Texte intégral
J.L. Hees :
Merci à D. Strauss Kahn, notre ministre de l'Économie et des Finances d'avoir accepté de prendre son petit-déjeuner avec la rédaction de France Inter représentée par A. Ardisson, S. Paoli et votre serviteur. Je vous remercie de votre gentillesse parce que c'est une journée importante : l'euro entre dans les places financières. C'est le vrai test aujourd'hui. Et puis, vous avez une matinée chargée, puisqu'il y a un autre petit-déjeuner à 8h30, Place Beauvau. J'imagine, qu'au milieu des obligations gouvernementales, ça n'en est pas tout à fait une puisqu'il s'agit de retrouver J.P. Chevènement après quatre mois d'absence. Je me demande s'il est aussi ravi, d'ailleurs, de ce succès – pour l'instant médiatique – de l'euro ?
D. Strauss Kahn :
« D'abord, je crois qu'il est ravi d'être sur pied. On l'est tous. C'est un plaisir pour tout le monde de voir J.P. Chevènement revenir dans les conditions dans lesquelles on a craint pour sa propre vie. Sur l'euro, je crois qu'il s'est résolu à l'idée que l'euro était devant nous, était maintenant un fait. J.P. Chevènement est quelqu'un qui est très réaliste. Il avait des craintes, des objections – qui, d'ailleurs, ont souvent été prise en compte –, et puis maintenant, l'euro est là ! Donc, je crois que tous ceux qui, aujourd'hui, se positionnent contre l'euro sont vraiment les gens d'hier ou d'avant-hier. On peut avoir des craintes, on peut les exprimer, on peut donner des conseils, on peut dire : il faudrait faire comme ça plutôt que comme ça. Évidemment, c'est normal ! Mais dire : il ne faudrait pas que l'euro existe, c'est un peu comme ceux qui étaient contre la République ou qui étaient contre l'arrivée des trains. Maintenant, ça existe, c'est là ! Et donc, je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de place dans la vie politique française pour ceux qui se positionnent contre l'euro. »
J.L. Hees :
Tout de même, pouvez-vous expliquer à un citoyen moyen – qui va avoir une carte de crédit, ou un carnet de chèques en euro – qu'est-ce que ça a de si formidable ! C'est un nouveau veau d'or, c'est un grigri, ça résout tout ?
D. Strauss Kahn :
Ça n'est pas un veau d'or, ça n'est pas une potion magique. C'est un instrument. Un instrument, cela peut être le meilleur ou ça peut ne servir à rien. On peut s'en servir efficacement, ou bien on peut ne pas savoir s'en servir. Nous avions besoin d'un instrument. Pourquoi ? Parce que les 11 pays qui vont constituer la zone euro sont des pays riches, dans lesquels il y a aussi, évidemment, de la misère et des chômeurs, mais qui en moyenne sont des pays riches, des gros consommateurs, et qui pourtant n'arrivaient pas, à l'échelle de la planète, à faire entendre leur voix. Et l'on sait bien comment depuis la dernière guerre mondiale l'ensemble de la l'économie de la planète était dominé par les États-Unis. Nous sommes des pays très proches – même si l'histoire nous sépare, même si des siècles de guerre sont rapportés par les livres d'histoire –, et pour que nous soyons capables de nous faire entendre, de faire que le modèle européen – c'est-à-dire une sorte de modèle de développement de la société qui est plus solidaire, avec plus de cohésion sociale que ce qu'on trouve aux États-Unis par exemple – puisse être mieux apprécié, mieux connu, puise se développer dans l'ensemble de la planète, il fallait que ces pays se regroupent et forment une entité. Ce qui caractérise cette entité, aujourd'hui, ce qui la rend solidaire, c'est la monnaie. Et de ce point de vue là – je ne réponds pas à votre question directement pour ce qui se passe pour un individu donné – cela change quelque chose sur l'ensemble de la planète.
