Interviews de M. Dominique Strauss-Kahn, membre du conseil national du PS, à France-Inter le 19 octobre 1995 et à RTL le 31 octobre, sur la rencontre Chirac - Zéroual, la discussion du budget à l'Assemblée nationale et sur le "nouveau discours" de M. Chirac et sa politique de rigueur face aux déficits.

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Média : Emission L'Invité de RTL - France Inter - RTL

Texte intégral

France Inter : jeudi 19 octobre 1995

A. Ardisson : Pouvez-vous m’expliquer le changement des socialistes entre avant-hier et hier à propos des attentats ? Avant-hier pas un mot plus haut que l’autre et hier on a eu une succession de leaders socialistes, L. Jospin en tête, qui ont dit que la rencontre avec Zeroual était inopportune, alors ?

D. Strauss-Kahn : Ce sont de fausses différences, il n’y a pas de changement de position de la part du Parti socialiste. Nous continuons de penser que dans une période très difficile et grave dans laquelle il y a des attentats dans notre pays, la fonction de l’opposition n’est pas de critiquer à tout bout de champ le Gouvernement, sur la manière dont il mène l’enquête, les mesures de sécurité qu’il prend. Vous avez constaté à juste raison que, depuis le début de ces attentats, le Parti socialiste, de ce point de vue-là, manifestait une sorte de solidarité nationale. Une autre question est de savoir si le président de la République a eu raison de vouloir rencontrer le chef de l’État algérien. Une sorte de frénésie le saisit pour rencontrer successivement tous les chefs d’État maghrébins. Est-il absolument nécessaire à quelques jours de l’élection présidentielle d’aller rencontrer le président Zeroual ? Nous pensons que non. Ce n’est pas une critique ou un retournement de position à l’égard de la politique qui est conduite en France vis-à-vis des attentats – nous continuons d’être solidaires sur ce point, de ne pas critiquer, même si parfois elle le mériterait, l’action du ministre de l’intérieur – mais nous pensons que d’un autre côté, il est juste de dire que la décision prise par le président de la République est pour le moins malvenue.

A. Ardisson : Mais C. Cheysson, qui est l’un des vôtres, a dit que l’on ne pouvait faire autrement à partir du moment où le président algérien était demandeur, non ?

D. Strauss-Kahn : Oui, mais enfin C. Cheysson est devenu de bien loin pour dire cela. Vous me demandez d’exprimer la position du Parti socialiste, je l’exprime ; celle de C. Cheysson ne regarde que lui. Le président algérien pouvait être demandeur et le président de la République française a pour autant obligation de se soumettre à une demande dans les trois jours qui viennent. Par conséquent, il pouvait très bien considérer qu’en raison même de l’élection présidentielle qui va se dérouler, il y avait là une forme de provocation ou de parti pris dans cette élection qui conduisait à attendre ou à remettre à plus tard cette rencontre. Je partage très largement tous les attendus de ce que B. Guette vient de dire sur la position que la France doit tenir, peut tenir vis-à-vis du conflit algérien. Pour autant je ne pense que ce soit nécessaire d’aller au-delà et de donner des signes trop importants en tout cas pas à quelques jours d’une échéance aussi importante que l’élection présidentielle.

A. Ardisson : On a l’impression que le débat qui se déroule actuellement au Parlement concernant le budget est un débat à l’intérieur de la majorité et que finalement les socialistes n’y sont pas très présents parce qu’ils n’ont pas fait leur choix entre économie et rigueur d’un côté e solidarité renforcée de l’autre ?

D. Strauss-Kahn : Je ne dirais pas cela et je vous trouve un peu sévère. Il est exact que les socialistes ne sont pas très nombreux à l’Assemblée nationale et croyez bien que je le regrette collectivement et individuellement. Enfin c’est comme cela et on les entend un peu moins que l’on peut entendre d’autres. L’autre raison est que, reconnaissez-le, cela amuse tout le monde et notamment les journalistes de mettre en évidence des contradictions au sein de la majorité, pour parler clair entre le Gouvernement et les balladuriens, que des critiques qui émanent des rangs socialistes que l’on trouve plus traditionnelles parce que c’est l’opposition. Et il me semble que c’est la raison pour laquelle on fait plus de bruit autour de ces critiques-là qu’autour de celles que nous faisons nous-mêmes.

