Interviews de M. Laurent Fabius, membre du conseil national et député du PS, à FR3 le 11 octobre 1995, France 2 le 31 et Europe 1 le 10 novembre, sur la politique gouvernementale, la reconstruction du PS, le malaise de l'Université et sur son nouveau livre intitulé "Les blessures de la vérité".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Parution d'un livre de M. Laurent Fabius intitulé "Les blessures de la vérité", septembre 1995

Média : Europe 1 - France 2 - France 3 - Télévision

Texte intégral

France 3 : 11 octobre 1995

L. Bignolas : Quelle est votre réaction sur la position du procureur Cotte ?

L. Fabius : Je me suis abstenu de tout commentaire pendant que l’affaire se développait donc je ne vais pas commencer à faire des commentaires maintenant. Je crois que vous avez bien exposé l’affaire. Il y a la décision du procureur qui dit : d’un côté c’est un délit, mais je décide de classer sous certaines conditions pour des raisons d’opportunité évidemment, mais je ne crois pas qu’il y ait lieu de faire un commentaire supplémentaire.

L. Bignolas : Le débat politique ne devait pas s’arrêter sur cette affaire-là ?

L. Fabius : Il y a un droit qu’il faut respecter et qui doit être le même pour tous, mais le débat politique – tout au moins tel que je le conçois – doit porter sur les problèmes de fond du pays, sur les déficits publics, sur la question du chômage, sur la question de la protection sociale, sur les salaires, enfin sur ce qui intéresse directement la population.

L. Bignolas : Comment jugez-vous l’action du Gouvernement qui a l’air d’avoir un peu de mal à gérer ces gros dossiers ?

L. Fabius : Il a du mal. J’ai été impressionné, comme vous sans doute, par l’ampleur du mouvement d’hier qui touchait la fonction publique, le secteur public, mais qui – ça m’a beaucoup frappé – a été accueilli positivement, je crois, par beaucoup de gens. Ce qui veut dire que les gens se battent pour les salaires, souhaitent qu’il y ait une augmentation du pouvoir d’achat et se disent : on ne voit pas où la politique du Gouvernement mène. Il y a des difficultés, je crois que c’est ça surtout : la campagne de J. Chirac a été faite sur une base très enthousiaste avec beaucoup de promesses. Et maintenant on nous présente l’addition en disant, selon les jours, voilà la France est en péril national, il faut bloquer le pouvoir d’achat. Et on n’a pas l’impression, en plus, que le Gouvernement sache toujours où il veut aller et que l’effort soit bien réparti. C’est tout ça qui explique surtout les difficultés du Gouvernement et du président.

L. Bignolas : Vous ne pensez pas qu’il y a une sorte de monarchie aujourd’hui dans le PS avec cette élection de L. Jospin ?

L. Fabius : Non, il était seul candidat. Il ne peut pas s’inventer des candidats contre lui. Mais je crois qu’il y a une quasi-unanimité pour dire qu’il doit remplir ce poste. Il est certain que quand n est seul candidat, on est élu facilement, mais c’était aussi mon cas à la présidence du groupe, donc bonne chance à Lionel ! On va l’aider, et je pense qu’au bout de ce chemin, il devrait y avoir le succès.

L. Bignolas : Les écrits comme « Verbatim » ne risquent pas de semer la zizanie ?

L. Fabius : Vous faites allusion aux écrits de J. Attali. Ça a été jugé différemment, diversement, y compris par le président de la République. Je ne vais pas comparer. Moi je me suis contenté des « Blessures de la vérité », voilà.


France 2 : 31 octobre 1995

G. Leclerc : Est-ce la fin du rêve indépendantiste au Québec ?

L. Fabius : C’est un vote démocratique. Mais le résultat est tellement serré que ça veut dire qu’il faudra qu’Ottawa tienne davantage compte de l’expression du Québec francophone. Quant à dire si c’est la fin ou le début, il y avait eu un référendum il y a 15 ans, c’était 60-40. Maintenant, c’est 49 et quelques. Mais bon, c’est un vote démocratique.