L'autre aspect, pour chacun d'entre nous, c'est que cette force nouvelle que nous donne l'euro, nous met beaucoup à l'abri – pas totalement, mais beaucoup – des fluctuations monétaires, des crises. Vous vous rappelez de la crise de 94, la crise mexicaine par exemple. Il s'était passé en Europe des taux d'intérêt qui s'étaient envolés, des monnaies qui avaient dérapé. Nous sommes encore en train, d'ailleurs, de vivre la fin d'une crise qui vient d'Asie. Et ma foi, ça ne nous pas complètement épargnés, mais ça ne nous a pas beaucoup touchés. Cette zone de stabilité, qui permet la croissance, sert – alors pour le coup ! – directement chacun d'entre nous. Et personne ne peut douter que les 3% de croissance que nous avons eus en 98 auraient existé si la perspective de l'euro n'avait pas été là ».
J.L. Hees :
Vous dites que l'euro est un instrument. Cela veut dire que c'est au service de la politique. C'est bien l'économie qui est au service de la politique ou vous êtes définitivement entré dans le contraire ?
D. Strauss Kahn :
« Non, non, pas du tout ! Au contraire. C'est un instrument au service de la politique. Et, dans ce sens, cela redonne à la politique et aux choix politiques, un pouvoir que, assez largement, nous avions perdu parce que nous étions un petit pays, malgré tout. La France représente 1% de la population mondiale. Et donc, nous n'avions pas le pouvoir de faire valoir notre point de vue, nos souhaits, nos orientations à l'échelle de la planète ».
J.L. Hees :
Il y a un encadrement, tout de même, il y a un pacte de stabilité qu'il va falloir respecter pour tous les gouvernements, le vôtre y compris ?
D. Strauss Kahn :
« Oui, mais de la même manière que quand vous considérez différentes provinces ou différentes régions en France, elles ont des liens de solidarité. Et donc, cela impose des contraintes les uns par rapport aux autres. Il reste que, réunis, la Bretagne, la Provence et la Lorraine sont plus fortes en créant la France, qu'elles ne l'auraient été séparément. De la même manière, nous sommes plus forts. Et, ce faisant, on retrouve justement, on peut dire du pouvoir politique – c'est ce que vous évoquiez –, certains diraient de la souveraineté, d'autres diraient de la liberté ; bref, on retrouve une certaine maîtrise de notre avenir, alors qu'il faut bien reconnaître quand même que nous étions très fortement ballotés par les forces d'une économie qui est devenue mondiale et qui était trop puissante pour nous. De ce point de vue, contrairement à ce qui a beaucoup été dit, nous ne perdons pas de la souveraineté, nous retrouvons une souveraineté – bien sûr, en la partageant avec les autres Européens ».
S. Paoli :
Faut-il comprendre qu'une sorte de modèle alternatif est en train d'émerger : une Europe sociale-démocrate, une Europe de gauche confrontée à une économie de marché avec, tout à coup, une nouvelle monnaie très forte qui s'oppose directement au dollar ? Est-ce que ça va influer sur le modèle ?
D. Strauss Kahn :
« Je crois. Que l'Europe soit, aujourd'hui, dirigée majoritairement par des partis de gauche, des sociaux-démocrates, c'est vrai. Mais, quand bien même, elle serait dirigée par des partis conservateurs – comme ça été le cas à d'autres périodes – de toute façon, le modèle européen est différent. Vous avez, aujourd'hui sur l'ensemble de la planète, des pays qui arrivent à la démocratie, qui arrivent à l'économie de marché, et qui se cherchent un modèle. Et, jusqu'à maintenant, ils n'avaient qu'un seul modèle, c'était le modèle nord-américain, qui a beaucoup de qualités, mais qui a aussi un certain nombre de défauts. Moi, je préfère le modèle européen parce que je le trouve plus solidaire, plus cohérent. Aujourd'hui, nous sommes capables d'offrir à ces pays un autre modèle. Mais, je crois que c'est bon pour la planète qu'il y ait un choix, une possibilité. Il ne s'agit pas de choix qui sont frontalement opposés ; beaucoup de choses nous rassemblent, sont communes comme valeurs entre ce qui peut se passer en Amérique du Nord et ce qui se passe en Europe, mais il existe des différences, notamment dans le domaine de la cohésion sociale, de la volonté de ne laisser personne au bord de la route, de faire avancer nos actions de protection sociale. Quand on voit que le grand débat était celui de mettre en place une assurance maladie, alors que notre débat c'est de savoir comment on peut la perfectionner, on voit bien la différence. Eh bien, ces deux modèles vont pouvoir se présenter au monde avec une égalité de chance de séduire, et une égalité de pouvoir ».
