Interviews de Mme Simone Veil, ministre des affaires sociales de la santé et de la ville, à France 2 et RTL les 18 et 25 janvier 1995, RMC le 13 février et dans "Le Figaro" le 17, sur les différences idéologiques entre RPR et UDF, sur l'idée d'une candidature UDF à l'élection présidentielle de 1995, sur son soutien à E. Balladur, la méthode et la capacité de rassemblement du candidat Balladur.

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Média : France 2 - RTL - RMC - Le Figaro

Texte intégral

France 2  : mercredi 18 janvier 1995

E. Leenhardt : Il y a environ un an vous avez dit qu'E. Balladur ferait un président de la République « formidable » ?

S. Veil : Je ne sais pas. C'est le mot qui m'est venu. Souvent les mots vous viennent comme ça. C'était au lendemain du GATT, qui était vraiment, depuis quelques semaines, et même quelques mois, un sujet extrêmement difficile. S'il n'avait pas été résolu dans de bonnes conditions, cela aurait pu d'abord mettre le feu dans les campagnes et ensuite nous séparer, nous diviser, avec nos partenaires européens. L'ensemble de la gestion du GATT a été telle que j'ai trouvé qu'il avait fait cela très bien. C'est un mot un peu démodé, c'est probablement un mot qu'on employait dans ma génération, mais qui disait l'admiration qu'on peut avoir pour la façon dont une question est traitée.

E. Leenhardt : J. Chirac ne serait pas un « formidable » président de la République ?

S. Veil : J'aime beaucoup J. Chirac. C'est un ami. Mais je ne pense pas qu'il ait la même capacité de rassembler les Français et les Françaises. D'ailleurs les sondages le montrent. En même temps, sur tous les problèmes, et notamment sur les problèmes du GATT et les problèmes européens, je ne crois pas qu'il ait la même capacité d'homme d'État qu'E. Balladur.

A. Chabot : Y a-t-il des différences fondamentales entre J. Chirac et E. Balladur ?

S. Veil : Je pense qu'il y a des différences de fond.

A. Chabot : Lesquelles ?

S. Veil : Sur l'approche des problèmes et des solutions qui leur sont apportées. Il y a plus de détermination et de continuité chez E. Balladur. Il s'est fixé, quand il est arrivé, et je pense déjà avant, une ligne très précise d'action. Il sait prendre les problèmes en douceur et infléchir le rythme, les réformes. Il sait où il va, de façon beaucoup plus précise. On voit très bien quelle est sa ligne : une ligne d'ailleurs d'une grande rigueur, sans jamais qu'il y ait de démagogie et en ayant beaucoup plus souci, en même temps, de ce que coûte une réforme. E. Balladur ne souhaite pas faire de promesses qui soient des promesses qu'il ne puisse pas tenir. Je crois que c'est une chose très importante chez E. Balladur.

A. Chabot : Les accusations d'immobilisme que lui font notamment les amis de J. Chirac sont des mauvaises querelles ?

S. Veil : Je crois qu'on a très bien organisé ce genre d'attaque. Mais, en même pas deux ans, le gouvernement a fait énormément de réformes. Peut-être est-ce ce style, cette méthode – qu'E. Balladur lui-même assume – de vouloir négocier, se concerter et éventuellement tester, de discuter toujours, qui fait qu'on a dit qu'il était indécis. En réalité il est d'une très grande détermination. Pour ma part, quand je vois le nombre de textes et l'importance des textes que j'ai fait adopter par le Parlement, avec toute la majorité qui m'a soutenue, complètement – et à cet égard, il y a une très grande cohésion dans l'ensemble de la majorité RPR et UDF compris – je crois qu'on ne peut absolument pas le taxer d'immobilisme. Il a fait avec beaucoup de détermination des réformes importantes. On comprend mal qu'il ait toujours cette sorte de sérénité qui peut donner à penser que c'est de l'indécision et de la passivité, mais qui est tout à fait éloigné de cela.

