Interview de Bernard Thibault, secrétaire de la CGT, dans "L'Humanité hebdo" du 7 janvier 1999, sur la crise du syndicalisme, la préparation du 46ème congrès de la CGT, les 35 heures et l'euro.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : 46ème congrès de la CGT du 31 janvier au 5 février 1999 à Strasbourg

Média : L'Humanité Hebdo

Texte intégral

l'Humanité Hebdo :
Le 46ème congrès de la CGT est présenté sous le signe d'une recherche « d'efficacité », « au service des conquêtes sociales ». En creux, c'est donc l'aveu d'une crise, d'un affaiblissement du syndicalisme ?

Bernard Thibault :
La problématique que nous voulons soulever lors de notre congrès – mais ce n'est pas nouveau – est effectivement celle de l'efficacité de notre action et de notre démarche et, plus globalement, celle du syndicalisme en France. Les éléments sont connus : le taux de syndicalisation est très faible, avec de grosses différences d'un secteur d'activité à l'autre. Certes nous sommes en phase de correction, avec un début de reconquête : nous avons réalisé 55 000 adhésions cette année, quinze de nos fédérations ont aujourd'hui plus de forces que l'an dernier, et nous avons créé 2 000 bases nouvelles, en partie grâce à des mandatements pour des négociations sur les 35 heures. C'est un point d'appui mais cela reste sans commune mesure avec ce qu'il faudrait ! Cette faiblesse de la syndicalisation est le problème posé à tous, car elle pèse sur nos capacités à organiser de larges mobilisations.

l'Humanité Hebdo :
C'est un constat accepté par tous, à la CGT ?

Bernard Thibault :
Ce sera un point de débat important pour notre congrès : nous devons vérifier que nous avons bien tous la même photographie en termes de forces. Toutes les branches professionnelles ne sont pas confrontées à des déserts syndicaux : dans les grands secteurs publics, l'influence de la CGT reste très importante. Mais cela ne doit pas nous faire oublier l'immense champ des salariés qui sont, eux, entièrement dépourvus de représentants syndicaux.

l'Humanité Hebdo :
Comment expliquer cette faiblesse ?

Bernard Thibault :
Les raisons ne sont pas toutes internes : je pense notamment à la répression syndicale, qui reste une réalité incontournable. Chaque année, près de 14 000 salariés « protégés » par leur mandat syndical sont licenciés et le fait syndical nous est contesté pied à pied, notamment dans le secteur privé. Par ailleurs, la forte flexibilité du monde du travail, avec un turnover gigantesque, nous pose un problème réel : chaque année, un tiers de la population active change de situation (changement d'entreprise, entrée ou sortie du chômage, mobilité géographique ou statutaire.,.). Face à ce paysage en mouvement, une organisation syndicale, qui a besoin de stabilité pour organiser l'action collective, est confrontée à des questions nouvelles, à une remise en cause de son organisation. Il faut y ajouter la division syndicale, qui affaiblit le syndicalisme. Cette division nous est très souvent reprochée au moment même où une enquête nous montre que 43% des salariés se disent prêts à réfléchir à l'opportunité de se syndiquer. C'est le chiffre le plus important depuis quinze ans, mais en même temps, les salariés restent très clairs sur leurs critiques…

l'Humanité Hebdo :
Certaines de ces critiques mettent plus directement en cause le syndicat lui-même et son fonctionnement…

Bernard Thibault :
À l'occasion de notre congrès, nous voulons approfondir la réflexion, sereinement, sur nos modes de fonctionnement, sur la démocratie interne, sur nos rapports aux syndiqués. Nous ne sommes pas arrivés au bout de ce que nous avions dit sur ce dernier point. Nous avions parlé de « salarié acteur », de « salarié décideur ». Or, il y a un certain nombre d'endroits où ça n'a pas été totalement mis en oeuvre. Faire en sorte que chaque salarié, par exemple, s'exprime au moment de la désignation de ses représentants aux élections professionnelles, ce n'est pas encore devenu une règle de vie générale dans l'organisation. Par ailleurs, le développement de la sous-traitance dans beaucoup d'entreprises nous a déconnectés d'une majorité de salariés. Ça nous amène à réfléchir aux nouvelles structures de proximité à mettre en place pour pouvoir s'intéresser à l'ensemble des salariés sur un site déterminé, quels que soient leurs statuts ou leurs conventions collectives. Le syndicat de site, le syndicat interprofessionnel sont autant d'idées sur lesquelles nous voudrions avancer.

l'Humanité Hebdo :
Parallèlement, des forces nouvelles, associatives ou autres, émergent. Quel regard portez-vous sur ces dernières ? ?