A. Ardisson : Mais sur le fond, n’y a-t-il pas un malaise de votre part ?

D. Strauss-Kahn : Non. Je crois que ce budget est un budget qui est très peu lisible, tout le monde l’a souligné et les socialistes parmi les premiers. On ne sait pas si l’objectif est principalement de réduire les déficits ou de soutenir la croissance. On peut faire ou l’un ou l’autre et l’un ou l’autre peuvent réussir. Il y a des exemples historiques dans d’autres pays où l’on a réussi à s’en sortir en réduisant d’abord le déficit pour améliorer les conditions de l’économie ou bien en relançant la croissance pour par là-même absorber le déficit. Mais ce que l’on ne peut pas faire, c’est faire ce que fait A. Juppé, c’est-à-dire de rester entre les deux. Du coup parce que ce budget n’est pas lisible et qu’en plus il n’est pas vraiment sincère puisqu’il est établi sur une prévision de croissance de 2,8 % pour 96, alors que tous les instituts disent que l’on aura au mieux 2,4 % et donc les 0,4 % qui manquent vont se retrouver dans le déficit. On pourrait rentrer dans beaucoup de détails pour montrer cette sincérité discutable. Vous avez vu, par exemple, que le versement transport des entreprises était augmenté pour faire disparaître une charge dans le budget de l’État. Il y a une sorte de maquillage, d’habillage disent les Anglo-Saxons.

A. Ardisson : C’est un peu souvent.

D. Strauss-Kahn : Vous avez raison. Mais là, c’est tellement visible, le budget n’a aucune crédibilité, notamment sur les marchés. Cela explique la situation difficile du franc aujourd’hui.

A. Ardisson : Est-ce que votre position est plus lisible, entre ces deux choix : réduire les déficits ou relancer la croissance ?

D. Strauss-Kahn : L. Jospin, dans une campagne présidentielle qui n’est pas tellement ancienne – il y a jamais que cinq-six mois – avait présenté de ce point de vue un plan chiffré qui n’avait été contesté par personne et qui prévoyait à la fois un soutien à l’emploi, notamment par la réduction du temps de travail et une diminution du déficit : ça s’élevait à 50 milliards de francs. Nous en sommes loin aujourd’hui, malheureusement. Cette situation fait que la France se porte mal. Juste un exemple : P. Bérégovoy avait réussi ce qui à l’époque était considéré comme un tour de force : faire que les taux d’intérêt français et allemands soient collés, qu’il y ait zéro d’écart. É. Balladur ensuite l’a réussi aussi. Ça montre que ce n’est pas une question de droite ou de gauche. Depuis qu’A. Juppé est au pouvoir, il est incapable de le faire. Les écarts croissent.

A. Ardisson : Comment expliquez-vous la pression sur le franc ? Est-ce que ça ne joue pas sur la fabrication du budget ?

D. Strauss-Kahn : C’est le contraire : c’est l’absence de crédibilité de la préparation du budget qui pèse sur le franc. C’est parce que le budget ne convainc personne que finalement l’ensemble des opérateurs se dit « ce gouvernement n’a pas véritablement de politique ». Je ne voudrais pas faire d’ailleurs à A. Juppé un procès trop rigoureux, car je crois qu’il n’est que modérément responsable de cette situation. La contradiction fondamentale est chez J. Chirac : J. Chirac dans sa campagne et dans sa réflexion d’aujourd’hui a des positions à ce point contradictoires que quel que soit le Premier ministre qu’il ait à sa disposition ou à ses ordres, de toute façon, la politique qu’il conduira amène aux résultats que nous connaissons.

A. Ardisson : Des mesures proposées par la commission ont été refusées par le Gouvernement, comme l’allocation de logement étudiant. Mais les avantages fiscaux donnés aux familles monoparentales ont été supprimés.