E. Leenhardt : E. Balladur a annoncé qu'il souhaitait se placer au-dessus des partis. L'UDF doit-elle avoir un candidat ?

S. Veil : Mais je crois qu'elle en a un ! Je crois que cela ne fait pas de doutes. Toutes les formations – sauf je crois que les clubs Perspective et Réalité – se sont prononcés pour E. Balladur. Donc, je crois qu'elle a un candidat qu'elle reconnaît. Il se trouve que c'est un candidat qui n'appartient pas à l'UDF, je n'y appartiens d'ailleurs pas non plus. C'est en cela qu'E. Balladur est un candidat de rassemblement. La preuve, c'est qu'il puisse rassembler non seulement les formations qui appartiennent à l'UDF, parce qu'au fond, on pourrait dire « bien sûr, il a pris des ministres, alors, ils sont trop contents, surtout qu'ils font partie des responsables de ces partis. Mais, quand on voit les sondages, et ceux qui parmi les électeurs se prononcent pour E. Balladur, on voit que, très largement, peut-être encore davantage que les électeurs traditionnels du RPR, l'UDF se prononce dans une très, très, large majorité, pour E. Balladur. Donc elle a son candidat.

A. Chabot : R. Barre ne doit pas se présenter. Vous le lui déconseillez très fortement ?

S. Veil : Je n'ai rien à conseiller à R. Barre ! Vraiment, je trouve que c'est à lui… Je ne me permettrai pas de lui conseiller quelque chose ! Simplement, je ne vois pas très bien dans ces conditions quel est son espace car c'est un peu le même espace électoral. Je vois bien que le président de la République essaie de lui en créer un, il est même presqu'en train de lui proposer l'espace des socialistes, mais je crois que R. Barre ne s'est pas prononcé, il l'a dit lui-même, parce qu'il attend de voir la suite de la situation. C'est vrai que les situations ne sont jamais figées, mais…

A. Chabot : Au lendemain de l'élection présidentielle, il n'y a plus qu'un grand parti du président de la République ?

S. Veil : Pas nécessairement. Je crois qu'il est trop tôt pour parler de ces questions. Ce sont des questions en éternelle discussion. Il y a des années, j'étais plutôt partisan, et encore d'ailleurs en 86, d'une seule formation avec les courants, parce que je trouve que les clivages actuels entre l'UDF et le RPR ne sont pas toujours les clivages qui correspondent à des courants d'idée très précis. Il y a des gens qui sont très européens au sein du RPR, d'autres, qui le sont moins. Par ailleurs, même si on prend l'éventail de la gauche à la droite, il y a aussi un éventail assez large. En même temps, je crois que les familles ont des traditions qui sont plutôt d'ordre culturel. Il y a aussi des problèmes de personnes.

A. Chabot : C. Pasqua Premier ministre, c'est une bonne idée à votre avis ?

S. Veil : Les proverbes sont plein de malchance, et je trouve que ça porte malchance de dire trop les choses.

A. Chabot : C. Pasqua en l'occurrence ou E. Balladur ?

S. Veil : Non, non, de dire que les choses sont jouées d'avance. Il faut rester vigilant, il faut faire une campagne, il faut que cette campagne rassemble plus les Français et puis, on ne sait jamais ce qui peut se passer dans un pays. Il faut surtout maintenant être organisé et mobiliser le plus de gens autour d'E. Balladur.


RTL : mercredi 25 janvier 1995

J.-J. Bourdin : Vous avez mis beaucoup de temps pour en parler ?

S. Veil : Non, pas du tout. J'en ai beaucoup parlé dès mon retour, mais on ne voulait pas nous entendre. Cela n'intéressait pas, ça gênait les gens, ça paraissait presque indécent de parler de choses aussi atroces. Certains se sentaient culpabilisés et certains étaient tout à fait indifférents. Après avoir essayé de parler, nous nous sommes de plus en plus tus. Nous avons tous promis que nous en parlerions.