Bernard Thibault :
Il y a une aspiration à vivre mieux dans ce pays, qui se manifeste par plusieurs mouvements, à travers différents types d'organisation collective. Nous avons déjà noué des relations avec ces organisations, qu'elles soient des associations de droit au logement, de chômeurs, etc. Des milliers de gens, sans s'investir forcément dans le syndicalisme, sont prêts à se mobiliser, à revendiquer une vie meilleure, plus juste, et à agir pour porter des combats avec lesquels nous sommes plutôt en convergence, même si nous avons nos propres outils syndicaux pour les mener. Le syndicalisme doit pouvoir répondre plus sûrement qu'il ne le fait aujourd'hui à cette aspiration à vivre mieux. L'essentiel étant l'objectif, la revendication, il y a sans doute des bouts de chemin à faire ensemble, ce qui se produit d'ailleurs déjà, par exemple pour organiser, dans la lutte pour l'emploi, les convergences entre les salariés et les chômeurs.

l'Humanité Hebdo :
Les enquêtes montrent également qu'on reproche souvent aux syndicats leur politisation. Que répondez-vous ?

Bernard Thibault :
Prétendre qu'il y aurait une frontière très étanche et précise entre l'activité syndicale et politique est une ambiguïté qu'il faut lever. En tant qu'organisation syndicale, nous sommes amenés très régulièrement à nous adresser au pouvoir politique, au gouvernement pour porter des appréciations sur leurs décisions, ou dans le cadre de négociations. Dans le secteur public, l'État est notre interlocuteur naturel et quasi unique ! En revanche, une organisation syndicale, la CGT comme les autres, doit avoir son autonomie de penser et de positionnement à l'égard du champ politique. Nous essayons de développer avec les partis des relations naturelles, conformes à ce que sont les champs d'intervention respectifs. Ainsi, nous avons rencontré le PCF mi-décembre, à sa demande. Nous avons décidé de mettre en place des groupes de travail sur un certain nombre de sujets sur lesquels des décisions importantes vont être prises, qui nous permettront de livrer à ce parti, à ces parlementaires nos analyses et nos attentes. C'est quelque chose de plus naturel par rapport à ce qui pouvait se faire par le passé, en admettant qu'il y ait eu une instrumentalisation du syndicat. Le but, c'est moins d'avoir une absence de relations que d'avoir des relations respectant l'autonomie de positionnement des uns et des autres.

l'Humanité Hebdo :
Justement, votre appartenance aux organes de direction du PCF ne pose-t-elle pas un problème à cet égard ? ?

Bernard Thibault :
Pas du tout, dans la mesure où les adhérents de la CGT perçoivent que cet engagement politique de leur premier dirigeant ne met pas l'organisation au service de cette préférence politique. Je relève en même temps qu'il n'y a qu'à propos de la CGT qu'on s'attache régulièrement à montrer la préférence politique de ses dirigeants. Je suppose que d'autres responsables syndicaux ont leurs préférences, et je trouve que c'est un investissement citoyen tout à fait normal.

l'Humanité Hebdo :
La CGT veut passer d'une culture de contestation à un syndicalisme constructif. C'est une révolution culturelle ?

Bernard Thibault :
La question posée dans le projet de document préparatoire au 46ème congrès est de ne pas s'en tenir à une attitude protestataire. Les salariés veulent que le syndicalisme les aide à peser sur des choix contraires à leurs intérêts. Pour ce faire, le syndicalisme, par des propositions mises en débat, doit offrir d'autres perspectives. Il s'agit de faire de la proposition un moyen d'action, un levier pour la satisfaction des revendications. Nous avons fort probablement beaucoup d'efforts à faire et de transformations à opérer afin de parvenir en ce domaine à une attitude et à une démarche permanente.

Photos : Bernard Thibault sur tous les fronts : lors d'une manifestation des sans-papiers à Paris (ci-dessus) et au ministère des Transports avec la délégation CGT cheminots (à droite).

l'Humanité Hebdo :
Qu'est-ce qui a provoqué ce constat ?

