Texte intégral
France 2 : mardi 10 octobre 1995
Q. : Quel bilan tirez-vous de cette mobilisation de la fonction publique ?
L. Viannet : Je crois que l'on assiste à une journée particulièrement impressionnante. Impressionnante de mobilisation, de détermination, de lucidité, et qui en plus apporte une preuve exemplaire de l'efficacité de l'unité d'action lorsque se retrouvent ensemble tous les syndicats et tous les salariés mobilisés autour d'objectifs très précis, très clairs et très concrets.
Q. : Est-ce un coup ou une répétition générale ?
R. : Il ne s'agit pas d'un coup, parce qu'il y a des grèves dans la fonction publique depuis déjà de nombreux mois. Elles ont pour la plupart eu lieu dans le camp du gouvernement. S'il ne prend pas en compte la profondeur du mécontentement et la force avec laquelle les fonctionnaires sont décidés à l'exprimer et à faire avancer leurs objectifs, il va incontestablement prendre la responsabilité de créer une situation très difficile.
Q. : Demandez-vous des négociations uniquement sur la question des salaires ou aussi sur d'autres terrains ?
R. : Le problème des salaires est particulièrement aigu de par la décision du gouvernement de geler la situation pour les fonctionnaires en 1996, mais les problèmes de conditions de travail, d'effectifs, du devenir du secteur public dans tous les secteurs où il y a menace de privatisation, les inquiétudes qui existent dans la fonction publique sur les conséquences des réformes annoncées par le gouvernement, tout cela non seulement inquiète et incite à lutter aujourd'hui, mais doit être présent dans les négociations que le gouvernement sera bel et bien obligé d'ouvrir.
L'Humanité : 11 octobre 1995
Louis Viannet, secrétaire général de la CGT
On assiste à une journée véritablement impressionnante et symbolique pour plusieurs choses. Symbolique d'abord de l'état d'esprit des salariés qui s'est considérablement modifié. Cette journée exprime leur volonté de ne plus se laisser faire, et de leur retour de confiance dans l'action collective. C'est également le témoignage vivant de l'extraordinaire efficacité de l'unité d'action. Cela fait quatorze ans qu'on n'avait pas obtenu une telle unanimité et une mobilisation aussi forte. Le gouvernement a pris la responsabilité d'ouvrir une situation conflictuelle. Il va devoir en assumer les conséquences maintenant. D'autant que ses décisions pour la Fonction publique ont des retombées quasi automatiques sur l'ensemble du secteur public, parapublic, périphérique. Et même dans le secteur privé, puisque les patrons se servent du gel des salaires des fonctionnaires pour justifier une très grande rigueur salariale dans leurs entreprises. Enfin, les menaces de privatisations à La Poste, à France Télécom, à EDF-GDF, à la SNCF… mais aussi les craintes qu'ont les fonctionnaires de ce qui pourrait leur arriver au travers de la réforme de l'appareil d'État sont autant d'éléments unificateurs et convergents. Si le gouvernement ne regarde pas la vérité en face, s'il ne prend pas la mesure de la puissance de ce qui est en train de monter dans le pays… on va vers un conflit d'une très grande envergure. Je pense qu'il faut dès maintenant penser à la suite de la mobilisation d'aujourd'hui, et savoir comment on va la construire. L'ensemble des salariés de tous les secteurs – privé, public, nationalisé – pourrait, par exemple, continuer ou commencer à poser très fort leurs problèmes de salaires, de conditions de travail, de la réduction du temps de travail… Sur cette base, je crois qu'on peut raisonnablement considérer que la proposition de la CGT d'aller, dans les prochaines semaines, vers une large initiative professionnelle et nationale va trouver du crédit.