J.-J. Bourdin : On comprend certains choses mais devient-on meilleur ?

S. Veil : Je ne crois pas qu'on devienne meilleur. Je crois qu'une extrême souffrance risque au contraire de vous endurcir. Ce que le camp nous a apporté, aux uns et aux autres, c'est une prise de conscience d'une certaine forme de malheur. C'est d'abord l'humiliation et combien l'humiliation était quelque chose d'insupportable.

J.-J. Bourdin : Vous souffrez toujours de cette période ?

S. Veil : Je crois que personne ne peut l'oublier. On est en permanence toujours un peu au camp. Les cauchemars que l'on fait sont plus souvent des cauchemars liés à l'arrestation, liés au choc qu'on a eu, ou à des moments très particuliers comme celui de la grande marche.

J.-J. Bourdin : À Nice, le 30 mars 1944, vous marchez dans la rue et une patrouille de la Gestapo surgit. Vous vous souvenez ?

S. Veil : Bien sûr. C'est le choc et tout de suite, l'idée que ce sera une situation irréversible, j'ai toujours été très pessimiste, très consciente que cette volonté de prendre tous les Juifs dans la masse était une volonté destructrice.

J.-J. Bourdin : Arrivée au camp, vous rencontrez les regards ?

S. Veil : On est surtout frappé par ce spectacle épouvantable et ces cris que l'on entend, cette façon de nous partager comme un troupeau, de nous défaire de tous ce qui peut être personnel, de nous tatouer. Le tatouage est un moment très particulier, on est enregistré sous un numéro et on n'est plus un être humain. C'est une des premières marques. Ce qui a frappé mes camarades de déportation, c'est la dignité de ma mère. Il y avait peu de femmes de cette génération car elles avaient été gazées. Elle a toujours gardé une dignité extraordinaire. Elle était aussi tellement sereine et bonne qu'elle était une présence qui était un réconfort pour tous.


RMC : lundi 13 février 1995

P. Lapousterle : Dans l'affaire des IUT, est-ce que la méthode Balladur qui consiste à revenir sur une circulaire qu'il avait récemment prise est bonne ou bien Chirac n'a-t-il pas raison quand il parle « de pas en avant et de pas en arrière » ?

S. Veil : Je crois que le Premier ministre a eu tout à fait raison de revenir sur cette circulaire. D'après la presse, deux mots ont inquiété suffisamment les étudiants pour qu'ils descendent dans la rue. Ils ont pensé que du fait des mots « exceptionnel » et « passerelle », cette possibilité qui leur est donnée de poursuivre, dans les universités, leur formation, leur soit désormais fermée. Je crois donc que lorsqu'il y a une erreur d'interprétation de ce genre sur les circulaires, il faut les retirer et il ne faut pas insister.

P. Lapousterle : Fallait-il la prendre ?

S. Veil : Les circulaires nous sont préparées par les services, il faut donc les lire très attentivement. Elles n'ont pas nécessairement la même compréhension au moment où on les lit comme ça. Tous les ministres lisent avec attention, en disant « ce n'est pas la règle ». Là, le mot « exceptionnel » était un mot mal pesé. Je crois aussi que l'on est, dans la vie politique actuellement, sous pression. Et on est sous pression de deux forces qui sont des forces contradictoires : il y a des gens qui vous disent : « il faut faire plus, aller plus vite, vous ne faites rien, c'est l'immobilisme » et puis il y a près de la moitié des gens, ceux qui descendent dans la rue s'ils ne sont pas contents, car on a été trop vite et qui protestent. En réalité, il faudrait pouvoir s'abstraire complètement ce ces pressions tout en dialoguant avec les uns et les autres et ce n'est pas toujours facile. J'ai deux expériences très précises où j'ai été très critiquée avant même qu'il y ait une circulaire ou un texte déposé. J'ai dit : « ce n'est pas mieux » alors on m'a dit : « elle ne fait rien ». Non, ce n'est pas comme ça, c'est parce que je me suis rendu compte, justement, que ce qu'on me proposait n'était pas au point.

