Interview de M. François Bayrou, président de Force démocrate, président de l'UDF et ancien ministre de l'éducation nationale, à Europe 1 le 20 octobre 1998 et dans "Le Figaro" du 22, sur la gestion de l'enseignement secondaire et la déconcentration des recrutements d'enseignants, l'engouement d'une partie de la droite pour la méthode de M. Allègre et sur le problème du financement de la réforme des rythmes scolaires.

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Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Europe 1 - Le Figaro

Texte intégral

Le Figaro - 22 octobre 1998

LE FIGARO. - La grande réforme d'Allègre est un « leurre », dites-vous. Un leurre auquel l'opposition semble pourtant se laisser prendre. Pourquoi ?

François BAYROU. - Depuis des décennies, il y a une incompréhension complète entre une partie de l'opposition et l'Éducation nationale. Depuis des années, je me bats pour faire naître un lien de compréhension et de confiance et je me désespère quand je vois cette obstination dans l'Incompréhension se creuser. Or il n'y a aucune raison pour que la droite et le centre ne parviennent pas à comprendre et à être compris de la communauté de l'Éducation nationale.

Pour certains il n'y a de réponse aux problèmes de l'Éducation nationale que par -un « grand soir » qui ruinerait l'édifice patiemment construit par la nation et par la République depuis plus d'un siècle. Je crois qu'ils se trompent et que cette démarche « révolutionnaire » est vouée à l'échec.

Cet aveuglement est d'autant plus frappant lorsque le projet est porté par un ministre socialiste qui se trouve bruyamment applaudi dans certains rangs de droite d'habitude très hostiles au gouvernement. Comme si c'était un rêve en train de se réaliser : un ministre de gauche qui s'en prend aux enseignants et au caractère national de l'école de la République.

LE FIGARO. - Vous dites que la déconcentration a été réalisée. Pourquoi l'opposition ne s'en est-elle pas aperçue ?

- La déconcentration semble être devenue le mot à la mode. Clarifions les choses et rétablissons la vérité. La déconcentration des moyens, c'est-dire la gestion de tous les postes dans les régions et au plus près du terrain, cette déconcentration est totale depuis des années. Le ministère ne gère aucun poste de l'Éducation nationale. Ce sont les recteurs et les inspecteurs d'académie qui décident de mettre dans tel lycée un prof de maths ou d'espagnol.

Quant aux nominations d'enseignants, autre sujet qui fait fantasmer, là aussi, il y a plusieurs années que j'ai pris la décision de donner aux recteurs le pouvoir de nomination au sein de leur académie, pour choisir, si besoin, le profil des enseignants sur des postes particuliers. J'ai créé des directions des ressources humaines dans tous les rectorats pour que ces nominations de proximité soient assurées. Aujourd'hui, ce sont 30 ou 40 % des enseignants, quelquefois davantage selon les académies, qui font l'objet de nominations déconcentrées. On veut aller plus loin ? Pourquoi pas, mais si l'on croit que la décision rectorale va se substituer aux commissions paritaires où sont représentés les syndicats, on se trompe. Il y a un droit social dans la fonction publique qui sera nécessairement respecté. Le barème demeurera, et donc croire que l'on changera le « système » par ce moyen, c'est se raconter des histoires...

LE FIGARO. - On ne change plus rien, alors ? On ne touche surtout pas au « mammouth » ? Vous auriez fait ce qu'il y avait à faire ?

- Bien sûr qu'il y a beaucoup à taire, Pendant quatre ans, nous avons mené à bien la réforme des programmes de l'école primaire, la réforme du collège, la réforme des lycées, la réforme des classes préparatoires et la réforme de l'université, dans un climat de confiance tel que chacun pouvait faire entendre sa voix.

Ce que j'ai manqué, c'était pourtant le plus important à mes yeux, c'est de corriger la plus grande faiblesse, j'allais presque dire la seule de notre système éducatif, c'est-à-dire d'assurer à tous les enfants une bonne transmission de la lecture. Je suis persuadé que les trois quarts des problèmes de l'Éducation nationale proviennent de cet échec qui intervient très tôt dans la scolarité d'un enfant.

