets pervers désastreux qui réduisent à néant les efforts d'information et d'éducation sanitaire entrepris par ailleurs.
Or, en l'état, la lutte contre le sida, c'est avant tout l'information et l'éducation sanitaire. En l'espèce les messages sont particulièrement difficiles à faire passer puisque l'on interfère dans la vie privée en cherchant à modifier les comportements sexuels de chacun.
L'idée est encore beaucoup trop répandue que seules certaines catégories de la population — homosexuels et drogues notamment sont vulnérables et son susceptibles de transmettre le virus.
Tout le monde doit savoir qu'il suffit d'une relation sexuelle avec une ou un partenaire lui-même séropositif pour être soi-même infecté et que le virus se transmet ainsi entre des personnes qui ne sont en aucune façon des sujets à risques. La fidélité à un seul partenaire lui-même fidèle ou l'usage des préservatifs sont les seuls moyens sûrs de prévention.
Il faut donc oser parler du sida, oser parler de la sexualité. La vie de millions d'êtres humains dépend de la capacité à vaincre les tabous et à convaincre.
Ce combat ne peut laisser personne indifférent parce que chacun est concerné, directement ou pour ses proches.
L'humanité toute entière est concernée puisque même si certains continents ont été touchés plus précocement et plus durement que d'autres, aucun n'est aujourd'hui épargné.
Face à un tel fléau, qui pose en termes nouveaux des problèmes différents, les pratiques anciennes sont dépassées. La solidarité et la coopération internationale s'imposent à tous les niveaux, au premier plan, celui de la recherche, mais aussi pour les soins et l'assistance à apporter aux malades.
Cette rencontre de Montréal aura permis une réflexion commune de tous ceux qui, dans le monde, se sentent volontairement partie prenante d'une approche nouvelle de la maladie fondée sur l'éthique et le respect de la dignité des malades.
Le sida a obligé à aborder autrement le problème de l'homme face à la maladie. La dimension universelle du problème conduit, de façon quelque peu paradoxale, à l'appréhender dans sa dimension humaine, celle de l'individu et de ses droits personnels.
La génération à laquelle j'appartiens a déjà appris que c'est de la plus grande barbarie des temps modernes qu'est née une conscience plus aiguë des droits de l'homme.
Lorsque grâce à vos efforts à tous ici, à ceux des chercheurs vis-à-vis desquels se concrètent tous les espoirs, comme à ceux de tous ceux qui oeuvrent directement auprès des malades, le sida aura été définitivement vaincu, puissions-nous constater que cette catastrophe aura permis d'apporter une conscience et une éthique nouvelles à la santé.