P. Lapousterle : L'affaire Schuller-Maréchal prend de l'ampleur et tourne en un conflit général entre police et justice. MM. Seguin et Toubon demandent des explications au Premier ministre et une mise au point, sans parler de l'opposition qui parle d'affaire d'État. Quel est votre sentiment ?

S. Veil : Je crois que le ministre de la Justice, dans une affaire de ce genre, c'est à lui qu'il appartient d'apprécier ce qu'il doit faire, s'il y a des difficultés d'interprétation. J'ajouterais qu'entre le ministère de l'Intérieur et de la Justice, c'est traditionnel. Je vois ça avec mes souvenirs d'ancien magistrat. Quel que soit le ministre de la Justice, quel que soit le ministre de l'Intérieur, il y a toujours eu des frictions parce qu'il y a des interférences entre le rôle de la justice et de la police et que chacun défend toujours les prérogatives de l'autre.

P. Lapousterle : Dans cette affaire, les magistrats condamnent le ministère de l'Intérieur sur ses méthodes…

S. Veil : Oui, les magistrats estiment qu'il y a empiétement sur la séparation des pouvoirs et sur le rôle du ministre de l'Intérieur, c'est assez classique. Encore une fois, en tant qu'ancien magistrat, j'ai tendance à avoir une interprétation rigoureuse du rôle de ministre de la Justice et à défendre ses prérogatives.

P. Lapousterle : Sur le bilan, il y a une différence dans la majorité sur « l'état des lieux » pourrait-on dire. Chirac pense que la France est en crise et qu'il faut des réformes très urgentes et Balladur qui dit que « la France va mieux et qu'il faut respecter une certaine méthode quand on veut réformer ». Quel est votre avis, vous qui êtes au centre des problèmes des Français ?

S. Veil : Une observation générale : en ce moment, tout l'attention, du fait de la méthode suivie par certains ou de leur stratégie, se pose sur la méthode. Mais parlons aussi des problèmes de fond, car c'est cela qui est important Je voudrais bien que ceux qui proposent des initiatives radicales et des révolutions, je ne parle pas de réformes, disent ce qu'ils ont l'intention de faire, comment, et quelles en sont les conséquences et le coût ! Car c'est important. Ensuite, pour être depuis près de deux ans maintenant dans un département ministériel qui est large, je ne parle que de mon département, je trouve qu'on a fait énormément de choses mais qu'on les a faites en discutant, en dialoguant. Je suis convaincue, et depuis longtemps, que c'est la bonne méthode. J'ai vu ça un peu à distance lorsque j'étais au Parlement européen. Je voyais par exemple qu'avec le 49.3, parfois, on faisait passer n'importe quoi. Ça n'a pas été le cas du tout.

P. Lapousterle : Vous n'en avez pas besoin avec la majorité que vous avez…

S. Veil : On n'en a pas besoin. Encore que je me souvienne qu'entre 76 et 79, on en a eu besoin et on l'a fait. Parfois un peu trop mais on avait besoin de le faire. Mais en tout cas, le fait d'avoir à dialoguer, ce qui se fait dans toutes les démocraties parlementaires, c'est bien. Dans certains pays, le Danemark je crois, on trouve que c'est bien d'avoir presqu'un gouvernement minoritaire car ça oblige à dialoguer. Et je pense que surtout, aujourd'hui, avec la télévision, les médias, c'est indispensable, on fait bien passer les textes. Je pense à la loi sur la bioéthique qui était mal partie et dont tout le monde disait « vous n'arriverez pas ». Elle est très bien passée et tout le monde la trouve très bonne. Donc point de choses brutales en ce moment. On voit bien que plus les gens sont inquiets et plus c'est difficile, que la situation économique pour beaucoup est difficile, la situation internationale est mal comprise, il y a des inquiétudes. Il faut donc dialoguer et je ne crois pas du tout que ce soit avec des décisions brutales que l'on puisse imposer aux Français des réformes.


