Texte intégral
France 2 : Mercredi 3 mai 1995
A. Chabot : On a compris qu'il n'y a pas de doute sur votre choix mais vous aviez posé deux questions aux candidats, il fallait relancer l'emploi et l'Europe. Est-ce que le programme de J. Chirac vous donne totalement satisfaction ?
V. Giscard d'Estaing : On ne peut jamais dire quand soi-même on a des idées, que les réponses des autres sont exactement des réponses à vos idées. Mais j'ai eu un début utile et positif avec J. Chirac. D'abord je lui ai écrit, il m'a répondu, vous le savez, de façon très détaillée et puis nous nous sommes rencontrés, nous avons parlé de ces sujets. Et j'ai reçu de lui des assurances sur quatre points qui sont pour moi extraordinairement importants parce que ce sont les points sur lesquels va se jouer le destin de la France des prochaines années. D'abord la nécessité d'une action immédiate et massive en faveur de l'emploi. Et j'insisterai, je continuerai d'insister pendant tout le printemps à venir pour que cette action soit bien décidée à l'échelle nécessaire. Ensuite, le fait qui a été très peu traité hier soir puisqu'on a ouvert les fenêtres de la France sur le monde extérieur au bout d'une heure trois quarts de débat, et ainsi les Français sont entre eux, ils discutent entre eux et ils ne voient pas qu'on a ouvert la fenêtre au bout d'une heure trois quarts. Or l'Union de l'Europe va connaître une échéance très importante au cours des prochaines années qui est précisément la monnaie européenne. Et j'ai entendu J. Chirac à Bagatelle dire pour la première fois, de façon aussi nette, oui à l'Europe.
A. Chabot : Donc vous dites oui, ce soir, à J. Chirac sans aucune ambiguïté. Comment vous positionnerez-vous dans les mois qui viennent ?
V. Giscard d'Estaing : Il y a deux choses. Aujourd'hui. Nous sommes dans l'élection. Je voudrais dire aux Français une chose tout à fait simple, c'est que les Français ont besoin d'un Président bien élu. À l'heure actuelle, on se dit on va peut-être gagner avec une petite marge. Mais les Français ont besoin d'un Président bien élu pour trois raisons. D'abord parce qu'il faut lui donner les mains libres et notamment à l'égard des partis politiques. Ensuite parce qu'il faut qu'il dispose d'un crédit d'enthousiasme pour pouvoir entreprendre les grandes réformes qui sont à la fois nécessaires et difficiles. Enfin parce qu'il représente la France à l'étranger. Nous avons deux réunions importantes, pour l'Europe au mois de mai, et pour le monde au mois de juin. II faut que le Président élu des Français représente largement la France. Les Français ont donc intérêt à ce que le Président soit bien élu. C'est la raison pour laquelle je leur demande de voter, dimanche, pour J. Chirac. Sur le fond, J. Chirac m'a donné des assurances. Je veillerai à ce que ces assurances soient respectées ; respectées par la parole, l'écrit, les interventions dans la vie politique. Je voudrais vous dire un mot sur l'homme. Personne ne peut mieux parler de l'homme que je ne peux le faire. C'est moi qui l'ait nommé Premier ministre en 1974. Je l'ai eu comme Premier ministre jusqu'en 1976 jusqu'au moment de sa démission. Je l'ai vu, ensuite, accéder à la mairie de Paris. Et tout le monde sait, qu'au cours des années suivantes, nous avons suivi des destins politiques parallèles. J'ai eu l'occasion de connaître l'homme et de voir la manière dont il avait mûri et changé. Je crois que la solitude qu'il a ressentie, au cours des derniers mois, au moment où il a traversé une passe difficile, sa démarche pour aller en direction des Français, plus proche d'eux, a préparé l'homme à exercer la fonction présidentielle. Quand vous devenez président de la République vous changez parce que vous prenez en charge le destin – non pas de tous les Français. Cela ne veut rien dire. Il y a des Français qui votent pour vous, et d'autres qui ne votent pas pour vous - mais vous prenez en charge le destin du peuple français ; et cela vous change. L'homme a changé, c'est pourquoi je vous demande de voter pour J. Chirac. Je souhaite, pour lui, qu'il devienne un grand Président pour la France.
