Interview de M. Edouard Balladur, député RPR, dans "Les Echos" du 7 décembre 1998, sur les privatisations opérées par les gouvernements socialistes, le rôle des "noyaux durs", de l'Etat actionnaire et la place de l'actionnariat salarié.

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Les Échos : Les années 90 ont été marquées par un recul sensible de la place de l'État dans les entreprises françaises. Comment analysez-vous ce recul ?

Édouard Balladur : Je voudrais d'abord rappeler que, de 1986 à 1988, j'ai privatisé Suez, Paribas, la Société générale, le Crédit agricole, le CCF, Lagardère, la CGE de l'époque, Rhône-Poulenc, Saint-Gobain, etc. Le mouvement s'est arrêté avec les socialistes, de 1988 à 1993. À partir de 1993, nous avons privatisé la BNP, l'UAP, ELF, les AGF. Pour ce qui s'est passé après 1997, on mélange tout pour mieux faire l'apologie des socialistes. Si on récolte 70 ou 80 milliards en rétrocédant 30 à 40 % du capital de telle ou telle entreprise au privé, l'État en conservant le contrôle, cela ne veut pas dire que l'on privatise. C'est tout à fait différent !

Des vraies privatisations, c'est la disparition du contrôle de l'État ; en ce sens, les socialistes ont privatisé le GAN, Thomson, le CIC, c'est à peu près tout. Il faut bien voir de quoi on parle : la privatisation, c'est le transfert de la propriété et du contrôle. L'État doit non seulement perdre la majorité, mais doit la perdre suffisamment pour qu'il ne reste pas le premier actionnaire à 40 ou 35 %. Faute de quoi, c'est une fausse privatisation. C'est l'un des enjeux d'aujourd'hui. Deuxième enjeu : que n'ai-je entendu sur ma méthode de privatisation, avec les noyaux durs ! La vraie privatisation, c'est celle qui transfère la plus grande part de la propriété au grand public. L'État a conservé le droit de contrôle dans France Télécom, une part importante du capital dans l'Aérospatiale, privatisé le GAN et le CIC au profit d'établissements mutualistes. Donc, ces opérations ne se traduisent pas par un effort de démocratie économique, par un accès de plus grand nombre possible à la propriété des entreprises.

Les Échos : Jusqu'où doit aller ce désengagement de l'État ?

Édouard Balladur : La nécessité de la privatisation ne relève pas de l'idéologie, mais de l'expérience et des faits. En 1986, du fait des nationalisations de 1982, le secteur public détenait le quart de la richesse nationale. Et l'État avait montré son incapacité à organiser dans les entreprises publiques une gestion qui permette de répondre à la crise. D'où leur déficit considérable en 1993 : il suffit de rappeler la situation de la SNCF, du Crédit lyonnais et d'Air France. La nécessité de la privatisation résulte aussi à mes yeux de la nécessité d'accorder au grand public et aux salariés le contrôle des grandes entreprises. Au total, la privatisation est un moyen d'aller dans le sens d'une plus grande liberté économique, c'est un accélérateur de croissance.

Doit-on aller plus loin ? Je voudrais d'abord dire que la politique du « ni-ni » appliquée de 1988 à 1993 a eu des conséquences très préjudiciables pour les entreprises publiques. C'est ainsi qu'en 1993 on n'a pas pu privatiser, en raison de leur mauvaise situation, le Crédit lyonnais, le GAN ou Air France.
Aujourd'hui, nous allons bientôt atteindre le terme des privatisations du secteur concurrentiel, une fois que l'on aura privatisé le Crédit lyonnais, Air France et, je l'espère France Télécom. La question, c'est de savoir quel doit être l'avenir des services publics à monopole. Ce qui amène à s'interroger sur ce qu'est le service public, ce qu'est un monopole. On peut avoir un monopole et le perdre : France Télécom n'a plus de monopole ; Air France non plus… EDF a toujours le monopole du transport et de la distribution de l'électricité, mais cela va changer avec la réglementation européenne. Donc, ces notions évoluent. Il demeure que certaines activités ont un caractère de service rendu au citoyen tellement indispensable que cela pose un problème particulier.

Les principales questions aujourd'hui sont donc les suivantes : quand va-t-on terminer la privatisation du secteur concurrentiel, y compris France Télécom ? Va-t-on entamer l'entrée du capital privé dans les monopoles actuels, qui ne le seront plus du fait de l'évolution mondiale ? Faut-il procéder par rétrocession à certaines entreprises – des super noyau durs, en quelque sorte – ou bien faut-il ouvrir, ce que je souhaite, au grand public et aux salariés ?