Le Figaro : 17 février 1995

Le Figaro : Y a-t-il aujourd'hui un espace politique ouvert à une candidature spécifiquement UDF ?

Simone Veil : J'observe que Charles Millon a dû renoncer, lui qui était le premier et le plus engagé dans la voie d'une candidature spécifiquement UDF. J'ai beaucoup d'estime pour Charles Millon, c'est un homme politique de grande qualité qui n'a pas, sur le plan national, une notoriété aussi forte que celle de MM. Barre ou Giscard d'Estaing, mais qui est président du groupe UDF de l'Assemblée nationale. Il avait donc là une assise importante et si, vraiment, il y avait eu un espace politique « disponible », il l'aurait occupé.

Le Figaro : Toute autre candidature UDF, celle de Raymond Barre ou de Valéry Giscard d'Estaing par exemple, serait ainsi, selon vous, vouée à l'échec ?

Simone Veil : En tout cas, on peut aujourd'hui constater que cinq des six formations composant l'UDF se sont prononcées, à une très forte majorité, en la faveur d'Édouard Balladur. Quant à la sixième composante – les clubs Perspectives et Réalités – je crois savoir qu'elle ne s'est pas jusqu'ici prononcée expressément. Un certain nombre de ses membres fondateurs soutiennent d'ailleurs ouvertement le Premier ministre. Cette situation n'est pas liée à une question de personne. Si l'espace politique de l'UDF est si bien occupé, depuis deux ans, par Édouard Balladur, c'est que le Premier ministre a assumé ses responsabilités en défendant et en mettant largement en œuvre les idées de cette famille de pensée. Aujourd'hui, l'UDF n'est donc pas orpheline.

Il n'en est pas moins vrai qu'un président de la République doit transcender les formations politiques. C'est bien ce que fait Édouard Balladur, qui est le rassembleur le plus ouvert et le plus crédible. Il l'a montré en rassemblant l'UDF et le RPR, dans sa majorité parlementaire, ces deux formations l'ayant soutenu d'une façon constante depuis deux ans au Parlement. En même temps, le Premier ministre s'appuie sur des familles politiques, ce qui est important pour mobiliser l'opinion au moment d'une campagne électorale, alors que quelqu'un comme Raymond Barre récuse délibérément cette démarche.

Dans ce contexte, je ne vois vraiment pas ce qu'une nouvelle candidature venant de l'UDF apporterait au débat. Si telle ou telle personnalité – dont je ne mets en doute ni la capacité, ni l'intelligence, ni les opinions – estime que certaines idées ou suggestions doivent être exprimées à l'occasion de ces élections et souhaite présenter sa candidature, c'est tout à fait son droit. Mais il faut bien qu'elle en mesure les conséquences.

Le Figaro : Mais, concernant par exemple l'avenir de la construction européenne, point de référence constant des centristes, pensez-vous que le Premier ministre est suffisamment clair ?

Simone Veil : Au moment du référendum sur Maastricht, le Premier ministre a très clairement pris position. Dans sa politique, notamment dans la négociation du Gatt, il a su, sans compromettre les intérêts nationaux, défendre des solutions qui préservent la solidarité avec nos partenaires européens.

Le programme de la France pour la présidence européenne est ambitieux. Notre pays est d'ailleurs aujourd'hui beaucoup plus engagé dans sa présidence que ne l'a été l'Allemagne. Tous les ministres sont mobilisés dans cette perspective. Les idées européennes développées par Édouard Balladur me paraissent à la fois réalistes et prometteuses, elles permettent d'aborder dans de bonnes conditions la conférence intergouvernementale de 1996 (qui définira la future organisation de l'Europe). Je ne vois pas en quoi on pourrait faire grief au Premier ministre d'être insuffisamment européen.

