Interview de Mme Lydia Brovelli et M. Gérard Alezard, membres du bureau confédéral de la CGT, dans "Libération" du 9 octobre 1995, sur la crise du syndicalisme et la nécessité d'adapter le fonctionnement et le discours de la CGT.

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Circonstance : Publication par Gérard Alezard, Lydia Brovelli et deux autres responsables de la CGT, d'un livre intitulé "Faut-il réinventer le syndicalisme ?"

Média : Emission Forum RMC Libération - Libération

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Q. : À deux mois du congrès de la CGT, vous publiez un livre très critique sur la stratégie actuelle de la confédération. Pourquoi avoir choisi ce moment ?

Gérard Alezard : Parce qu'il vaut mieux tout mettre sur la table quand officiellement la CGT invite au débat. Il faut examiner en profondeur les causes de la crise que traverse aujourd'hui le syndicalisme et accepter de se remettre en cause, de se transformer pour en sortir. Discours, analyses, pratiques ; rien ne doit être éludé, c'est une question vitale. La CGT continue à agir comme si la société française n'avait pas changé depuis trente ans, avec un salariat homogène où domineraient la classe ouvrière et un Etat détenant tous les leviers de commande. Le monde du travail n'est plus celui d'hier. Qu'est-ce que ça implique du côté syndical, quand la précarité s'étend, quand on compte 3 millions de chômeurs ? Est-ce que, compte tenu de la diversité des situations, on peut se contenter d'un seul slogan appelant aux « 35 heures sans réduction de salaire » ? Il faut que le syndicalisme sache regarder de très près cette réalité-là.

Q. : Vous avez été associés à la préparation du document d'orientation qui va servir de base de discussion lors du congrès et vous l'avez voté. Mais en même temps vous le jugez « insuffisant » ...

Lydia Brovelli : Ce document est un point de départ. Mais nous devons aussi réfléchir aux raisons internes qui font que la CGT a perdu du terrain. Il faut réexaminer notre stratégie, revoir notre fonctionnement, adapter nos analyses, notre discours et nos rapports aux salariés. Or, pour le moment, une bonne partie de ces réflexions manquent. Et quand nous le disons, on nous traite de masochistes ! Il faut, pour avancer, que ces débats s'engagent.
D'où l'idée de ce livre. Nous espérons aussi, en posant les problèmes par écrit, être jugés sur nos idées, et éviter les faux procès qu'on nous fait trop souvent.

Q. : Louis Viannet dit souvent qu'il veut bouger, mais « avec tout le monde », sans casser le syndicat. Qu'est-ce que vous lui répondez ?

Lydia Brovelli : Que le danger qui nous guette, c'est de s'encroûter. La CGT a perdu 63% de ses adhérents entre 1977 et 1990. Depuis, en dépit d'efforts des militants, ses effectifs stagnent. Le véritable problème, ce n'est pas le départ de quelques-uns, figés sur le passé, ce sont tous ceux qui sont partis parce qu'ils ne se reconnaissaient plus dans le syndicat. Cela dit, c'est vrai que la CGT change, mais ça ne va pas assez vite et pas assez loin.

Q. : Sur quel sujet, par exemple ?

G.A. : Sur la nécessité de disposer d'un projet syndical autonome. La CGT a limité sa capacité d'expression et d'analyse en déléguant trop à d'autres le soin d'élaborer un projet de société.

Q. : Vous voulez dire au Parti communiste ?

G.A. : Non, je veux dire au champ politique. Pour se revivifier, le syndicalisme a absolument besoin d'être présent sur le débat d'un changement de la société. Il lui faut une analyse propre, apte à dépasser les clivages politiques et renforçant son autonomie. Il en va de sa crédibilité et de son existence. Or nous n'arrivons pas à avoir un débat là-dessus.

Q. : La CGT a pourtant multiplié les signes d'ouverture, ces derniers temps. Elle discute avec le CNPF sur le temps de travail. Elle a même signé l'accord sur les préretraites...

G.A. : Oui, elle a signé bien que l'accord ne reprenne pas intégralement ses revendications : ce n'est plus la stratégie du « tout ou rien » que nous dénonçons depuis longtemps. La pression de la base a joué un rôle important dans cette signature. C'est la preuve que les choses bougent. Pourquoi se cantonner à la protestation ? Le syndicalisme ne se réduit pas à la lutte. Pourquoi ne pas signer lorsqu'au bout il y a un progrès social ? Ce qui compte, c'est l'opinion des salariés.

L.B. : La CGT aussi est contrainte d'évoluer sous la pression des réalités. En ce moment, des avancées intéressantes sur le terrain de l'unité se confirment, avec la multiplication des appels pour la journée d'action du 10 octobre. C'est encourageant.

Q. : Votre livre est disposé sur un présentoir à l'entrée du siège de la CGT. Est-ce le signe que la contestation a désormais droit de cité dans cette maison ?

L.B. : C'est vrai qu'on peut s'exprimer. Mais entre la reconnaissance de ce droit et la prise en compte de la richesse et de la diversité des idées, il y a un fossé. Ce livre est à l'accueil (où l'on vend le Figaro, l'Officiel des spectacles, Libé...) parce qu'après une âpre discussion une majorité du bureau confédéral a refusé qu'il soit vendu par le service « matériel », qui vend les autres ouvrages. Et nous attendons encore qu'une partie de la presse confédérale annonce son existence. Mais ce qui compte, ce sont les réactions très positives. Tout cela – les échos favorables mais aussi les obstacles qu'on nous oppose  nous conforte dans notre démarche.