Interview de M. Georges Jollès, vice-président du CNPF et président de la commission sociale du CNPF, dans "Le Figaro Magazine" du 17 octobre 1998, sur les 35 heures, l'assurance-maladie et la prochaine modification du nom du CNPF.

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Média : Le Figaro Magazine

Texte intégral

Q - Vous aviez déclaré que les 35 heures ne créeraient pas d'emplois, alors que Martine Aubry dit au contraire que les résultats dépassent ses espérances.
Qu'en est-il ?

Georges Jollés - Pour l'année 1998, Martine Aubry affirme qu'auraient été « créés ou préservés » – notez sa prudence – 2 545 emplois grâce aux 35 heures. Dans le même temps, les entreprises, grâce à la croissance retrouvée et au maintien de leur compétitivité, ont créé 280 000 emplois. Dans ces conditions, il apparaît que les effets de la loi pèsent de peu de poids au regard des créations d'emplois dues à la croissance et au dynamisme des entreprises.

Q - Les négociations qui ont lieu dans l'entreprise ne leur seront-elles pas néanmoins profitables ?

G. J. - Tout va dépendre du second texte qui sera voté en 1999. Si le gouvernement souhaite par la loi créer de l'emploi – ce à quoi pas un entrepreneur ne croit un seul instant – le texte de 1999 sera coercitif pour les entreprises et risque d'avoir des effets dévastateurs sur le moral des entrepreneurs et des salariés, dans la mesure où il entraînera inexorablement une évolution à la baisse des salaires et du pouvoir d'achat. Si le gouvernement, au contraire, venait à adhérer au principe de réalité en nuançant sa position, la loi pourrait, à défaut de créer de l'emploi, favoriser ou encourager le dialogue dans l'entreprise sur l'organisation du travail. La loi deviendrait une incitation pour amener les partenaires sociaux à négocier au sein de l'entreprise les voies et moyens de moduler les horaires en fonction de l'évolution de la demande afin d'accélérer la conquête de nouvelles parts de marché.

Q - Va-t-on, dans la branche textile, vers un accord du type UIMM, celui qui a été signé par l'Union industrielle métallurgique et minière, et qui ne crée pas d'emplois ?

G. J. - Les accords d'entreprise ne répondent pas à un mouvement de mode. L'approche n'est jamais dogmatique. Elle ne relève pas de l'idéologie mais du simple bon sens. En fait, la question à laquelle se trouve confrontée l'entreprise de par la loi sur les 35 heures est la suivante : comment appliquer la loi en préservant la compétitivité et, autant que faire se peut, le pouvoir d'achat des salariés ?

En réponse à cette interrogation, une seule solution apparaît clairement : accroître la souplesse dans l'entreprise à travers l'annualisation ou la modulation des horaires pour mieux répondre aux variations de la demande ; et pour mieux utiliser l'amplitude des horaires, augmenter le contingent d'heures supplémentaires.

Ce contingent est en effet devenu insuffisant puisqu'un certain nombre de branches – dont le textile et l'UIMM – avaient, précédemment à la loi, accepté de le réduire substantiellement. Dès lors que l'on réduit la durée légale du travail, il est nécessaire de « réabonder » ce contingent pour permettre une mise en oeuvre optimale de l'annualisation sans avoir à demander aux salariés plus de sacrifices en termes de pouvoir d'achat.

Q - Comment réagissez-vous lorsque Mme Aubry dit que l'accord dans l'UIMM est idéologique, et qu'il ne lui convient pas ?

G. J. - L'accord UIMM va entraîner des efforts et un surcoût pour les entreprises. Ceci démontre leur volonté d'appliquer la loi de manière pragmatique et donc non idéologique. L'objectif recherché est de préserver la compétitivité des entreprises, leur capacité à créer de l'emploi sans entraîner trop de conséquences négatives pour le pouvoir d'achat des salariés.

Q - La crise asiatique a-t-elle des répercussions sur les négociations dans le textile ?

G. J. - Évidemment, car la concurrence internationale est plus que jamais exacerbée et d'autant plus dangereuse pour l'entreprise et l'emploi qu'elle est amplifiée par des dévaluations compétitives, ce qui renchérit le prix de nos articles. Notre industrie textile s'est modernisée, redéployée. Elle nourrit aujourd'hui l'espérance de conquérir de nouveaux marchés en proposant des produits à très forte valeur ajoutée. Seulement voilà : pour qu'ils soient attractifs, encore faut-il que leurs prix demeurent accessibles à ces nouveaux consommateurs.

Dans ce contexte, les conséquences de la loi sur les 35 heures sont pénalisantes, et notamment la création du « second smic » dont Mme Aubry a affirmé qu'il garantirait une rémunération calculée sur 39 heures pour 35 heures effectivement travaillées. Cela implique que le coût du travail des salariés à faible qualification augmenterait de 11,4 %.