Le Figaro : Peut-on différencier Édouard Balladur de Jacques Chirac en disant que le premier est un peu plus UDF que le second, qu'il est un peu plus européen, un peu plus décentralisateur…

Simone Veil : Je crois que l'on ne peut pas opposer ainsi l'UDF et le RPR. Depuis longtemps, je pense que les clivages fondamentaux ne séparent pas l'UDF et le RPR mais traversent chacune des formations. Prenons, par exemple, le dossier européen. Au RPR, quelqu'un comme Jacques Chaban-Delmas a toujours eu, avec une partie non négligeable des gaullistes, un fort engagement en faveur de la construction européenne.

Jacques Chirac, lui-même a beaucoup évolué depuis l'appel de Cochin de 1979 et ses déclarations sur le « parti de l'étranger ». En 1984, j'ai conduit sans états d'âme une liste commune RPR-UDF pour les européennes. Elle a recueilli – on l'oublie parfois – 43 % des suffrages et la majorité des sièges. Je me souviens des réunions que je faisais avec Bernard Pons. Sur les points essentiels alors en débat nous étions d'accord. Il est vrai que ne se posait pas encore le problème du traité de Maastricht ni celui de l'union monétaire.

Le Figaro : Maastricht a ressuscité d'anciens clivages ?

Simone Veil : On a plutôt vu ressurgir les thèses plus nationalistes, accentuées peut-être pour des raisons tactiques. Il ne faut pas oublier, néanmoins, que Jacques Chirac a voté oui au référendum sur Maastricht. Mais, aujourd'hui, on ne connait pas encore sa position. Est-ce que Philippe Séguin représente sa ligne politique sur cette question essentielle ?

Le Figaro : Mais ne percevez-vous aucune différence sur l'Europe et sur la décentralisation entre le RPR et l'UDF ?

Simone Veil : Il est vrai que l'UDF a toujours eu une sensibilité plus européenne, alors que le RPR est de tradition plus nationaliste et jacobine. Mais, de part et d'autre, il y a de nombreux partisans de la décentralisation. Si l'on veut vraiment distinguer les deux formations, je dirai que leur différence est davantage liée à une question d'approche et de démarche que de fond.

Une sensibilité plus étatiste caractérise traditionnellement le RPR. De ce point de vue, le soutien que lui apportent les ultra-libéraux a de quoi surprendre. Chez ses élus, ses militants comme ses électeurs, on retrouve une volonté de discipline, d'encadrement. L'UDF, elle, est composée de divers courants et il faudrait qu'ils soient encore plus nombreux pour répondre à toutes les aspirations… Son électorat se mobilise au moment du vote et ses militants, moins nombreux qu'au RPR, sont aussi moins disciplinés.

Le Figaro : Quel pourrait-être, en théorie, le schéma d'avenir de la majorité ?

Simone Veil : On peut très bien concevoir qu'on en reste à la situation actuelle : cette majorité bipartite a bien fonctionné depuis 1993 et devrait se retrouver après les élections.

Mais, depuis des années, je me pose la question de savoir s'il ne serait pas plus conforme à la réalité d'avoir deux partis regroupant chacune des deux grandes familles d'esprit qui, pour des raisons historiques, sont actuellement présentes dans l'une et l'autre des deux formations RPR et UDF. On retrouverait ainsi la situation qui existe dans la plupart des grandes démocraties : une droite et un centre. Quoi qu'on en dise, cette différence existe et se retrouve dans les sensibilités des électeurs des deux formations.

Bien entendu, ce genre de recomposition ne pourrait se faire que dans un consensus général et sans fracture. La formule de confédération ou d'une fédération serait peut-être la plus facile à mettre en œuvre, car elle permet à chacun de trouver naturellement sa place. C'est une idée que j'ai depuis longtemps, confortée par ce que j'ai vu au Parlement européen, où nos formations politiques sont trop atypiques pour trouver leur place. Naturellement, en disant cela je n'engage que moi, et je suis bien consciente de ce que cette perspective a d'irréaliste dans le contexte actuel.