Alain Deleu, secrétaire général de la CFTC
C'est une journée importante. Je suis heureux de voir que l'ensemble des confédérations syndicales se mobilisent. Lorsqu'il il y a un objectif clair, c'est logique d'y participer. Ce que nous voulons c'est débloquer les choses car le pays n'a pas besoin d'une situation bloquée comme celle-là pendant très longtemps. En refusant des négociations avec les fonctionnaires, le gouvernement n'a pas fait le bon choix. Je souhaite que M. Puech nous entende et qu'il renoue le dialogue sur la question salariale, mais aussi les conditions de travail et l'emploi qui devient de plus en plus précaire. Après la manif ? J'espère que le gouvernement va entendre cet appel d'aujourd'hui. Ensuite, nous verrons…
Chantal Cumunel, secrétaire générale de la CFE-CGC
Le constat est clair : mobilisation forte. C'est un signal d'alarme, et la manifestation d'un mouvement de mécontentement. Pourquoi ?
Parce que les fonctionnaires ont l'impression d'avoir été abusés. Ce que je souhaite c'est que le gouvernement ouvre les négociations et mette véritablement en place une politique de dialogue social avec l'ensemble des fonctionnaires. C'est le plus important. Nous sommes aujourd'hui face à un déficit de compréhension. Entre ceux qui dirigent et les salariés, il y a vraiment une totale incompréhension qui s'installe. C'est grave. M. Puech dit que cette manifestation est démesurée.
C'est mon avis de ministre. Je pense que s'il y a tant de monde dans la rue, c'est que cette grève est justifiée. Pour l'avenir, les fonctionnaires décideront de la suite à donner à cette forte journée de mobilisation.
Michel Deschamps, secrétaire général de la FSU
D'abord, pour nous, le point le plus important, c'est la réussite de cette journée de grève. La participation est, selon les endroits, atteint 75 % à 95 %. Plus de la moitié des écoles sont aujourd'hui complètement fermées. C'est un résultat très, très fort. Cette mobilisation interpelle, certes, le ministère de la Fonction publique, mais pas seulement. C'est l'affaire d'un gouvernement. Cela concerne aussi d'autres ministres. François Bayrou doit entendre le message des enseignants. Ce qu'ils veulent ce sont des titularisations tout de suite. Que l'on applique jusqu'au bout des engagements de revalorisation. Ce qu'ils veulent enfin, c'est que le budget 1996, soit complètement revu. En ce qui nous concerne, on entend bien s'appuyer sur le message qui monte des établissements scolaires, pour continuer. Je souhaite qu'on se retrouve tous, très vite. Cette journée d'action n'est pas la journée des fonctionnaires qui piquent une grosse colère. La colère ça retombe. C'est une affaire de dignité. Le gouvernement doit en tenir compte. Il faut qu'il comprenne et qu'il ouvre des négociations.
Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT
Si toutes les organisations – et là il faut remercier le gouvernement pour cela – ont la possibilité d'être d'accord sur un objectif commun, à l'évidence cela fait du bien au rapport de forces. J'avoue que c'est très agréable d'être porte-parole de nombreux salariés qui, un jour comme celui-ci, sont unis autour d'un même objectif. Cette manifestation est réussie parce qu'il y a du monde dans la rue. C'est le résultat de la provocation du gouvernement à l'égard des fonctionnaires. D'abord en décidant unilatéralement qu'il n'y aurait pas d'augmentation salariale. Ensuite en en faisant des boucs émissaires, ce qui les a profondément choqués et on les comprend.
Les fonctionnaires sont loin d'être des privilégiés, des gens qui ont des hauts salaries. Ils ont, eux aussi, besoin, comme les autres salariés, d'une augmentation de leur rémunération individuelle minimum.
J'espère donc que le gouvernement a entendu, qu'il a compris le message qui s'exprime aujourd'hui dans la rue.
Après la manif ? Le but n'est pas de défiler tous les jours, et de ne jamais obtenir ce que nous demandons pour les fonctionnaires. Le but est d'obtenir des négociations à la fois salariales et sur l'emploi dans la Fonction publique. Il faut maintenant que les parties en présence se revoient. Ce qui est clair c'est que notre position concernant les salaires est d'obtenir pour les fonctionnaires le minimum du pouvoir d'achat. Spécialement pour les bas salaires. Demain, donc, il faut pouvoir ouvrir des négociations.