RTL : Jeudi 4 mai 1995
M. Cotta : Pourquoi avez-vous lancé un appel solennel aussi tardif pour soutenir J. Chirac ?
V. Giscard d'Estaing : Ce n'est pas aussi tardif, mais c'est au moment où j'ai pensé que les Français allaient se décider. Vous savez que l'une des caractéristiques de cette élection est qu'ils ont attendu longtemps, qu'ils ont eu beaucoup de mal à se faire une opinion et je me suis dit que le moment où il fallait s'adresser à eux était le moment où ils allaient se décider, c'est-à-dire quelques jours avant le scrutin.
M. Cotta : Avez-vous vraiment oublié 1981 ?
V. Giscard d'Estaing : Les erreurs du passé ne doivent pas mettre en danger les chances du présent. La question, pour les Français, n'est pas de réécrire l'Histoire. La question, pour eux, est de faire un choix qui va engager la vie de notre pays dans les années à venir ; ils ne doivent donc pas faire ce choix à partir d'événements du passé. Et peut-être était-ce à moi de le leur dire. Ensuite, j'ai voulu rappeler, que J. Chirac avait évolué : je l'ai connu Premier ministre parce que je l'ai nommé Premier ministre et, en effet, il a démissionné en 76 et ensuite il a exercé d'autres fonctions qui lui ont donné l'occasion de voir la vie de notre pays sous des angles différents. Il a mûri à cause de la solitude qu'il a pu connaître, des difficultés qu'il a rencontrées. Et je rappelais enfin que lorsque l'on devient président de la République, on change.
M. Cotta : C'est important la solitude, la traversée du désert dans la carrière d'un homme politique ?
V. Giscard d'Estaing : Ce qui est important, c'est que les hommes politiques aient connu l'échec ou la difficulté. S'ils sont trop optimistes – ce qui a peut-être été mon cas à certains moments – ils sous-estiment les difficultés des autres. Il est important qu'ils aient connu, en effet, la solitude, voire l'échec.
M. Cotta : Quelle première réforme vous semble la plus nécessaire après l'élection à venir ?
V. Giscard d'Estaing : La toute première réforme est une action massive en faveur du chômage. Ce qui m'a frappé dans le débat, c'est son ton modéré et les Français ont dû se dire qu'au fond, au vu du peu de reproches que les deux candidats se faisaient, la situation ne doit pas être très difficile. Or la situation est très difficile. Nous gardons des chiffres insupportables de chômage et surtout nous allons être placés devant une contradiction qui est l'obligation de réduire nos déficits et qui va dans un sens et, d'autre part, la nécessité de simuler notre activité et notre emploi qui va dans un autre sens. Est-ce que l'on pourra rétablir un équilibre entre les deux ? Cela va être déterminé tout de suite par l'action du gouvernement. C'est pourquoi les premières mesures doivent être une action massive et simple en faveur de l'emploi des travailleurs peu qualifiés.
M. Cotta : C'est ce que vous proposiez dans une série d'articles, il y a quelques mois non ?
V. Giscard d'Estaing : J'ai vu d'ailleurs que cela avait été repris par tous les candidats. C'était même curieux de retrouver cette idée qui est une idée simple selon laquelle l'origine du chômage massif en France est la situation des travailleurs peu qualifiés, que leur embauche coûte trop cher et qu'il faut donc réduire le coût de cette embauche. L. Jospin ne va pas assez loin en disant qu'il fallait réduire de 600 francs par mois les cotisations sur les bas salaires. Si vous réduisez de 600 francs, vous réduisez de 10 %, le coût du travail peu qualifié. Cela n'est pas beaucoup, je pense que l'on réduise le coût de ce travail de 30 % de façon à ce que l'on puisse embaucher des travailleurs peu qualifiés. Je voudrais souligner que les Français ont besoin d'un Président bien élu.