Le Figaro : Que répondez-vous à ceux qui, auprès de Jacques Chirac notamment, estime qu'Édouard Balladur est un « conservateur » qui favorise « l'immobilisme » ?

Simone Veil : Pour faire bouger les choses, qu'est-ce qui est le plus efficace ? Depuis 30 40 ans, il y a toujours eu chez nombre de militants se réclamant du gaullisme l'idée que la politique était faite de ruptures et qu'on ne pouvait gouverner que par une sorte de dialectique constituée de fractures et d'oppositions brutales.

Cela a d'ailleurs été efficace pour mettre fin à la guerre d'Algérie et pour la mise en place de la Constitution. Mais ce qu'on ne voit plus aujourd'hui c'est que cette démarche a provoqué, dans la vie politique, un climat beaucoup plus conflictuel et intolérant que ce n'est le cas actuellement. Il est vrai que les divisions idéologiques étaient plus marquées.

Le président Pompidou a élargi la majorité au centre, avec René Pleven et Jacques Duhamel. Sa démarche était inspirée d'une volonté d'ouverture et de dialogue. Puis, avec Valéry Giscard d'Estaing, l'ouverture a été encore amplifiée. Mais, pour certains gaullistes, la démarche originelle de rupture est restée la référence, alors que le monde changeait profondément.

Dès que j'ai rejoint le Parlement européen, j'ai été frappée par la différence de notre situation avec celle des démocraties parlementaires de type anglais ou allemand. Et je me suis rendu compte que, contrairement à ce qu'on entend dire généralement, notre Constitution, notamment à cause de la facilité donnée par son article 49.3 et de la contrainte qu'il fait peser sur le Parlement, n'était pas forcément efficace, dans la mesure où elle permet de se passer d'un vrai débat.

Le Figaro : Ce débat reviendrait, selon vous, à une opposition entre les archaïques et les modernes ?

Simone Veil : Je pense en tout cas que la période des affrontements brutaux et stériles est périmée et que la méthode de dialogue et de la conciliation est la plus efficace pour réussir des réformes. Aujourd'hui, les gens sont globalement bien informés, ils savent ce qu'ils veulent, ils ne supportent plus qu'on prenne des décisions à leur place. Ils ont besoin d'être entendus et vous disent des choses très intéressantes quand on prend la peine de les écouter. Il faut le faire, ne serait-ce que pour des raisons d'efficacité politique.

Le Figaro : Le Premier ministre a également cédé devant des manifestations de rue…

Simone Veil : Avez-vous oublié les manifestations de rue entre 1986 et 1988 ? Moi, pas. Elles ont été beaucoup plus dramatiques parfois. Pour en revenir à l'action de ce gouvernement, peut-être a-t-on été trop pressé, peut-être n'a-t-on pas poussé suffisamment loin la concertation avec la jeunesse. Mais c'est difficile : les jeunes, qui sont-ils ? Il y a bien une représentation étudiante mais les mouvements de protestation naissent brutalement, mobilisant parfois les lycéens, et c'est à ce moment-là que se révèlent les interlocuteurs des pouvoirs publics.

Le Figaro : Donc vous ne considérez pas que le gouvernement a fait preuve d'immobilisme ?

Simone Veil : En deux ans, le gouvernement a fait énormément de choses ! J'en parle en connaissance de cause. Dans mon secteur, nous avons fait de nombreuses réformes que beaucoup jugeaient impossibles à faire passer : retraites, famille, Sécurité sociale, bioéthique… Pour la première fois, sans conflit, la croissance des dépenses de l'assurance maladie a été ramenée en 1994 nettement en dessous de celle du PIB. On ne peut pas, chaque fois qu'on change un gouvernement tout révolutionner. Si on essaie d'imposer brutalement les choses, ce n'est pas 10 000 personnes qu'on aura dans la rue, c'est beaucoup plus.

Le Figaro : Sur la méthode, on peut voir ce qui oppose Balladur et Chirac. Mais, sur les sujets de fond, comment distinguez-vous ces deux candidats ?