Bernard Thibault :
Il y a eu un certain nombre de mouvements intéressants ces dernières années, parce qu'ils n'étaient pas seulement une opposition à des mesures rétrogrades. Le mouvement de 1995 était ainsi à la croisée : porteur à la fois de la forte contestation d'un projet gouvernemental – la réforme de la sécurité sociale – et d'aspirations à plus de justice sociale, à un autre avenir pour les générations futures. Même si ce gouvernement avait du mal à codifier cette attente par des revendications étayées, le sens y était : le mouvement ne s'arrêtait pas au rejet du plan Juppé mais se positionnait pour des conquêtes. L'action syndicale peut et doit être porteuse d'un certain nombre d'idées novatrices. La CGT n'y perdra rien de sa capacité à s'opposer à un projet ou à une proposition patronale lorsque nous les jugerons mauvais.

l'Humanité Hebdo :
N'est-il pas paradoxal que vous ayez cette volonté à un moment où le patronat français n'est pas vraiment ouvert à une telle attitude constructive, comme le montre la bataille sur les 35 heures ?

Bernard Thibault :
Nous n'avons jamais rencontré dans l'histoire un patronat naturellement ouvert aux négociations : il a toujours été contraint de s'asseoir autour d'une table par une mobilisation sociale importante. Aujourd'hui, le patronat profite de la situation. Il a pu, au cours de ces dernières années, promouvoir dans les entreprises flexibilité, annualisation, précarité… Nous sommes aujourd'hui trop souvent contraints de discuter sur la base des prétentions patronales. C'est aussi pour cela que nous avons besoin de rechercher à inverser la tendance, pour contraindre le patronat à négocier sur la base des besoins des salariés. Et nous n'y parviendrons que si notre démarche déclenche un mouvement chez un grand nombre de salariés, au-delà de leurs différences de sensibilité.

l'Humanité Hebdo :
D'où le rapprochement avec la CFDT… Au-delà de la rencontre entre secrétaires confédéraux en novembre dernier, existe-t-il une volonté réelle de travailler ensemble ?

Bernard Thibault :
Ceux qui pensent que ce sont des positionnements conjoncturels se trompent. Ce n'est pas uniquement par esprit tacticien que ce genre de choses se produit. Je rappelle que, depuis plusieurs congrès, nous mettons l'accent sur l'unité, sur la nécessité de construire ce que nous avons appelé, au 45ème congrès, « le syndicalisme rassemblé ». La rencontre avec la CFDT, la sollicitation adressée à l'ensemble des organisations syndicales participent à cette volonté. Je constate avec satisfaction qu'il devient courant et plus naturel pour les organisations syndicales d'une même branche, d'un secteur d'activité, d'une entreprise de se rencontrer et de décider d'actions communes. Il serait paradoxal que les confédérations s'ignorent. Tout le monde est confronté à la même problématique, même si les conclusions peuvent être différentes selon les confédérations. Il y a une évolution du positionnement chez les uns et chez les autres : Nicole Notat, il y a à peine deux ans, considérait que le paysage syndical était figé entre ceux qui acceptaient la négociation et les contestataires, avec qui il n'était pas raisonnables d'envisager de travailler. Aujourd'hui, une réunion de travail a été possible, avec la perspective de clarifier les positions des uns et des autres sur des dossiers concrets et, pourquoi pas, d'envisager des mobilisations en commun. Ce travail, nous voulons le mettre au service de la défense des intérêts des salariés. Et nous aimerions le faire avec l'ensemble des confédérations.

l'Humanité Hebdo :
Quels objectifs concrets vous fixez-vous sur ce terrain de l'unité d'action avec la CFDT ?

Bernard Thibault :
Nous avons convenu de nous revoir à l'issue de nos deux congrès et nous devrions déboucher rapidement sur des groupes de travail. Le principe, par exemple, de confronter nos analyses dans la perspective de la préparation de la deuxième loi sur la réduction du temps de travail (elle sera présentée fin 1999 – Ndlr) est acquis.

l'Humanité Hebdo :
Quel bilan d'étape, précisément, tirez-vous de la mise en place des 35 heures ?