D. Strauss-Kahn : Il y a des familles monoparentales dont les chefs de famille peuvent n’être concubins avec personne. Il est un peu rapide d’assimiler les familles monoparentales aux concubins. Il est vrai qu’il y a une sorte de caractère anormal à ce qu’un couple qui vit maritalement lorsqu’il est marié ait des avantages fiscaux moindres que lorsqu’il n’est pas marié, mais je ne crois pas que ce soit un sujet majeur. En revanche, celui que vous citiez en premier, la suppression de l’allocation de logement étudiant, est quelque chose de tout à fait important. Les modifications qui y sont proposées, c’est là un des éléments modestes qui favorisent la croissance du nombre d’étudiants et les conditions de vue des étudiants. Il y a eu dans les années récentes suffisamment de difficultés avec le monde étudiant et la jeunesse en général pour ne pas vouloir à nouveau, comme par une sorte de masochisme, reprendre et remettre sur la sellette des questions de ce type. C’est typiquement le genre de mesure qu’il aurait convenu de ne pas prendre.


RTL : mardi 31 octobre 1995

M. Cotta : Comment appréciez-vous le nouveau discours de J. Chirac sur le déficit ?

D. Strauss-Kahn : Je crois que c’est un tournant, et il est bienvenu. Depuis six mois, la politique menée par le président de la République, c’est un peu n’importe quoi. Donc, dans ces conditions, le fait qu’aujourd’hui il prenne conscience des réalités, tout le monde ne peut que s’en féliciter.

M. Cotta : Est-ce un tournant de nature comparable à la rigueur de 1983 ?

D. Strauss-Kahn : Non, je crois que c’est très différent. EN 1983, c’était près de deux ans après l’élection de F. Mitterrand. Les promesses faites pendant la campagne avaient été réalisées. On peut les critiquer ou les approuver, mais elles avaient été réalisées : je pense à la retraite à 60 ans, un certain nombre de choses de ce genre-là. Et les difficultés économiques ont conduit à un tournant. La caractéristique de la situation d’aujourd’hui, c’est qu’aucune des promesses faites par J. Chirac n’a été réalisée, ou bien quelques-unes, selon le Gouvernement. La réalité, c’est que pendant six mois, on n’a pas su quelle était la politique de la France. La France a perdu six mois. Alors, aujourd’hui, J. Chirac nous dit : « Mais je ne savais pas, je ne me suis pas rendu compte, je me suis trompé ». Faute avouée est à demi-pardonnée, dit-on. Il reste que c’est quand même un peu fort de café que le candidat à la présidence de la République, qui plus est dans la majorité, puisse dire qu’il n’avait pas l’information. Le Premier ministre d’aujourd’hui était le principal ministre d’É. Balladur. Comment pouvait-il ignorer la situation des finances publiques ? Comment peut-on croire qu’aujourd’hui, il fasse semblant de la découvrir ?

M. Cotta : Sur le fond, vous n’êtes pas opposé à ce tournant ?

D. Strauss-Kahn : Comment pourrait-on être opposé à la réduction du déficit ? Le problème, c’est le moyen d’y parvenir. Reconnaissez avec moi qu’on n’en a pas l’ombre d’une idée. Le président de la République a annoncé une volonté. C’est très bien, il faut réduire les déficits, nous en sommes tous d’accord. On ne peut que se réjouir de ce qu’il soit revenu à la raison. La question maintenant est de savoir comment il va le faire. Et c’est là que nous apprécierons.

M. Cotta : La véritable opposition vient sans doute de son camp, notamment de P. Mazeaud ?

D. Strauss-Kahn : Ce dernier n’a d’ailleurs pas dit comment. Le président de la République a tellement semé pendant la campagne électorale d’irrésolutions, de propositions un peu démagogiques, qu’on peut comprendre qu’un certain nombre de membres de son camp aujourd’hui continuent d’y croire. C’est la fidélité envers J. Chirac. Moi, je n’y crois pas, je crois que les promesses qu’il a faites étaient largement infondées, même si son diagnostic était fondé. Lorsque J. Chirac disait que nous sommes dans un pays dans lequel la tension sociale est forte, ce qu’il a appelé la fracture sociale, cela est juste, et il faut y remédier, cela est juste aussi. Mais les promesses qu’il faisait en face de cela étaient, je crois, irréfléchies, et il s’en rend compte aujourd’hui.

M. Cotta : La rigueur fait décoller la Bourse, le franc est stimulé, mais les taux d’intérêt ne baissent pas de manière significative ?