LE FIGARO. - Comment expliquez- vous cette fascination qu'exercerait Claude Allègre sur certains de vos amis ?

- Le discours de M. Allègre tourne pour l'essentiel autour des réformes de structures. Or on est fasciné dans l'opposition par les réformes de structures. Je suis au contraire persuadé que la seule question est celle de la transmission du savoir et celle de l'égalité des chances devant la culture. Les réformes de structures administratives ne répondront pas à cette question.

Et puis Il y a la logique républicaine. Je ne crois pas que la France avec son histoire acceptera un démantèlement de l'Éducation nationale. Il n'y a aucune raison avouable pour que les moins chanceux ne se voient pas offrir les mêmes chances, qu'ils habitent une région pauvre ou une région riche, une région gouvernée par la droite ou par la gauche !

LE FIGARO. - Vous semblez discerner un axe Madelin-Juppé-Allègre qui sacrifierait ni plus ni moins au populisme...

- Je constate simplement que toute la politique de M. Allègre entretient, dans l'esprit public, pour flatter l'opinion, des poncifs et des a priori ravageurs qui prennent pour cible ceux qu'il est chargé de conduire et ruinent leur image. C'est ce que j'appelle le populisme.

LE FIGARO. - Alain Juppé comme Philippe Séguin insistent sur la nécessité d'alléger les rythmes scolaires. A tort ?

L'idée est excellente mais elle coûte très cher : elle aurait pour conséquence immédiate, par exemple, qu'il faut doubler le nombre des stades et des gymnases en France et embaucher les animateurs sportifs et artistiques nécessaires. Pour vous donner un ordre de grandeur : l'expérience que Philippe Séguin a conduite à Épinal coûtait autour de 3 000 F par an et par élève. Pour tous les élèves français, cela représenterait une dépense annuelle de 30 milliards de francs. Si l'on peut assumer cette charge, je serais le premier à m'en réjouir. Mais parler de réforme des rythmes scolaires sans parler des moyens nécessaire c'est demeurer dans les vœux pieux.


Europe 1 – mercredi 21 octobre 1998

Q - Cinq ans ministre de l'Éducation nationale, souvent mis en cause, vous n'aviez rien dit jusqu'ici, vous parlez enfin. Ce matin, la voie de la réforme des lycées, de la réforme de l'éducation nationale semble libre, C. Allège est peut-être en train de réussir. Est-ce que vous lui dites : "chapeau Allègre" ?

- "D'abord je n'ai pas voulu m'exprimer pendant le mouvement parce que je trouve qu'il n'est pas républicain de jeter de l'huile sur le feu."

Q - C'est ce que vous vouliez faire : vous pensez que vos propos pourraient jeter de l'huile sur le feu ?

- "Il n'y a rien de plus méprisable, sans intérêt, que de critiquer ses successeurs ou ses prédécesseurs. Alors pour en avoir beaucoup entendu, moi, j'ai choisi de ne pas jouer ce jeu-là. La vérité est que les lycéens attendent beaucoup de ce que le ministre de l'Éducation nationale va annoncer, et je crains qu'on ne les égare sur une fausse voie, eux, leurs parents et les enseignants."

Q - Mais est-ce que vous reconnaissez que C. Allègre fait le boulot dont la droite rêvait, et que vous n'avez pas fait ?

- "Il y a, depuis très longtemps, en France, un partie de la droite et de la gauche qui rêve de détruire l'éducation nationale. C. Allègre est en train de le faire, sous les applaudissements d'une partie de la droite, et d'une partie de la gauche – ce qui est encore plus surprenant. Et il est en train de le faire pourquoi ? Pour deux raisons. D'abord parce qu'il creuse le fossé entre l'éducation nationale, les enseignants et les Français, les familles ; et, deuxièmement, parce qu'il égare sur une fausse voie : il présente comme une réforme ce qui est, en réalité, un leurre. Et je dis cela avec force. Que dit M. Allègre ? Il dit : nous allons faire la déconcentration de l'éducation nationale. La déconcentration, cela veut dire que l'on fait gérer les moyens par les régions et par les rectorats. J'ai été ministre de l'Éducation nationale pendant près de cinq ans, cette réforme est totalement achevée depuis des années."