A. Ardisson :
Au-delà de l'enthousiasme des premiers jours, le côté tout beau tout nouveau, à quoi jugera-t-on que l'euro est une réussite, et une réussite durable ?
D. Strauss Kahn :
« Vous avez raison de faire la distinction. Il y a d'abord tout l'aspect technique, qui est en train semble-t-il de réussir – mais il faut dire cela avec précaution, il faut attendre plusieurs jours pour être sûr que le formidable changement que cela représente se passe comme il faut. Tout le monde ne se rends peut-être pas compte de l'effort qu'il a fallu, dans tout le système financier, les banques, etc, pour arriver à faire ce passage. Et, je veux saluer, devant vous, les milliers de personnes du secteur public et du secteur privé qui ont travaillé d'arrache-pied pour que ceci se passe dans la douceur. C'est la technique, mais vous avez raison, dans quelques jours, une semaine ou deux, cela sera derrière nous.
À quoi est-ce qu'on jugera la réussite plus durable ? Je pense qu'on la jugera principalement à notre capacité d'avoir plus de croissance en Europe, et donc plus d'emplois. 98 est une année exceptionnelle. Sans doute – pas seulement, mais sans doute – parce que la perspective de l'euro est là, et que ça a entraîné des taux d'intérêts particulièrement faibles qui ont permis plus d'investissement, plus de consommation. Cela sera vrai aussi en 99, l'année 99 sera une année de forte croissance, et probablement d'ailleurs – beaucoup le disent aujourd'hui – l'Europe sera en 99 le moteur de croissance mondiale. Ce ne pas sera pas l'Asie. On voit encore que le Japon a une (inaudible) très difficile. Ce ne sera plus obligatoirement les États-Unis, et il est fort probable – les prévisions sont toujours un exercice difficile – que l'Europe sera, en 99, le moteur de la croissance mondiale. Et la raison de cela c'est principalement l'euro. A quoi est-ce qu'on jugera ? Je crois à notre capacité – à ce gouvernement, à ce qui le suivra, à ce qui existe dans les autres pays, car ce grand projet rassemble des gouvernements de différentes couleurs politiques – collective à faire qu'en un temps aussi bref que possible, ce qui est le principal fléau de l'Europe, en France comme ailleurs, à savoir le chômage, puisse se réduire. C'est-à-dire qu'on ait compensé le handicap qu'on a accumulé pendant des années en étant insuffisamment puissant ».
J.L. Hees :
Je reviens à la question de S. Paoli. Vous dites : primauté de la politique sur l'économie. Vous appartenez à un gouvernement de gauche, est-ce que ça veut dire que ce gouvernement va avoir davantage de moyens pour mener une politique de gauche ?
D. Strauss Kahn :
« Vous voulez sans doute quelques exemples ! Lorsque les chefs d'État et de gouvernement se sont réunis par deux fois, au cours de cet automne, en mettant les questions de l'emploi au centre des préoccupations européennes, c'est quelque chose qui, peut-être pour beaucoup, n'est pas apparu comme un changement majeur parce qu'ils ne suivent pas ça au jour le jour, mais qui est très différent de la conception que l'on avait de l'Europe il y a encore quelques années où l'on ne parlait que concurrence et dérégulation. Les conséquences ne vont pas se sentir du jour au lendemain. Mais le fait que tous les chefs d'État européens, aujourd'hui, recentrent l'action de l'Europe en disant : notre objectif principal c'est la croissance et c'est l'emploi, c'est un changement politique qui vient renforcer, du coup, les politiques nationales.
Autre exemple. Nous avons des difficultés en Europe, notamment en matière de créations d'emplois liées à des concurrences anormales, déloyales, en matière de fiscalité. On a tous en tête quelques exemples : telle ou telle entreprise qui part dans un autre pays – l'Irlande – parce qu'il y a là, des règles fiscales qui sont véritablement de la concurrence déloyale. Le fait que nous souhaitons – et mon collègue allemand, O. Lafontaine, l'a réaffirmé avec beaucoup de force, il y a quelques jours – harmoniser la fiscalité – cela ne veut pas dire qu'il y aura la même fiscalité partout ; il y a des impôts qui, dans certains pays resteront nationaux parce que ça ne touche pas à la concurrence –, mais que les impôts qui font la concurrence et qui peuvent détruire des emplois quelque part, que ces impôts-là soient harmonisés, à peu près égalisés, en sorte que finalement la concurrence soit plus juste et qu'il n'y ait plus cette destruction d'emplois, c'est aussi un élément d'une politique de gauche qui va avancer. Les Allemands se sont fixés pour objectif d'arriver au bout du chemin avant juin 99. J'espère qu'on tiendra ; mais de toute façon le mouvement est celui-là ».