G. Leclerc : La mobilisation des syndicats dans un même mouvement pour le 14 novembre : il y a un véritable danger pour la Sécurité sociale ?

L. Fabius : C’est évident. La Sécurité sociale a besoin d’être réformée, c’est certain. Mais d’après ce qu’n voit se profiler dans les discours du Gouvernement, dans les journaux, la crainte, c’est que cette réforme ne soit pas équitable et qu’elle n’aille pas au fond des problèmes. Les syndicats vont donc se mobiliser. Nous-mêmes, nous nous mobiliserons. J’interviendrai à l’Assemblée. Cela va être un temps très fort, parce qu’il faut absolument défendre la Sécurité sociale.

G. Leclerc : Y a-t-il un tournant dans le discours de J. Chirac ?

L. Fabius : Non : c’est un tête-à-queue complet. Pendant la campagne, j’avais repris, à propos de J. Chirac, une formule excellente d’un de vos confrères de la presse écrite : c’est caméléon Bonaparte.

G. Leclerc : Pourquoi la question de savoir si vous avez une âme se pose-t-elle ?

L. Fabius : C’est le mystère. J’ai voulu pousser un coup de gueule par rapport à moi-même. J’en ai assez, plus qu’assez de cette image qu’on m’accole depuis pas mal d’années. J’ai sûrement une part de responsabilité, mais comme je pense ne pas être comme ça, j’ai voulu expliquer en reprenant tout une série de choses qui sont dites sur moi, en expliquant le parcours d’un homme de gauche depuis 20 ans. Cela fait un livre très personnel.

G. Leclerc : Vous ne seriez par un grand bourgeois, un enfant gâté, vous n’auriez pas eu d’Aston-Martin ?

L. Fabius : Je n’en ai pas eue, je le regrette parce que c’est une très belle voiture ! Mais il y a une légende qui court… Je suis né dans un milieu aisé, j’ai toujours été de gauche. J’ai choisi cet engagement politique. Mais il y a une espèce de légende qui s’est développée et qui fait qu’on m’a présenté comme quelqu’un de très distant. J’essaie de rétablir la réalité avec des anecdotes et avec une réflexion de fond sur le chemin que toute une réflexion de fond sur le chemin que toute une génération a parcouru depuis une quinzaine d’années.

G. Leclerc : Sur Greenpeace, vous reconnaissez n’avoir pas été assez ferme.

L. Fabius : J’explique la responsabilité des uns et des autres. Je n’ai pas suffisamment court-circuité la hiérarchie militaire. Il y a eu une espèce de mensonge d’État qui s’est établi là-dessus avec ses conséquences extrêmement mauvaise. J’aurais dû être beaucoup plus dur, en particulier vis-à-vis de C. Hernu, parce qu’il y a eu un mensonge qui a été poursuivi à mon égard. Je me le reproche.

G. Leclerc : Et votre caricature avec un parapluie, c’est faux ?

L. Fabius : Complètement. J’assume mes responsabilités lorsqu’elles sont les miennes.

G. Leclerc : Le drame du sang contaminé : y a-t-il un enseignement à tirer de ce drame ?

L. Fabius : Oui. J’en parle avec pudeur parce qu’il y a eu beaucoup de gens qui ont souffert. Je parle de l’injustice qui a été commise à mon endroit, mais qui évidemment n’est rien du tout à côté de la souffrance de beaucoup de personnes. J’essaie de démonter tout ce drame. Ça n’a pas été contesté sur le fond. L’affaire est encore devant la justice.

G. Leclerc : Vos leçons ?

L. Fabius : L’une des leçons que l’on peut en tirer, c’est qu’en matière administrative, il faut qu’il y ait des capteurs qui puissent court-circuiter toutes les hiérarchies. Un drame de ce type pourrait encore se produire dans certains domaines de santé, dans le domaine de l’industrie. S’il n’y a pas, pour capter les nouvelles techniques, les découvertes, des éléments qui peuvent court-circuiter les hiérarchies médicales, administratives ou politiques, on risque de perdre énormément de temps, avec des conséquences humaines redoutables.