D. Strauss-Kahn : Sur la Bourse, je ne voudrais pas rappeler que s’il doit y avoir une différence entre J. Chirac et le général de Gaulle, c’est que l’on s’apercevra que la politique de J. Chirac se fait à la corbeille. Mais, au-delà de cela, la Bourse a repris 3 %, ce qui est grosso modo la moitié de sa perte depuis le début de l’année. Fixons-nous comme point de départ l’élection présidentielle : le CAC 40 était à plus 2 000. Il est aujourd’hui à 1 700. C’est 15 % de baisse. Voilà la politique de J. Chirac. Alors, qu’il y ait un rebond aujourd’hui, à la suite de ses déclarations, tant mieux. Attendons de voir si cela va durer.

M. Cotta : Croyez-vous que la Banque de France attend la résolution du problème des déficits des comptes sociaux ?

D. Strauss-Kahn : Je crois que la Banque de France, et c’est sa mission, attend de voir la diminution de la tension sur le marché des changes, pour prendre des mesures. Cette tension ne dépend pas des déclarations du président de la République. Nous avons aujourd’hui un déficit de confiance, plus encore qu’un déficit budgétaire. Et cette confiance qui n’existe pas sur les marchés est en fait ce qui manque à notre politique. Permettez-moi de vous rappeler juste un point : jusqu’en 1988, il n’y avait pas d’attaques sur le franc. Non, en 1986, pardon. Puis, quand É. Balladur est arrivé au pouvoir, il y a eu deux dévaluations, et c’est là qu’il y a eu le décrochage. De nouveau, de 1988 à 1993, il n’y a pas eu d’attaques sur le franc. Et puis maintenant, depuis 1993, il y a de nouveau eu un décrochage. Il se trouve que le grand paradoxe de cette fin du vingtième siècle en France, c’est que c’est la gauche qui donne confiance au marché.

M. Cotta : Les socialistes ont ramené la Bourse vers le haut ?

D. Strauss-Kahn : Non, c’est la conséquence. Le paradoxe de fond n’est pas que les socialistes ramènent la Bourse vers le haut, c’est que les opérateurs économiques font plus confiance à la politique économique de la gauche qu’à celle que mène ce Gouvernement.

M. Cotta : Acceptez-vous l’idée que la Sécurité sociale ne soit pas financée sur les seuls revenus du travail ?

D. Strauss-Kahn : Non seulement je l’accepte, mais je le réclame. Je me permets de rappeler que cela faisait partie du programme de L. Jospin à l’occasion de la dernière élection présidentielle. Il faut élargir l’assiette, notamment aux revenus du capital.

M. Cotta : Quelle solution pratique accepteriez-vous ?

D. Strauss-Kahn : Je crois que la CSG, qui a été beaucoup décriée dans le passé, est un bon type de prélèvement, qu’il faut encore l’élargir à des revenus qu’elle n’atteint pas, notamment des revenus du capital, qui en sont exempts. Nous aurons là, à ce moment-là, le type de prélèvement le moins injuste qui soit.

M. Cotta : De quel syndicat vous sentez-vous le plus proche ?

D. Strauss-Kahn : Vous comprendrez que je ne sois pas là pour distribuer des lauriers aux différents syndicats.

M. Cotta : Non, mais cela va être une des ambiguïtés du PS ?

D. Strauss-Kahn : Non, pas du tout. Depuis la charte d’Amiens, les syndicats et les partis politiques dans ce pays sont distincts. Je me sens proche de l’ensemble des syndicats, lorsque par exemple ils mettaient les fonctionnaires en alerte face la façon dont ils étaient traités par le Gouvernement. Cela a conduit à une grève dont on a tous remarqué l’ampleur. Chacun l’a souligné, c’était peut-être plus une question de symbole, d’attention portée aux syndicats, de prise en compte de leurs revendications et de celles des fonctionnaires, plus que l’objet même du débat. Si A. Juppé avait reçu les syndicats en essayant de leur expliquer la situation, ils seraient peut-être parvenus à un accord. À la façon dont il leur a dit, avant même de discuter : « Voilà, il n’y a pas d’augmentation de salaires, c’est comme cela et je ne veux voir qu’une tête », on ne peut pas être surpris de ce que les fonctionnaires, blessés, aient réagi de façon violente.