A. Ardisson :
N'y a t-il pas aussi le risque inverse : c'est-à-dire que la concurrence, la plus grande facilité de comparaison d'un pays à l'autre ne tire le coût du travail vers le bas, et amène, par exemple, à diminuer les prélèvements obligatoires, donc la protection ?
D. Strauss Kahn :
Non, je ne crois qu'il y ait ce risque-là. Il y a une caractéristique positive à la concurrence. Comme toutes les choses, il y a du bon et du pas bon dans la concurrence. Quand la concurrence est déloyale, là elle détruit des emplois. Quand la concurrence est loyale, et qu'elle conduit à ce que les meilleurs produits arrivent au meilleur coût vers le consommateur, alors elle est positive. Et quand je vois, ce matin dans la presse, les constructeurs automobiles français dire : oui, l'Europe et l'euro vont faire que le prix des voitures va baisser, ça c'est pour le consommateur quelque chose de positif.
Est-ce que, pour que la concurrence joue, cela va avoir des conséquences sur notre système de protection sociale ? C'est là qu'il y a une grosse différence entre notre situation européenne et la situation américaine ; c'est qu'aucun des pays et qu'aucun des gouvernements aujourd'hui en place dans ces pays – tous ces gouvernements sociaux-démocrates – n'a d'une quelconque manière l'intention de laisser dépérir cette protection sociale. Et donc, il faut que nous (inaudible) notre compétitivité autrement. Je n'ai jamais été de ceux qui pensaient que, parce que nous avions une protection sociale importante, nous étions moins compétitifs. C'est le contraire. C'est quand les hommes se sentent plus assurés sur leurs arrières, que les risques principaux de la vie – notamment la maladie, mais aussi la retraite – sont garantis, qu'ils sont plus capables de prendre des risques et plus capables d'être créatifs. Je ne crois pas que, pour se défoncer, il faille être névrosé et inquiet, je pense que quand on est – si je peux reprendre l'expression du Premier ministre – bien dans ses baskets, on est plus capable de gagner des combats. De ce point de vue-là, tout notre système de protection sociale est un plus. Donc, je ne crois pas du tout que la concurrence nouvelle que l'euro va créer le détruise – au contraire –, je crois que allons pouvoir montrer – encore une fois, ce ne sera pas en cinq minutes – que ce système européen, ce modèle européen, plus solidaire, plus cohérent, qui refuse de laisser une partie de la population sur le côté – même si, évidemment, il y a toujours des gens dans la misère, même dans les pays européens –, mais ce modèle européen qui lutte contre cette situation-là, qui lutte contre l'exclusion, peut-être au moins aussi compétitif, et je dirais même – je m'avance – plus compétitif, qu'un modèle qui est fondé sur le Struggle for life comme on disait, il y a encore peu de temps, des États-Unis ».
S. Paoli :
Ce lien mécanique de l'euro est-il un accélérateur politique pour l'Europe sociale, l'emploi ?
D. Strauss Kahn :
« Probablement. L'Europe depuis 40 ans, depuis le Traité de Rome, s'est construite de façon inattendue. C'est parce qu'on faisait des progrès économiques, que par la suite on faisait des progrès politiques. On aurait pu penser que c'est le contraire : il fallait commencer par le politique et l'économique suivrait. Ça n'est pas comme ça que cela s'est fait ».