Simone Veil : Prenons l'exemple de la protection sociale. Jacques Chirac semble estimer que la croissance des dépenses de santé n'est pas un problème. Et pourtant, il n'y a pas un pays au monde qui ne s'en préoccupe. Je viens de le voir en réunissant mes collègues de l'Union européenne. Or, en France, la situation est plus grave qu'ailleurs, en raison du retard pris durant les années socialistes. Si l'on veut sauver la protection sociale, c'est-à-dire l'accès de tous à des soins de qualité, il faut maitriser la dépense. On ne peut le faire qu'en évitant les dépenses inutiles. C'est ce que nous faisons et que veut continuer Édouard Balladur.

Peut-on laisser monter les dépenses, accepter un point supplémentaire de CSG chaque année, encourager la substitution des assurances privées à la Sécurité sociale ? J'attends les réponses de Jacques Chirac sur ce point. Sur la politique familiale, ceux qui font des propositions très coûteuses doivent expliquer comment ils les financeront.

Le Figaro : Quelle appréciation portez-vous sur les propositions du candidat socialiste ?

Simone Veil : Quelles sont-elles ? Pour l'instant, elles sont des plus vagues, notamment sur le temps de travail… M. Jospin ne semble pas avoir, dans ce domaine comme pour la protection sociale, analysé les erreurs des gouvernements socialistes.

Le Figaro : Entre Édouard Balladur et Jacques Chirac, qui a la sensibilité sociale la plus aiguë ?

Simone Veil : On peut pleurer sur le sort des gens dans la rue, être malheureux, être très gentil, être très humain. Tout dépend de ce que l'on fait. Il faut juger les hommes politiques à leurs actes. Or je m'aperçois que la politique de santé que préconise Jacques Chirac n'est pas une politique sociale. Ses propositions ne permettent pas d'aller dans cette direction. La politique sociale aujourd'hui, c'est de défendre la protection sociale pour tous.

Le Figaro : Que répondez-vous à ceux qui reprochent au gouvernement d'être le représentant des élites, elles-mêmes coupées des réalités quotidiennes des Français ?

Simone Veil : Tous les gouvernements, tous les ministres ont fait appel à des énarques qui sont formés pour diriger l'administration. Tous ceux qui ont voulu s'en passer ont bien dû constater leur utilité pour faire avancer les dossiers. J'observe qu'il n'y en a jamais eu autant qu'avec les socialistes et qu'il y en a beaucoup autour de Jacques Chirac. Je ne sors pas de l'ENA, je suis magistrat, mais heureusement qu'on a ces experts pour faire fonctionner la machine administrative. Si un ministre se laisse imposer des décisions par la technostructure, c'est qu'il n'a pas suffisamment de personnalité. En ce qui concerne Édouard Balladur, je l'ai souvent vu prendre des décisions différentes de celles qui lui étaient suggérées par ses collaborateurs. Il écoute ses ministres et sait prendre ses responsabilités politiques. Je comprends mal cette polémique, car une chose est sûre : compte tenu de ce que sont les principaux candidats, le futur président de la République sera forcément énarque.

Le Figaro : N'y a-t-il pas néanmoins aujourd'hui une coupure entre l'élite et le peuple ?

Simone Veil : Il y a toujours eu une coupure. Mais elle est moins forte qu'autrefois, notamment grâce à la télévision. Dans toutes les sociétés, cette coupure existe. Les femmes politiques, qui restent beaucoup plus impliquées dans la vie quotidienne, parviennent mieux que les hommes à la surmonter.

Le Figaro : Par quoi passe l'élan de la campagne de Balladur ?

Simone Veil : Par la ténacité, par la détermination d'aller de l'avant, par la volonté de faire un certain nombre de réformes sans bousculer. Il s'agit de faire bouger les choses sans les brusquer. L'essentiel de la « méthode Balladur » consiste à apporter des solutions concrètes aux Français.