M. Cotta : Qu'est-ce que cela change que l'on soit élu à 50,5 ou à 53 % ?
V. Giscard d'Estaing : Cela change trois choses. D'abord cela change votre degré de dépendance vis-à-vis des partis politiques. Ce n'est pas essentiel parce qu'il y a une très large majorité et J. Chirac bénéficiera d'une large marge de manœuvre vis-à-vis des partis. Mais cela change une deuxième chose. Si le nouveau Président est bien élu, il a une large marge de manœuvre, il a un courant d'opinion publique pour lui et il peut agir. Or il faut que le prochain président de la République puisse agir. La troisième idée est la façon dont l'étranger voit le Président français. Si c'est un Président élu de justesse, tout le monde va le dire or nous avons des échéances internationales très fortes, peu présentes dans le débat de l'autre jour d'ailleurs.
M. Cotta : Vous semblez dire que l'élection est jouée ?
V. Giscard d'Estaing : Quand on soutient un candidat on souhaite qu'il soit élu. C'est donc naturel et comme le candidat en plus était en tête dans les sondages, il est donc légitime d'avoir cette attitude. Mais enfin, lui-même répète et tout le monde répète qu'une élection n'est jamais jouée car elle se passe dans les urnes.
M. Cotta : Regrettez-vous qu'il n'est pas été plus question de politique étrangère ?
V. Giscard d'Estaing : Naturellement que je le regrette et c'est même ce qui restera le trait stupéfiant de ce débat. Il était très long ce débat. Faut-il vraiment parler deux heures. Je crois que dans la communication moderne, on peut dire les choses plus fortement, plus directement. On a attendu 11 h 45 pour évoquer le monde extérieur et l'Europe, et en plus, pour avoir un débat très faible. On peut dire que dans cette campagne, la vision européenne de la France n'a aucunement progressé.
M. Cotta : Comment expliquez-vous que les deux candidats n'aient pas parlé de J.-M. Le Pen ? Est-ce pour ne pas se soumettre à un chantage politique ?
V. Giscard d'Estaing : C'est leur problème. C'est de la tactique des candidats et je n'ai rien dire à cet égard.
M. Cotta : Mais il y a quand même un chantage et un jeune Marocain assassiné ?
V. Giscard d'Estaing : Je dis simplement que le fait de ne pas en parler, de leur part, c'est de la tactique. C'est en effet étonnant de penser que l'on en parlait beaucoup sur les médias à la même heure et qu'ils n'en ont rien dit. Par contre, je crois qu'il y a une chose qui a été absente de ce débat depuis le début. C'est la réponse à une interrogation des Français sur la défense de l'identité de la France. Qu'est-ce que l'on va être dans la France de l'an 2000 ? Comment protéger notre identité et notre sécurité ? Si on n'a pas parlé de ces sujets, c'est parce que l'on n'a pas regardé le monde extérieur. Ce dernier est menaçant, il est même en Yougoslavie au bord de la vraie guerre et au lieu de parler de ses sujets, on avait l'impression que l'on voulait davantage plaire que de préparer la future action du pays. Je regrette pour ma part que l'on n'ait pas donné plus d'importance à ce débat extérieur. Par contre, je répète ce que je voulais dire ce matin, à savoir que la France a besoin d'un Président bien élu car elle n'a pas le choix. Il n'y a pas d'alternative Jospin. Il y a un homme respectable mais ce n'est pas une alternative de gouvernement et ce n'est pas une alternative de gouvernement parce qu'il est seul et parce qu'il n'a pas proposé de projet. Par contre, il y a quelqu'un qui a des chances de conduire des réformes et il a d'autant plus de chances de le faire s'il est bien élu. C'est la raison pour laquelle j'appelle les Françaises et les Français qui partagent mes idées à voter dimanche pour J. Chirac.