S. Paoli : On en a fait souvent le reproche !
- « Oui, on a fait le reproche. Mais si on n'avait pas fait comme ça, on n'aurait pas, aujourd'hui, l'Europe. La politique agricole, puis le marché unique, puis maintenant l'euro sont des facteurs d'intégration politique. Et je pense que ceci va accélérer notre avancée vers l'Europe politique vers une Europe sociale plus maîtrisée. En ce sens, l'euro est une étape, pas un accomplissement, une étape qui va rapprocher les pays et conduire à plus d'Europe politique. »
J.L Hees :
C'est formidable l'euro : j'ai entendu J. Chirac dire que c'est formidable, j'ai entendu le chancelier allemand dire que c'était historique et que l'avenir, d'ailleurs, commençait le 1er janvier – il y a donc quatre jours. Mais jusqu'à présent on s'est plutôt serré la ceinture pour l'euro. C'est en tous cas l'idée qu'en retiennent peut-être, notamment les Français. Qu'est-ce qu'on va faire – j'en reviens encore à la politique – pour marier psychologiquement les Français à cette nouvelle forme, à ce nouvel outil financier ?
D. Strauss Kahn :
« J'ai l'impression qu'on l'a déjà un peu fait, notamment quand je vois les sondages qui sont faits régulièrement et qui montre deux choses. La première, c'est que les Français – quand on les compare aux autres Européens les mieux informés et les plus favorables –, c'est une nouveauté, mais les Français sont, aujourd'hui, le peuple européen le plus favorable à l'euro. La deuxième chose c'est que ce taux d'adhésion, de reconnaissance, d'enthousiasme augmente régulièrement sondage après sondage. Alors, il reste encore beaucoup de nos compatriotes qui ne sont pas totalement convaincus des vertus de cette monnaie unique. Donc, le travail doit continuer : d'explication, de discussions, de débat ».
J.L Hees :
Cela veut dire qu'on va arrêter de se serrer la ceinture, par exemple ?
D. Strauss Kahn :
« Très honnêtement, là, vous n'êtes pas tout à fait juste. Parce que je reprends cette année 1998… »
J.L Hees :
Je pensais aux impôts.
D. Strauss Kahn :
« Ah ! Vous pensiez aux impôts. On va y venir, alors. Je reprends l'année 1998 qui viens de se terminer : 3% du pouvoir d'achat en plus – en moyenne évidemment – pour les Français. 3% pour l'achat : on a pas vu cela depuis une dizaine d'années. Il n'est pas juste de dire, je crois, aujourd'hui, que l'euro n'a conduit qu'à se serrer la ceinture. C'est vrai que l'euro nous a conduit à faire attention à notre endettement, à faire attention à notre déficit. Ce qui est plutôt une bonne chose, et on en tire maintenant les bénéfices. Mais, encore une fois, même avant que l'euro ne soit en place, puisque l'année 1998 a été extrêmement positive ! L'année 1999 le sera aussi, alors que pour 1998 l'euro n'était pas encore là ».
Alors, vous pensez à nos impôts. On trouve tous qu'on paie trop d'impôts. Il faut regarder les choses en face – le ministre des Finances comme les autres. Simplement, ce qu'il faut pour regarder les choses honnêtement, c'est regarder les impôts qu'on paie, et puis ce qu'on en reçoit de l'autre côté comme services collectifs. Un pays, où il n'y aurait pas l'impôt du tout, mais où l'école serait payante, et où il n'y aurait pas de sécurité sociale, on pourrait se dire : on est content, on ne paye pas d'impôts. Mais, d'un autre côté, on n'aurait pas de services en échange. Et donc, si on veut regarder les choses correctement, il faut regarder ce qu'on paye par rapport à ce qu'on reçoit. Peut-être qu'on paye trop pour ce que l'on reçoit ! C'est une vraie critique qui mérite d'être regardée. On ne peut pas simplement regarder le côté de la dépense, il faut regarder aussi ce qui revient. Or, ce que je constate, c'est que nous avons en France un système de sécurité social auxquels on est extrêmement attachés, des services publics auxquels nous sommes très attachés et qui sont sensiblement plus développés que dans d'autres pays, et qui font qu'il y a beaucoup de choses qui, justement, sont gratuites – je parlais de l'école, mais on pourrait citer d'autres exemples – ou sinon totalement gratuites, partiellement gratuites. Donc, regardons clairement, pour porter un jugement, le bon côté et le mauvais côté ».
J.L Hees :
Je vous demandais simplement s'il allait falloir continuer à faire des sacrifices, ceux que les Français ont consentis depuis deux ou trois ans ?