Aussi doit-on observer la contradiction entre le discours actuel prêchant une diminution du coût du travail et les conséquences des mesures prises s'inscrivant exactement à l'opposé ! Elles ne peuvent qu'entraîner une augmentation sensible de nos coûts, et par voie de conséquence, encourager un mouvement de délocalisation.

Q - Vous le sentez s'amorcer ?

G. J. - Oui, et je le redoute d'autant plus que notre secteur, compte tenu de son caractère saisonnier, a déjà signé il y a quelques années avec les partenaires sociaux un accord de modulation des horaires. Cette piste ayant déjà été exploitée ne peut plus constituer une compensation à l'accroissement des coûts !

Par ailleurs, il faut rappeler que les décisions d'investissement des entreprises sont généralement arrêtées très en amont de leur application et que les effets négatifs du mouvement de délocalisation sont à attendre pour l'emploi, non pas dans les mois à venir, mais probablement bien plus tard ! Enfin je constate que les entreprises en croissance hésitent à embaucher car elles redoutent, dès lors qu'elles seront contraintes d'appliquer la loi, de devoir faire face à une perte de compétitivité et donc d'activité. Nos entreprises ont été capables d'exporter des produits à forte valeur ajoutée, mais ce produit spécifique français que sont les 35 heures n'est pas exportable !

Q - Vous qui représentez le patronat à la Cnam, vous vous sentez en phase avec : ceux qui réclament plus de liberté de gestion ?

G. J. - Je me situe tout à fait dans cette ligne de pensée ! Les organismes sociaux – qui relèvent d'une gestion paritaire – devraient jouir d'une autonomie suffisante pour que leurs conseils d'administration assument pleinement leurs responsabilités, qui sont de veiller à ce que les assurés sociaux bénéficient du meilleur rapport qualité-prix en termes de soins, mais également à ce que le système soit financièrement équilibré. Or, aujourd'hui, force est de constater que la Cnam ne dispose pas des moyens réglementaires pour l'accomplissement de sa mission !

Q - Vous feriez alors mieux mesures que le gouvernement ?

G. J. -Le gouvernement demande beaucoup aux médecins et pas suffisamment à l'hôpital public dont il est le patron ! Compte tenu de l'évolution des pratiques médicales avec pour conséquences le raccourcissement des durées d'hospitalisation et le traitement des pathologies lourdes, de plus en plus prises en charge par les médecins libéraux, la demande de soins hospitaliers baisse au profit des soins en ville. Cela implique de faire baisser beaucoup plus rapidement l'enveloppement destinée à financer l'hôpital public que celle destinée à financer la médecine de ville, alors que l'on fait exactement le contraire !

On demande aux médecins de réaliser des économies substantielles sans imposer la même contrainte à l'hôpital, alors qu'on sait que c'est là que se trouve le principal de l'excédent de l'offre ! Tous les experts s'accordent à reconnaître que, dans le domaine de l'hôpital public, 50 milliards ou 60 milliards de francs pourraient être économisés.

Q - Comment ?

G. J. - En redéfinissant le périmètre hospitalier français pour concentrer sur les établissements les plus performants le principal de nos moyens. Cela aurait d'ailleurs pour conséquence d'améliorer très sensiblement la qualité des soins dispensés, car il est de notoriété publique que certains services dits « de santé publique » ont une propension à devenir « de danger public ».

Q - Quelle est la part de responsabilité des patients dans les difficultés du système de santé ?

G. J. - Elle est indéniable. La France est le pays du monde où la consommation de médicaments est la plus élevée, ce qui ne peut pas ne pas être négatif sur la santé. Il n'est pas normal que les Français utilisent cinq fois plus d'antibiotiques que les autres pays développés et qu'ils soient les plus gros consommateurs d'antidépresseurs ou de vasodilatateurs ! Tout cela prouve bien que notre mode de prescription et de consommation pharmaceutique doit être modifié.

Q - Mais comment « discipliner » les médecins ?

G. J. - Par toute une série de mesures qui les concernent directement. La Cnam a actuellement obligation de conventionner tout médecin qui le demande dans quelque région et pour quelque spécialité que ce soit – au mépris de l'équilibre de la carte sanitaire, et ce sans aucune contrepartie. Il conviendrait qu'elle puisse, à l'avenir, soumettre le conventionnement au respect de certaines conditions : transmettre, par exemple, électroniquement les bordereaux de soins – on en traite encore à la main près de 800 millions par an –, utiliser des logiciels d'aide à la décision afin d'optimiser les prescriptions médicales, etc.

Q - Tout cela dans la perspective de faire des économies ?