G. Leclerc : Le chemin pris par le PS vers sa refondation est-il le bon ?

L. Fabius : Oui, mais en même temps, j’ai fait une réflexion que L. Jospin a reprise l’autre jour, et j’en suis heureux : le Gouvernement est en train de décevoir, les gens disent « on nous a menti », mais ça ne veut pas dire pour autant que ces voix se retrouvent au PS. Le grand danger, c’est que la déception à l’égard du Gouvernement actuel se tourne vers l’extrême-droite. Il faut donc que non seulement nous développions une critique argumentée, mais que nos propositions soient rapidement mises au point. Là, on a besoin de passer à la vitesse accélérée.


Europe 1 : 10 novembre 1995

M. Grossiord : Cette lettre de M. Rocard à A. Juppé, vous auriez pu l’écrire ?

L. Fabius : Tout à fait ! Il y a des phases comme ça, ça m’amuse parce qu’il faut faire preuve de temps en temps d’un peu d’humour. Lorsque M. Juppé est devenu Premier ministre – mais il ne faut pas oublier qu’il était le numéro 2 du gouvernement Balladur, même s’il a tendance un peu à l’oublier – il a dit : les finances de la France sont en « péril national ». Ce n’était pas très aimable pour M. Balladur et ce dernier a dû lui remonter les bretelles. Maintenant, il s’en prend aux socialistes, à Rocard, à moi, à d’autres. Mais il est un peu limité dans ses critiques : il devrait étendre ça au Front populaire, 1936, et même mettre en cause les principes de la Révolution de 1789, qui déjà installaient le ver dans le fruit ! Non. Il faut revenir à des choses sérieuses. La situation n’est pas bonne, la période gérée par É. Balladur n’a pas été bien gérée non plus et aujourd’hui les gens sont extrêmement inquiets et ils ont raison de l’être.

M. Grossiord : F. Léotard disait hier soir sur France 2 « craindre une sorte d’accord tacite entre le PS et le FN » pour les législatives de 98.

L. Fabius : Je ne sais pas à quoi Léotard peut faire allusion.

M. Grossiord : Dans le passé, on avait beaucoup parlé d’une alliance objective entre l’extrême-droite et le…

L. Fabius : … on entre dans la polémique totale ! il y a parfois des reproches qui ont été faits, de collusion entre la droite dite libérale et la droite et la droite extrême, mais on n’a jamais retrouvé sur les mêmes listes des gens d’extrême droite et des socialistes.

M. Grossiord : Dans votre livre « Les blessures de la vérité », vous écrivez qu’à Rouen et dans ce département « les ambitions individuelles, les mesquineries n’y polluent pas tout ». Il y a un tel décalage entre Paris et ici ?

L. Fabius : C’est sûr que ce n’est pas du tout la même atmosphère et quand on est comme moi maire d’une commune, et président de l’agglomération rouennaise, on a l’occasion de pouvoir, sur le terrain, concrètement, essayer d’aider les uns et les autres.

M. Grossiord : Vous allez pouvoir aider les étudiants en archi qui manifestent toujours ?

L. Fabius : Quand on a commencé cette émission, ils sont arrivés, je suis venu les saluer. Je me suis adressé au ministre de la culture puisque… Ils l’expliqueront peut-être dans un instant quand vous leur donnerez la parole, mais ils sont inquiets à cause des modifications qui sont intervenues, notamment l’intégration de l’architecture dans le budget de la culture… Ils ont peur et je pense qu’ils ont raison de passer à la moulinette. Donc ils défendent leur avenir et l’avenir de beaucoup de jeunes en France. Je pense que leur revendication est parfaitement fondée.