Marc Blondel, secrétaire général de la Force ouvrière
La grève générale d'aujourd'hui est un avertissement. C'est le seul moyen que nous avons pour faire entendre notre voix auprès du gouvernement. Je pense que l'unité syndicale d'aujourd'hui est heureuse. Il fallait cela pour avoir un bon résultat.
La participation à la grève est de l'ordre de 65 % à 70 %. C'est une réussite. La suite ? Je n'en sais rien. Je ne suis pas un metteur en scène qui suit une espèce de scénario. Ce que je sais : c'est lorsque l'on nous a dit qu'il y aurait gel du salaire des fonctionnaires, on a dit : il faudra obligatoirement que la réponse soit à la hauteur de l'attaque portée. C'est fait. Maintenant, la balle est dans le camp du gouvernement. Comment va-t-il se comporter ? Va-t-il ouvrir la porte et discuter ? Où va-t-il se renfermer ? Ce que je peux dire, c'est que s'il choisit cette dernière solution, étant donné qu'il y a d'autres problèmes – Sécurité sociale, avenir de l'administration, effectifs… –, il est certain que cela risque de repartir. Quand ? comment nous organiserons-nous ? Quel sera le degré de la mobilisation ? On verra cela demain.
Quant à l'unité… Aujourd'hui, elle a été possible parce que l'ensemble des syndicats partageaient la même préoccupation et les mêmes objectifs pour la Fonction publique. Pour les autres problèmes, c'est autre chose. Y aura-t-il demain une même détermination, si l'on remet en cause les régimes spéciaux ? À FO, en tout cas, oui.
Quelques instants auparavant, il avait aussi confié à la presse : « Soyons sérieux : je ne vois pas pourquoi notre gouvernement devrait suivre en permanence les souhaits du marché financier et, le cas échéant, de M. Trichet. Les marchés financiers ne sont pas les salariés que je représente. Je crois qu'il y a un abandon des politiciens devant leurs responsabilités au bénéfice de la finance. Et nous n'accepterons pas ce genre de choses. »
Guy Le Néouannic, secrétaire général de la FEN et de l'UNSA
Tout le monde est d'accord – sauf le gouvernement peut-être – pour reconnaître que c'est une énorme mobilisation. Le taux de participation à la grève atteint des scores impressionnants. Ce résultat montre bien que ce n'est pas simplement parce que les syndicats ont appelé que les gens se mobilisent.
C'est parce qu'il y a vraiment un ras-le-bol assez général devant une politique qui a pris de plein fouet les fonctionnaires et les agents du service public. D'abord sur les salaires en les traitant de nantis. Ce qui se passe actuellement n'est pas la réaction d'un mouvement corporatiste. Le message qui est au coeur de cette journée : c'est la défense du service public. Comme cela a déjà été fait en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, les méthodes employées aujourd'hui consistent à dénigrer systématiquement les services publics. On dit qu'ils fonctionnent mal, qu'ils coûtent trop cher… Et progressivement, on induit une réaction antiétatique qui peut se traduire pour certains par l'acceptation de la disparition des services publics. Mais, moi, je pose une question : qui peut prétendre se passer de La Poste, de l'école, d'EDF-GDF, de la SNCF… Voilà ce qu'il y a aujourd'hui derrière les slogans. C'est un bien et un acquis social énorme pour l'ensemble du pays. J'espère que cette mobilisation va être entendue par le gouvernement. Je remarque qu'aujourd'hui toutes les organisations syndicales sont d'accord pour riposter sur l'essentiel, dans la clarté. C'est une très bonne chose. On va bien voir si cela résiste à l'épreuve du temps. On va sûrement vers d'autres conflits. Il y a des sujets où je ne vois pas comment il n'y aurait pas d'unité syndicale : les pensions par exemple.