D. Strauss Kahn :
« On est tous d'accord pour dire qu'il faudrait mieux payer moins d'impôts. Cette année 1999, les impôts vont légèrement – je dis bien légèrement – baisser par rapport à 1998. On dit : légèrement ce n'est pas beaucoup. C'est un peu de TVA. Mais, quand ils baissent légèrement, au moins cela veut dire qu'ils n'augmentent pas. Pardonnez-moi cette Lapalissade, mais enfin cela veut dire qu'au moins on a stoppé la hausse et qu'on a légèrement baissé. Alors, on voudrait que cela baisse plus. Je ne veux pas faire de polémique aujourd'hui – en plus dans un jour qui est plus un jour de consensus national sur l'euro -, mais enfin quand, de 1995 à 1997, les impôts ont fortement augmenté, notamment la TVA pour plus de 100 milliards, et que maintenant on est arrivés à une situation où cela est stabilisé, et même cela baisse un peu, eh bien on montre que le mouvement a commencé à s'inverser. Alors qu'il faille que cela aille plus loin, je suis d'accord ; qu'on s'en rende vraiment compte dans nos poches, que quand cela baissera plus sensiblement, je suis d'accord aussi. Mais il ne faut pas crier victoire. Enfin, honnêtement, le mouvement aujourd'hui s'est arrêté, et l'Europe de ce point de vue-là nous invite plutôt à baisser les prélèvements obligatoires parce que nos voisins ont plutôt des prélèvements obligatoires plus faibles ».
S Paoli :
Comment va se faire la carburation tout de même : parce que, là, vous parlez du rôle de l'État, même du rôle régulateur de l'État à travers tout ce que vous venez de dire. Sauf que, là, on est quand même dans un espace aujourd'hui où il y a une Banque centrale européenne qui est totalement indépendante, où il y a un système fédéral bien décentralisé. Comment le réglage va se faire ?
D. Strauss Kahn :
« Eh bien la Banque centrale européenne est, en effet, indépendante. Mais vous savez la Banque centrale française est indépendante depuis plusieurs années aussi. La Banque centrale allemande est indépendante depuis des dizaines d'années, etc. Pour des raisons techniques la Banque centrale, les banques centrales mondiales sont devenues très largement indépendantes. La banque centrale européenne l'est aussi.
Comment va se faire la mécanique ? Une politique monétaire qui est la même pour tout le monde – et dont on a vu, début décembre, que les banquiers centraux étaient tout à fait capables de comprendre le soutien qu'ils devaient apporter à la croissance quand ils ont baissé les taux – et des politiques budgétaires, qui, elles, sont différentes dans certains pays qui vont plus vite, d'autres qui vont moins vite, etc. Et c'est pour cela que la France a beaucoup insisté pour la création de ce qu'on a appelé le Conseil de l'euro Onze puisque nous sommes onze dedans, qui est une sorte – je ne dirais pas de gouvernement économique de l'Europe, ce serait un terme exagéré, on n'en est pas encore là –, mais une ébauche de gouvernement économique, où justement la coordination des politiques économique va se faire. Et nous nous voyons extrêmement régulièrement, mes collègues ministres des Finances et moi, pour voir comment les choses vont en Allemagne, aux Pays-Bas, en Italie, en France ; voir comment nous devons agir collectivement ou séparément selon que le problème est collectif – le chômage par exemple – ou bien particulier parce qu'il y a tel ou tel problème dans tel ou tel pays. Et donc, petit à petit, la coordination de l'action se fait. Et je pense qu'on en tirera beaucoup de bénéfices parce que tous les économistes sont d'accord pour montrer que la coopération en matière de politique économique apporte un plus. Quand chacun fait ce qu'il peut ou ce qu'il veut dans son coin, il nuit éventuellement à son voisin. Quand chacun pousse dans le même sens, l'ensemble va plus vite. Et c'est en ce sens qu'en termes de croissance ou de réduction du chômage, que l'euro apportera ses résultats. Évidemment, il faut qu'on apprenne. On ne sait pas faire ça, on ne l'a jamais fait dans le passé, personne ne l'a jamais fait. Et donc, l'apprentissage se fait cahin-caha. Vous savez, chacun a tendance – et c'est bien normal – à s'intéresser plus à ce qui se passe dans son pays que dans le reste de l'Europe. Moi je m'intéresse plus aux Français et à ce qui se passe en France, qu'à ce qui peut se passer dans les autres pays. Mail il faut qu'on apprenne, tous, à s'occuper aussi bien de ce qui se passe en Italie, qu'en France, en Autriche qu'en Finlande, parce que nous sommes liés. La solidarité dont je parlais tout à l'heure, qui a créé l'euro, fait que maintenant, notre destin est lié. Et donc, on doit tous ensemble s'occuper de chacun d'entre nous ».