G. J. -Oui, c'est l'un des objectifs. L'informatisation permettrait aux médecins ainsi qu'à la Cnam de constituer une banque de données médicales à partir de laquelle les praticiens pourraient bénéficier d'études statistiques qui leur permettraient d'affiner leurs diagnostics (choix d'une molécule plus efficace, ou moins coûteuse, par exemple), et de détecter d'éventuelles incohérences et contre-indications. Chacun aurait à y gagner : les médecins en termes de sécurité, les assurés en termes de qualité et la Cnam en termes d'économie.
Parallèlement, il serait indispensable de multiplier les expérimentations d'offres de soins. Notamment, la création de « réseaux de soins », de sorte que les malades souffrant de pathologies complexes puissent être pris en charge d'une manière plus efficace. Cela représenterait un gain d'énergie, de temps et de moyens, au lieu de passer, comme c'est le cas actuellement, de cabinet de praticien en cabinet de praticien, entraînant une redondance d'examens !
Pour que ces réseaux fonctionnent efficacement, il conviendrait d'organiser un certain degré de concurrence... On pourrait imaginer que la Cnam, parallèlement à d'autres acteurs, s'inscrive dans cette démarche : elle dispose d'un grand nombre de caisses primaires et régionales capables de diversifier l'offre de soins. Un tel système pourrait initier l'expérimentation de nouvelles offres de soins et permettrait de définir les modes de fonctionnement les plus performants.

Q - Cela serait-il accepté par les médecins ?

G. J. -Oui, parce que les plus performants seraient mieux reconnus et que la pratique libérale serait ainsi préservée !

Q - Comment Jugez-vous le plan Aubry ?

G. J. -Je ne suis pas certain que l'on puisse parler d'un « plan Aubry » dans la mesure où ce plan reprend les deux dispositions principales de la réforme mise en oeuvre par le gouvernement précédent, à savoir le vote par le Parlement d'une enveloppe globale limitative de dépenses – mesure révolutionnaire puisque c'était la première fois que le Parlement était à même d'imposer des limites financières aux dépenses d'assurance-maladie – et l'affirmation d'une certaine responsabilité économique des professions de santé.

La nouveauté est donc purement d'ordre sémantique : ce que M. Juppé appelait « dispositif de reversement », Mme Aubry l'a intitulé « dispositif de sauvegarde économique », mais cela revient au même !

Q - Mois alors à l'avenir, quelle est, selon vous, la ligne à suivre ?

G. J. -D'abord il convient de souligner que, paradoxalement, tout en étant parmi les pays qui dépensent le plus pour la santé, la France n'a pas un taux moyen de remboursement très élevé, et que ses résultats sanitaires se situent dans un honnête moyen. Il n'y a donc pas de corrélation entre le niveau de remboursement, les résultats sanitaires et le coût global du système ! Pour preuve, tous les experts s'accordent pour dire qu'on dépense 100 milliards de francs inutilement.

Il conviendra à l'avenir de prendre en compte le vieillissement de la population, ainsi que le progrès technologique, qui rendront plus coûteux certains examens notamment en matière de radiologie. Le coût de développement des nouvelles molécules – pouvant s'élever à 1 milliard de francs – est extrêmement élevé. Il convient donc de toute urgence de faire la chasse aux dépenses insuffisamment justifiées. Il deviendra difficile de rembourser à la fois les médecines de confort, les pathologies handicapantes, ainsi que les conséquences du vieillissement de la population. Les arbitrages rendus nécessaires seront du ressort des scientifiques dans le respect de l'enveloppe fixée par les politiques puisque les besoins de santé et de confort sont, par définition, incommensurables.

Q - Le CNPF va changer d'appellation dans les jours à venir. Est-ce parce qu'il avait besoin de renouveler son Image ?

G. J. -Il faut replacer la réforme du CNPF dans sa véritable finalité ! Jusqu'à présent, le CNPF s'était principalement appuyé dans sa réflexion et son action sur les représentants des fédérations professionnelles. Il lui paraît maintenant souhaitable, tout en maintenant ce lien privilégié avec les professions, d'établir un lien plus direct avec l'entreprise.

Q - Vous aviez le sentiment de ne pas en être les interprètes ?

G. J. - Dès lors que l'expression de l'entreprise passait par la voix des organisations professionnelles, le message donnait l'impression d'être dilué. Il convenait que ce message puisse être directement adressé à l'organisation patronale nationale en renforçant le poids des unions territoriales. L'objectif est qu'elles soient mieux informées et qu'elles aient un moyen d'expression directe auprès du CNPF. A cette fin, nous avons souhaité qu'elles soient représentées de façon plus marquée au conseil exécutif qui dorénavant réunira à égalité de sièges des fédérations professionnelles et des unions territoriales auxquelles viendront s'ajouter des personnalités désignées par le président Seillière, qui a impulsé la réforme.

Q - Quel sera le nouveau nom du CNPF ?

G.J – La seule chose que je puisse vous dire, c'est que le suspense sera levé le 27 octobre, à Strasbourg !