Bernard Thibault :
Il est très difficile, à ce stade, de porter une appréciation globale : nous sommes au milieu du gué. Pour l'instant, il n'est pas assuré que le principe de la réduction du temps de travail se traduise par une réelle avancée sociale, c'est-à-dire à la fois l'amélioration de la situation de ceux qui travaillent, avec un gain de temps libre, et des créations d'emplois. En effet, le bras de fer qui nous oppose au patronat sur les 35 heures se déroule dans un cadre qui va bien au-delà du temps de travail : il touche aux rémunérations, aux conditions et à l'organisation du travail…

l'Humanité Hebdo :
Vous avez néanmoins signé un certain nombre d'accords, comme pour l'industrie textile…

Bernard Thibault :
Les situations sont très contrastées. Lorsque nous avons considéré que le contenu des négociations constituait une avancée, après consultation des salariés concernés, nous sommes allés jusqu'à acter, par la signature de la CGT, le contenu de ces négociations. En revanche, dans d'autres secteurs, non seulement nous ne sommes pas d'accord, mais nous organisons la mobilisation des salariés concernés dans l'unité la plus large possible. Le bilan ne pourra pas être tiré indépendamment de l'actualité sociale du pays. L'effort pour arracher des créations d'emplois par la réduction du temps de travail est atténué, voire anéanti, par l'annonce de plans sociaux, de restructurations, de fusions, de fermetures de site, d'arrêts d'activité, qui se chiffrent par des dizaines de milliers de suppressions d'emploi !

l'Humanité Hebdo :
Le chantier de l'Europe est-il lui aussi un révélateur des évolutions de la CGT, avec son adhésion prochaine à la Confédération européenne des syndicats (CES), au moment où l'euro est mis en place ?

Bernard Thibault :
Au stade actuel, l'euro est porteur de tensions car il présente le risque d'être un des éléments encore un peu plus déstructurant sur le plan social. Nous devons agir en conséquence. D'autant que la construction européenne n'est pas plus avancée sur sa dimension sociale qu'elle ne l'était ces dernières années, malgré les réunions ministérielles sur l'emploi. L'euro va notamment servir au patronat d'instrument de comparaison sur les coûts de production, les coûts sociaux, d'où l'urgence pour le syndicalisme européen d'accélérer son activité face à ce risque de dumping social. Les membres de la CES n'ont pas l'intention de s'inscrire dans une telle perspective sans réagir. Ils entendent peser sur le contenu d'une Europe sociale, qui en est presque au degré zéro. C'est une des raisons pour lesquelles nous souhaitons être présents à la CES : il semble que cela puisse se faire prochainement. Ce qui est attendu de notre présence, c'est une CGT qui contribuera à organiser les mobilisations nécessaires, comme c'est déjà le cas dans de nombreux secteurs d'activité, par exemple l'énergie et les cheminots. La CES n'attends pas de la CGT qu'elle perde de sa détermination ! C'est vrai à l'échelle européenne comme ça l'est à l'échelle française : l'unité d'action n'est pas synonyme de perte d'identité, d'ailleurs les salariés n'attendent pas cela. Ils souhaitent plus d'unité, mais dans le respect des particularités.

l'Humanité Hebdo :
N'est-ce pas finalement cette question de l'identité de la CGT qui risque de faire du congrès de Strasbourg un moment difficile, avec des débats très agités ?

Bernard Thibault :
Il est possible que nous ayons des débats vifs, dans la mesure où certains militants expriment des craintes de voir cette identité menacée. Mais il s'agit tout au contraire de l'enrichir. Car le problème de fond, c'est d'être en capacité de mobiliser le plus de monde possible, de rassembler les salariés, retraités et chômeurs pour, avec eux, créer des rapports de forces qui permet des conquêtes sociales. Cette conception du syndicalisme est évidemment différente de celle qui consiste à dire « suivez-moi ». Ceux qui pensaient en tout cas que la CGT restait une organisation incapable de se remettre en question et de réfléchir à la manière de se perfectionner en sont pour leur frais. On voit une CGT au sein de laquelle des adhérents confrontent leurs approches sans que ça tourne au drame. Si on est capable d'avoir un congrès à l'image de ce que sont les réunions préparatoires, permettant de prendre ensemble des décisions qui seront portées par l'ensemble des militants, la CGT et le syndicalisme français dans son ensemble s'en trouveront renforcés.