A. Ardisson :
Mais est-ce que cette coordination va aller jusqu'à une sorte d'étalonnage fiscal, au-delà de la lutte, contre le dumping fiscal ?
D. Strauss Kahn :
« Non, pas d'étalonnage, parce qu'il y a beaucoup d'impôts qui peuvent rester différents dans un pays par rapport à un autre. Par exemple, le fait que pour les transactions immobilières on paye un droit – quand vous achetez un appartement ou une maison, vous payez des droits -, ça peut rester très différents d'un pays à un autre. En France, nous avons décidé cette année, de le baisser massivement parce que je pense que ça bloquait le marché immobilier que d'avoir des droits trop élevés. Mais, si dans un pays, ça reste plus élevé que dans un autre pays, ma foi, c'est un problème qui concerne ce pays-là et qui n'a pas d'influence sur les autres. Il y a des problèmes fiscaux qui ont des influences collectives. Par exemple, l'impôt sur les sociétés qui peut conduire des entreprises à se délocaliser et à détruire des emplois à un endroit pour en créer à d'autres, ce serait un vrai problème. Mais il y a des problèmes fiscaux qui concernent un pays qui reste maître de lui-même, qui maîtrise son destin comme il l'entend et qui n'a pas de raison obligatoirement de faire la même chose que son voisin. Regardez les États-Unis ! Il y a une cinquantaine d'États aux États-Unis, il y a des impôts fédéraux qui sont les mêmes pour tous les Américains, et puis il y a des impôts qui dépendent dans chaque État, de l'État, et qui restent différents. De la même manière que dans notre pays aujourd'hui vous avez des impôts locaux dans certaines villes qui sont plus élevées que dans d'autres villes. Donc ça montre bien que nous pourrons avoir un système fiscal avec deux dimensions : une dimension qui va rester nationale et où les Français décideront comme ils l'entendent d'avoir un impôt de telle ou telle nature à tel ou tel niveau. Mais d'autres impôts dont il est souhaitable pour tout le monde qu'on arrive petit à petit à les harmoniser, et c'est à ça qu'on travaille maintenant ».
S. Paoli :
Puisque vous parlez des États-Unis, il y a ce matin deux géants qui se regardent. Il y a un vieux géant qui reste en position dominante, le dollar, et puis il y a un jeune géant qui est l'euro. Or un sondage récemment publié indique que 60% des investisseurs traditionnels au Japon, aux États-Unis et en Europe considèrent qu'il y aura plus d'achats en 1999 en euro qu'en dollar. Alors est-ce qu'on va assister, je ne dis pas à une guerre économique, mais à un début tout de même d'affrontement, de bataille économique avec des enjeux de politique tout court ?
D. Strauss Kahn :
« Moi, je ne dirais pas une guerre, je ne dirais peut-être même pas une bataille, et je dirais que de toute façon, tout cela va prendre du temps car comme vous le disiez, il y a un géant qui est encore au berceau quand l'autre est sérieusement solide. Donc, il va falloir du temps. Mais à terme, je pense qu'en effet, nous allons, par l'euro, rééquilibrer la situation mondiale et faire qu'il y aura deux partenaires qui pourront parler à égalité. Et donc nous ne serons plus soumis – comme ça été le cas depuis des décennies ; je le disais tout à l'heure, la deuxième guerre mondiale, on peut même parler de la première guerre mondiale et de la Conférence de Gênes en 1922, c'est là que ça commence – nous ne serons plus soumis comme ça été le cas pendant tout le XXème siècle, à une domination économique, il faut appeler les choses par leur nom. Le général de Gaulle, par exemple dans les années 1960, a essayé de la combattre, avec un certain succès d'ailleurs, mais limité par le fait qu'il ne parlait qu'au nom de la France. Si, à l'époque, il avait pu parler au nom de l'Europe, la situation aurait sans doute évolué de façon très différente. Donc pas de guerre, pas de bataille ».