M. Grossiord : C’est pour vous prévenir que vous avez développé ici votre assise locale ? Vous écrivez encore dans votre livre que « les Français risquent un jour de changer à cadence accélérée les responsables politiques nationaux, à les jeter comme des kleenex.

L. Fabius : Je ne suis pas né en Normandie, je suis venu en Normandie il y a maintenant 20 ans, et j’y ai été élu pour la première fois en 1977 et depuis je suis resté fidèle à ma région, à la fois comme maire, comme député, comme président de l’agglomération rouennaise. On a à nos côtés le maire de Rouen, mon ami Y. Robert. On peut, dans une région qui a beaucoup de difficultés comme la nôtre, essayer petit à petit de faire avancer les choses, mais pour cela on a besoin du soutien de l’État, de la solidarité, et souvent elle manque.

M. Grossiord : Dans votre livre, vous racontez qu’il vous arrive souvent de jurer, ça ne vous ressemble pas tellement de jurer ?

L. Fabius : Oui, ça m’arrive souvent – ça n’arrivera pas nécessairement aujourd’hui ! – parce qu’on voudrait que les choses avancent plus vite en matière d’urbanisme, de lutte contre le chômage, d’aide à toute une série de projets, de jeunes ou de moins jeunes. Souvent, il y a des blocages, notamment administratifs, qui sont incompréhensibles et inadmissibles.

M. Grossiord : Est-ce qu’il n’y a pas un problème de sureffectifs en raison de la volonté affichée de votre temps, lorsque vous étiez Premier ministre, d’amener chaque année 90 % d’une classe d’âge au BAC ?

L. Fabius : Je ne crois pas que c’est là que le problème se pose. Il faudrait amener en fait 100 % d’une classe d’âge à la meilleure formation possible. Il ne faut pas, comme je l’entends de temps en temps, aller dans le sens des gens qui disent : mais c’est une catastrophe, parce qu’il y a trop d’étudiants qui réussissent le BAC et trop d’étudiants dans l’enseignement supérieur. C’est absurde de dire ça. C’est la force principale d’un pays que d’avoir des jeunes qui arrivent à se former. Seulement, pour cela, il faut les moyens nécessaires. Le combat qui a été mené à Rouen, et qui a obtenu gain de cause, c’est un très beau combat. Les étudiants et les enseignants qui se sont mobilisés à Rouen ne se sont pas mobilisés seulement pour eux-mêmes, ils se sont mobilisés pour l’ensemble des facultés. Là où je suis inquiet, c’est quand j’entends… hier, j’étais à l’Assemblée nationale lorsque le ministre a présenté ce qu’il appelle le plan de rattrapage, ou quelque chose comme ça, il n’a pas donné de chiffres. Or il faut être très concret dans ce domaine. Il y a beaucoup d’universités qui ont besoin de moyens supplémentaires, en personnels, à la fois enseignants et non enseignants. Est-ce qu’on va dégager des moyens supplémentaires, financiers ou est-ce qu’on va le prendre à d’autres universités, et dans ce cas-là, à quelles universités ? Tant que concrètement cela n’est pas dit, ce sont des discours théoriques. Lorsqu’on compare les chiffres financiers qui sont consacrés en France à l’université avec d’autres grands pays, la France est encore en retard et donc il y a un effort très important à faire, même si ça représente des sommes non négligeables.

M. Grossiord : L’éducation est le premier budget de la France.

L. Fabius : D’accord, c’est le premier budget, mais enfin, il y a un point que je voudrais rappeler, c’est un peu la muleta : prenez l’exemple de la fac qu’on appelle la fac Pasqua. Il y a 350 étudiants. La collectivité, en l’occurrence le conseil général, parce que c’est fait avec l’argent des contribuables, a dégagé 1 milliard pour ces 350 étudiants et, à côté, il y a la fac de Nanterre où il y a des dizaines de milliers d’étudiants qui ne savent pas où s’asseoir. C’est à cause d’injustices de ce type que les étudiants et les professeurs ne peuvent pas supporter cela. On a besoin d’un effort supplémentaire.