Les Échos : Quelle est votre position sur ces différents points ?

Édouard Balladur : Je souhaite le départ complet et total de l'état du secteur concurrentiel, même sous forme d'actionnaire minoritaire. Les intérêts de l'État actionnaire peuvent se heurter au rôle de l'État garant de l'intérêt général. On va voir ce qui va se passer pour le Crédit lyonnais…

En ce qui concerne les services publics, il faut commencer par ouvrir le capital. Mais pas nécessairement sous forme de transfert immédiat et total de la propriété de l'État. Autrement dit, j'admets parfaitement que pour France Télécom il faille prendre une voie progressive. Simplement, que l'on ne dise pas que c'est une privatisation. On peut en faire autant pour Air France, EDF, la SNCF, la RATP : il faut aller progressivement, discuter avec le personnel pour que les choses se fassent dans la meilleure intelligence possible. Quel sens aurait le maintien d'un statut d'EDF de droit public avec 100 % d'État le jour où des entreprises électriques allemandes, italiennes ou anglaises se mettront à distribuer de l'électricité en France. Ce qui met en cause la nationalisation, ce n'est pas l'idéologie, c'est la concurrence mondiale et la mondialisation des marchés.

Les Échos : La technique des noyaux durs que vous avez mise en place a été vivement critiquée. Avec le recul, pensez-vous toujours que c'était la meilleure façon de faire ?

Édouard Balladur : N'oubliez pas la situation de 1986. La critique des socialistes consistait à dire que nous allions vendre le capital national aux étrangers. C'est une critique, soit dit en passant, que je trouve bizarre, compte tenu de ce qui s'est passé avec les AGF sous l'actuel gouvernement. Que n'aurait-on pas dit si c'est mon gouvernement qui avait laissé faire la vente des AGF à une compagnie allemande ? En 1986, il fallait conserver, en tout cas pour une période de transition, un contrôle français et donc permettre la constitution d'une majorité pour veiller sur le capital afin de protéger les intérêts des petits actionnaires. Je ne regrette absolument pas ce qui a été fait.

Les Échos : Le nouveau Planisphère des « Échos » montre que ces noyaux durs ont disparu pour l'essentiel ces dernières années…

Édouard Balladur : Cela prouve qu'ils n'étaient pas tellement dangereux pour les libertés, qu'ils n'avaient pas pour objet de corseter la propriété des entreprises au profit de quelques-uns, mais bien d'assurer une protection provisoire. J'ajoute que ce que l'on a fait depuis va bien au-delà. Car constituer un noyau dur de 15 à 20 % et ouvrir le reste au grand public, c'est une chose : mais vendre une entreprise publique à une entreprise privée comme on l'a fait dans l'armement, l'assurance et la banque avec le GAN et le CIC, alors c'est du super « noyau dur » qu'ont fait les socialistes !

Les Échos : Le gouvernement socialiste poursuit le mouvement des privatisations. Voyez-vous des différences entre son approche et la vôtre ?

Édouard Balladur : J'en vois trois. D'abord, la répugnance aux privatisations totales, je l'ai dit. Ensuite, j'ai le regret de dire que les socialistes préfèrent privatiser au profit exclusif de noyaux durs plutôt qu'auprès du grand public. Je constate qu'ils dépossèdent l'État avec leurs privatisations, mais sans les contreparties que je souhaitais et que j'avais mises en oeuvre en termes d'actionnariat populaire et d'actionnariat des salariés. Enfin, je pense que l'association des salariés au capital de leur entreprise devrait aller plus loin.

Les Échos : Cela vous choque-t-il qu'une entreprise privatisée comme les AGF soit passée sous contrôle étranger ?

Édouard Balladur : Non. Nous nous réjouissons chaque fois qu'une entreprise étrangère passe sous contrôle français, on ne peut donc prétendre que l'inverse ne doive jamais se produire. Cela dit, la nationalité des entreprises, cela a un sens. Et plus il y aura de grandes entreprises françaises, mieux ce sera pour développer l'activité et l'emploi en France. La meilleure façon de les défendre, c'est de développer d'abord l'actionnariat salarié et ensuite les fonds de pension nationaux, dont on peut penser qu'ils seraient moins enclins à se défaire de leurs participations françaises. La meilleure protection des entreprises françaises, ce n'est pas que l'État en soit actionnaire, c'est qu'il y ait de nombreux actionnaires français, à travers le grand public, à travers les salariés.