S. Paoli :
Mais il y a un petit Yalta, une sorte de Yalta économique. Il y a un petit partage du monde qui se fait ?
D. Strauss Kahn :
« Je ne sais pas s'il y aura un partage territorial, mais il y aura une compétition. Et c'est vrai, les grands opérateurs économiques qui aujourd'hui libellent leurs contrats, leurs échanges, leurs importations et leurs exportations en dollar, auront petit à petit le choix de le faire en dollar ou en euro. Et, ce qu'ils font avec l'Europe, ils le feront avec l'euro. Pourquoi voulez-vous que l'Inde, la Chine ou je ne sais quel autre grand pays qui négocie avec un pays européen le fasse dorénavant en dollar ? Pourquoi est-ce qu'il le faisait en dollar avant ? Parce qu'il n'était pas très sûr de la monnaie du pays européen, la couronne de tel pays, le franc de tel autre pays, le mark de tel autre pays, il ne savait pas comment ça allait bouger donc il se disait : moi je me garantis, je fais mes prix en dollar et comme ça je suis tranquille. Mais aujourd'hui, il n'a plus aucune raison de le faire et il le fera en euro. Ça va prendre un peu de temps mais petit à petit, la plupart des flux d'échanges qui se font avec l'Europe se feront en euro et l'euro va de ce fait, devenir une monnaie aussi importante dans la vie mondiale que le dollar et donc rééquilibrer en effet le pouvoir, comme vous l'avez dit ».
J.L Hees :
Une question qu'on vous a posé mille fois, mais je me permets de vous la reposer puisque V. Giscard d'Estaing, au nom du bon sens, l'a reposée. Pourquoi pas 6,50 francs ? Comment voulez-vous qu'on se débrouille avec cet euro ?
D. Strauss Kahn :
« Il faut beaucoup de chiffres après la virgule. Pourquoi ? Parce que quand vous faites des arrondis, si vous n'avez pas suffisamment de chiffres après la virgule, vous laissez tomber pas mal de choses. Et, par exemple, une grande entreprise comme EDF qui facture beaucoup de gens, s'est rendu compte que si on prenait trop petit après la virgule, par exemple deux chiffres après, soit on arrondit vers le haut – c'est EDF qui gagne -, soit on arrondit vers le bas – et c'est le consommateur qui gagne. Mais ça faisait des centaines de millions de francs à la fin de l'année. EDF n'a aucune raison de pomper des centaines de millions de francs dans la poche des consommateurs, et d'un autre côté n'a pas de raison non plus de perdre ces centaines de millions de francs. Il faut donc suffisamment de chiffres après la virgule pour que ça tombe juste et que les arrondis ne fassent pas grand-chose. Mais ça c'est pour les grandes structures, je disais EDF. Pour vous et pour moi, on va prendre un arrondi. Certains prendront 6,60, d'autres prendront 6,50. De toute façon, quand certains d'entre nous voyagent à l'étranger, ils savent très bien qu'ils convertissent les prix dans leur tête avec un chiffre arrondi. Quand ceux d'entre nous qui ont eu la chance d'aller aux États-Unis quand le dollar valait 6,10 francs, ils disaient : ça fait 6 francs et puis, on convertissait comme ça. Donc nous n'avons aucune raison de nous souvenir nous-mêmes de beaucoup de chiffres après la virgule, ça n'a aucun sens. M. Giscard d'Estaing de ce point de vue a raison, gardons à l'esprit 6,6 par exemple c'est le plus près, ou 6,5 pour ceux qui préféreront. Mais dans les calculs fins des banques, des grandes sociétés, des grands facturiers comme France Télécom ou comme d'autres, il fallait qu'il y ait beaucoup de chiffres. Et les associations d'usagers, d'épargnants, de consommateurs, que j'ai réunies à cette fin m'ont tous dit : nous voulons qu'il y ait beaucoup de chiffres après la virgule parce que nous ne voulons pas qu'à cette occasion, les grands facturiers puissent récupérer sur notre dos des centaines de millions ».