Q - Et pourquoi cela ne se sait pas ? Pourquoi cela ne se voit pas, et cela ne sent pas ?

- "Je sais bien qu'il y a des tas de gens qui ne le savent pas. Elle est totalement achevée depuis des années. Il n'y a pas cent postes, sur le million de postes de l'Éducation nationale, qui ne soient gérés par les rectorats. Le ministère ne gère aucun poste. Il n'y a qu'une chose - et c'est pourquoi on confond les chapitres - qui est la nomination des enseignants. Ce que l'on ne sait pas - ce qui est extraordinaire ! Que l'on cache - c'est que cette réforme aussi est faite. Je l'ai faite moi-même depuis plusieurs années. Près de la moitié des enseignants français sont directement nommés par les rectorats. C'est donc une affaire de Don Quichotte et de moulins. M. Allègre n'a pas le physique de Don Quichotte, mais il fait pareil : il a pris sa grande lance, Il fait de grands moulinets, et il va contre les moulins. Il est en train de détruire l'image de l'éducation nationale en prétendant que les réformes sont à faire alors qu'elles sont faites, celles-là, depuis très longtemps. Il y en a d'autres à faire."

Q - Autrement dit, vous y étiez déjà favorable à la déconcentration ?

- "Mais elle est faite. C'est comme si je vous disais : pourquoi n'êtes-vous pas en train d'émettre en FM : c'est fait."

Q - Ou en numérique. Mais pourtant, A. Juppé qui était votre Premier ministre disait tout à l'heure à A. Bouissou : C. Allègre est courageux, la déconcentration va dans le bon sens. A. Juppé dit : J'aurai bien aimé qu'on la réussisse. De son temps ! De votre temps ! Vous étiez son ministre, et il ne savait pas ce que vous faisiez.

- "Il ne serait pas excessif que les premiers ministres sachent ce qu'est l'action de leurs ministres. Et c'est peut-être une des raisons pour lesquelles les gouvernements que nous avons formés, ensemble, n'ont pas marché. C'est que, peut-être, on ne suivait pas avec assez d'attention ou de compréhension, ou de solidarité, ce qui était en train de se faire. Fermons cette parenthèse, elle est sans aucun intérêt."

Q - A. Madelin dit qu'il a de la sympathie pour C. Allègre qui fait bouger les choses.

- "Je vous répète : il y a une partie de la droite qui veut détruire l'éducation nationale. C. Allègre est en train de servir cette politique-là. Quelle est la grande mesure que M. Allègre a prise ces derniers mois ? Il en a prise deux. Une qui est bien, ce sont les emplois-jeunes. C'est M. Aubry qui l'a fait, mais c'est une mesure qui est bien pour l'éducation nationale. Il en a pris une seconde, qui est de diminuer de 17 % le salaire des enseignants à qui on impose de faire des heures sup. Est-ce que vous trouvez qu'il y a un autre métier, une autre profession, un autre état en France qui aurait accepté que l'on diminue son salaire de 17 % sans rien dire ?"

Q - C'est démagogique, parce qu'il avait ses raisons.

- "Il n'a pas réussi à obtenir les moyens nécessaires. C'est la première fois qu'un ministre - et un ministre de gauche ! - réussit une politique aussi antisociale à l'intérieur du ministère. Il le fait sous les applaudissements de toute la droite. Et elle se trompe ! L'éducation nationale c'est la France. Détruire l'éducation nationale, vouloir en faire une éducation régionale ! Allons jusqu'au bout de la réflexion ! On va faire quoi ? Une éducation régionale en France. Cela veut dire que les régions, gouvernées avec des alliances d'extrêmes droite, ou les régions gouvernées avec des alliances d'extrême gauche demain, auraient la possibilité, la liberté de changer comme elles l'entendent les programmes des écoles en France. Mais dans quel monde vit-on ?"

