Texte intégral
On aurait grand tort de penser que la société française est bloquée et hostile à toute réforme ? Ce sont les choix des dirigeants politiques et la capacité des acteurs sociaux à mobiliser les français et éveiller les consciences qui font problème.
Au plan interne, le refus de l'exclusion et la volonté d'emploi sont exprimés par le président de la République lui-même. Mais la vision cohérente et les projets qui viseraient à redéfinir le système français de gestion autour d'un défi d'efficacité social ne suivent pas.
Au plan externe, la France est en carence d'initiative européenne. Or il est vital que les Français comprennent qu'un projet pour la France inclut un projet pour l'Europe. Comment ne pas voir que les problèmes de l'emploi et de la fracture sociale angoissent tous les européens, et qu'une solidarité devrait et pourrait se forger entre eux pour les résoudre ?
François Mitterrand et Jacques Delors ont eu raison de relever le défi d'une Europe-puissance, mais il ne fallait pas accepter de construire le grand marché sans qu'un choix politique clair ait été effectué : défendre et promouvoir ensemble des finalités sociales et de développement, se doter des instruments de coopération publique et privée nécessaires.
Il ne faut pas croire que réaliser l'Union monétaire obligera ensuite à passer à l'union politique. Car à l'évidence, la dérive ultra libérale qui s'est installée divise les européens et rend une construction politique beaucoup plus difficile.
Les handicaps sont considérables. En acceptant de construire essentiellement l'Europe par le marché et par le droit, sans les citoyens, on a contribué au dépérissement de la politique. Mais ceux qui opposent constamment en France la souveraineté nationale et le choix fédéral nous rendent impuissants : nous devrions chercher à les conjuguer, en, redéfinissant les fondements de cette souveraineté et en explorant le sens de cette fédération. L'Allemagne a su le faire, et elle y a gagné.
C'est elle qui, la première, propose une union politique, avec le projet de la CDU (1994). Mais cette initiative ne rencontre en face que dérobade politique. L'initiative politique allemande est une opportunité, pourvu qu'en face une initiative française avance sans détours d'autres options. Sinon la conférence inter gouvernementale risque d'être un non-événement ou un cruel échec, et l'union monétaire, une catastrophe.
Or les forces libres échangistes qui font le choix d'une société fracturée et même brisée progressent encore en Europe. Le risque de s'en tenir à quelques ajustements institutionnels est évident.
Ce que l'on dit aux français intéresse tous les européens : organisons notre solidarité autour d'un projet d'emploi et d'élimination de l'exclusion. Ce serait là un vrai choix politique, il engagerait chaque État et l'Union européenne elle-même.
Nous devrions dire aux allemands : on n'établira pas une union politique entre des pays dont les uns acceptent délibérément la fracture sociale et d'autres veulent faire de la politique pour une cohésion sociale. Travaillons à une communauté qui non seulement fasse un choix de société solidaire, mais aussi se dote des instruments de coopération publique et mixte nécessaires. Cela s'appelle un pacte fédératif engageant les États et les peuples. Ce pacte interne aurait nécessairement un volet externe d'engagement de politiques communes face aux tiers.
Si la France proposait dès maintenant le dessein d'un pacte fédératif, elle retrouverait une grande force d'attraction
Jacques Delors préconise une Fédération des États européens. Le général de Gaulle en a proposé une en son temps, avec le plan Fouchet, mais sans succès. C'est une initiative de ce type, adaptée aux conditions d'aujourd'hui, qu'il faut prendre. Elle soulèverait l'espoir.
Le débat sur l'union politique doit venir avant l'union monétaire, lui seul peut lui donner un sens.
Certains pays, comme l'Angleterre, seraient placés devant un choix clair : être IN ou OUT. Et l'élargissement de l'Union aux pays de l'Est comme la diversité des initiatives à « géométries variables », pourraient être conciliés avec la loyauté à l'Union, dès lors qu'un pacte fédératif fort et un engagement de solidarité lieraient chacun.
Bien entendu le choix du régime institutionnel est une question essentielle. Etablir une fédération ne signifie pas obligatoirement fabriquer un État supranational, que les peuples refusent majoritairement. L'union fonctionne dans une dualité de pouvoirs : le collège des états, les institutions spécifiquement communes. Il faut la conserver et le renforcer, en les soumettant à la délibération et au contrôle démocratiques.
On doit renforcer le pouvoir du Parlement européen, singulièrement pour le contrôle, mais en l'obligeant à le mériter. Il faut ramener ses élus sur le terrain et permettre aux électeurs de les mandater et de les contrôler. Le Parlement doit être capable de conflit avec le Conseil, parce qu'il a des comptes à rendre. Le rôle de médiateur politique de la Commission serait lui-même renforcé.
Enfin et surtout, il faut reconsidérer le rôle des acteurs sociaux en Europe. À mon sens, leurs représentants doivent non pas camper à Bruxelles, mais travailler beaucoup plus à la base et à des niveaux intermédiaires. Ils devraient disposer de pouvoirs d'évaluation publique des choix communautaires, et même de cogestion des instruments de coopération sur les territoires.
Je ne dis pas qu'un pacte fédératif peut s'élaborer et s'imposer dès 1996. Mais si la France en proposait dès maintenant le dessein, elle retrouverait une grande force d'attraction. Il ne faut pas tout miser sur 1996, mais il faut tenter d'inscrire l'action française et la réforme de l'Europe dans une nouvelle cohérence politique.