Q - On sait bien que le pouvoir central ne donnerait pas toutes ses responsabilités, toutes ses prérogatives. Mais en même temps ce système énorme, il faut peut-être le faire bouger, le secouer.

- "Il faut le faire bouger."

Q - Le grand sage R. Barre dit qu'il faut casser l'éducation nationale. Il faut casser les mauvaises habitudes, les corporatismes, les conservatismes.

- "Écoutez, vous devriez dire cela pour les journalistes beaucoup plus souvent."

Q - Ne vous inquiétez pas, on le dit.

- "Non, vous ne le dites pas."

Q - Chacun se mêle de ses affaires.

- "Non, c'est mon domaine aussi, je suis citoyen comme vous. S'il y avait un ministre de la Communication qui venait à la radio pour dire : les journalistes sont des fainéants des incapables, il faut diminuer leur salaire ; à ce moment-là, beaucoup de gens en France dirait : il a raison. La vérité c'est que c'est du populisme. Quand on veut démolir les gens dont on a la charge, aux yeux de l'opinion publique, en se servant des arguments les plus démagogiques que l'on trouve, c'est du populisme. Cela marche ! Les gogos applaudissent ! Ils applaudissent contre leurs intérêts parce que l'éducation nationale c'est l'intérêt général de la France. Et moi, je dis que cette espèce d'alliance contre nature de la droite et d'une partie de la gauche pour détruire l'éducation nationale est une alliance malsaine. Moi, en tout cas, je n'y participerai pas."

Q - Vous êtes déchaîné. C'est bien ! Cela vous arrive rarement. C. Allègre va donner encore plus de moyens, du concret. L'État aidera les régions. Est-ce que vous êtes d'accord, et est-ce que vous voteriez pour le budget Allègre 99 ?

- "Sûrement pas. Parlons de ce que vous dites : alors M. Allègre va être généreux avec l'argent des régions françaises."

Q - Je n'ai pas dit qu'il était généreux.

"Si les régions sont contentes cela va très bien. Moi, en tout cas cela me va, et je l'approuve. Deuxièmement, M. Allègre dans ce budget - je ne cite qu'un seul chiffre -, vous l'avez entendu dire qu'il fallait des surveillants. Dans ce budget-là, M. Allègre supprime 3300 postes de surveillants."

Q - Vous parlez comme Mme Vuaillat. Vous parlez comme le Snes.

- "Je parle comme quelqu'un qui lit les budgets. Je sais bien qu'on vit sous le règne d'une espèce de domination absolue de la pensée unique, dans quoi l'éducation nationale est le cœur de cible. Les enseignants français sont désespérés. Personne ne les défend. Ils font le métier le plus difficile qui existe, pour vos enfants !"

Q - Mais pourquoi n'êtes-vous pas allé dans la manif ? Est-ce que vous auriez pu aller dans la manif ?

- "Non, je ne manifeste pas. Je suis représentant du peuple. Je trouve que lorsqu'on est député, on ne manifeste pas, on doit avoir une certaine tenue me semble-t-il."

Q - Et les lycéens avaient raison ou pas ?

- "Les lycéens ont raison de demander des améliorations, mais il n'est pas normal qu'une espèce de démagogie fasse que tout le monde profite du mouvement lycéen pour essayer à des fins non avouables de détruire l'éducation nationale."

Q - La stratégie Dracula : on tombe dans le "jeunisme", et on absorbe et vampirise les jeunes. C'est autre chose. Vous avez raison de vous être tu pendant longtemps, parce que, ce matin, vos amis à gauche et vos amis à droite savent ce que vous pensez. Ils auront à réfléchir de vos propos.

"Mais ce sont des faits que je cite. Ce ne sont pas des opinions. Quand je dis la déconcentration est finie, ce sont des faits. Elle est faite depuis plusieurs années."