Interview de M. Edouard Balladur, député RPR, ancien Premier ministre, à "Paris-Match" le 21 décembre 1995, sur le plan Juppé pour la Sécurité sociale, la nécessité de la réforme et de la négociation et les dangers du conflit social pour l'économie de la France.

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Média : Paris Match

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Paris Match : La France est secouée par de longues grèves. Des défilés massifs ont lieu dans tout le pays et certaines manifestations, parfois violentes, dégénèrent. Vous êtes « taiseux », comme disent les paysans normands de ceux qui parlent peu. Pourquoi ce demi-silence ?

Édouard Balladur : Le pays traverse une crise difficile. Je n’ajouterai pas à ses difficultés. Mais, en même temps, les Français ne comprendraient pas que je ne dise rien.

Paris Match : Approuvez-vous aujourd’hui l’attitude de Juppé qui s’est enfin décidé à discuter avec les syndicats ?

Édouard Balladur : Le gouvernement est maintenant engagé dans la voie de la négociation. Il a bien fait. Je souhaite qu’il réussisse. Il faut se parler. Quand on se parle, c’est qu’on accepte de ne pas avoir le dernier mot sur tout. Tout le monde doit y mettre du sien. D’ores et déjà, il a assoupli sa position sur les régimes spéciaux, en suspendant la commission Le Vert, sur la grande réforme fiscale, sur la création d’une caisse autonome de retraite des fonctionnaires, sur le contrat de plan de la SNCF ; d’importants crédits supplémentaires ont été promis pour l’enseignement supérieur.

Lorsque survient une crise sociale d’une telle gravité, je crois qu’il faut d’abord parler, dialoguer, se rencontrer, plutôt que laisser le trouble durer. C’est mauvais pour la France, pour les Français. Le gouvernement l’a bien compris, je m’en réjouis. Tous ces désordres compromettent la croissance, et si celle-ci s’affaiblit davantage, ce qui est déjà le cas depuis plusieurs mois, alors on n’aura plus les moyens de réduire le chômage.

Paris Match : Est-ce que l’idée d’un sommet social vous paraît intéressante ?

Édouard Balladur : Certainement. Il faut sortir de la crise et, pour cela, il n’y a pas d’autre moyen que de réunir tout le monde ensemble pour se parler.

Paris Match : Dans votre for intérieur, vous devez trouver cocasse de voir le gouvernement Juppé reculer, alors que, justement, ceux qui reculent aujourd’hui se raillaient de vous lorsque vous aviez fait de même face aux manifestations anti-CIP. En réalité, c’est la méthode Balladur, celle de la concertation et de la négociation, qui est aujourd’hui bel et bien appliquée pour tenter d’enrayer le conflit. Éprouvez-vous donc une petite satisfaction personnelle ?

Édouard Balladur : Cette crise aurait-elle pu être évitée ? Je pense aujourd’hui que la situation étant ce qu’elle est, il faut tout faire pour en sortir. Le risque, quand on diffère une action de réforme, c’est que la remettre en cause conduit à un retour en arrière qui peut être durable, que toute réforme soit rendue impossible pour longtemps. En revanche, je crois qu’il ne faut pas globaliser tous les problèmes, mais, comme autant d’obstacle, les résoudre les uns après les autres. On ne peut affronter tout le monde à la fois. J’ai approuvé la réforme de la Sécurité sociale, et je l’ai dit. Il n’était pas urgent d’y ajouter une réforme des régimes spéciaux. Un obstacle à la fois et la concertation d’abord, voilà la bonne méthode. Avancer progressivement, ne pas tenter « par principe » de passer en force, voilà ce qu’il faut essayer de faire. La négociation préalable est le meilleur moyen de mettre en œuvre des réformes durables.

Paris Match : Trouvez-vous que la crise actuelle rappelle celle du CIP ?

Édouard Balladur : Il y a des différences essentielles. Il y a eu des manifestations contre le CIP à plusieurs reprises, mais pas un seul jour de grève et la France n’a pas été paralysée. Je rappelle que le CIP avait été précédé d’une longue concertation, aussi bien avec les organisations syndicales qu’avec le Parlement, et qu’il faisait partir de la loi quinquennale sur l’emploi, qui a été une réforme fondamentale de notre droit du travail.

Paris Match : En somme, Alain Juppé, selon vous, charge trop la barque France ?

Édouard Balladur : Le gouvernement est en train d’adapter son calendrier. Je l’en félicite. Mais, pour autant, il ne faut pas renoncer à avancer.

Paris Match : Dans votre livre, « Deux ans à Matignon » (éd. Plon), vous écrivez : « Éviter les déchirures morales, les affrontements brutaux, préserver l’unité de la nation, et cependant avancer sur la voie des réformes sans se laisser intimider. » Est-ce là le conseil que vous donneriez à Alain Juppé ?

Édouard Balladur : Chacun cherche sa voie, à travers sa propre expérience. L’important, c’est de la trouver.

Paris Match : Êtes-vous inquiet ?

Édouard Balladur : Aujourd’hui, notre économie souffre. Mon gouvernement avait réussi à rétablir la confiance, et donc la croissance. Si la crise que nous traversons accentuait la baisse de cette dernière, constatée depuis l’été, ce serait dangereux pour la France, cela compromettrait la baisse des déficits et la baisse du chômage. Durant les six premiers mois de l’année, nous avons réussi à faire baisser celui-ci de 160 000. Depuis il a augmenté, 50 000 chômeurs de plus ; il ne faut pas que le mouvement se poursuivre.

Paris Match : Et la lutte contre les déficits ? C’est l’objectif numéro un poursuivi par Juppé. A-t-il raison ? Cette marche forcée vers l’Europe est-elle vraiment indispensable ?

Édouard Balladur : La lutte contre les déficits est indispensable pour retrouver la croissance et l’emploi. Même les pays qui ne font pas partie de l’Europe essaient de réduire leurs déficits et leur endettement. Il ne faut pas mettre toutes nos difficultés sur le compte de l’Europe. L’économie est mondiale et, si l’on veut maintenir la France à un niveau meilleur que celui d’autres pays, il faut créer de nouvelles richesses et produire mieux et davantage, qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas d’Europe. On ne peut pas retrouver la croissance sans lutter contre les déficits. C’est vrai que lutter contre les déficits, ce n’est pas un but en soi, mais un moyen d’être plus forts, plus prospères, plus dynamiques. En réalité, il faut exprimer aux Français que c’est pour renforcer la puissance de la France, pour qu’elle fasse jeu égal avec les plus forts et qu’elle puisse ainsi résoudre ses problèmes sociaux, budgétaires. Les Français ont besoin d’espoir.

Paris Match : Autrement dit, il n’y a pas « d’autre politique » ?

Édouard Balladur : Il ne faut pas changer d’objectifs : la confiance, la croissance, l’emploi, il faut adapter la méthode, offrir une perspective d’avenir aux Français, donner un élan à notre action.

Avec l’Europe, la France sera plus forte ; sans l’Europe, elle serait isolée et affaiblie.

Paris Match : Vous n’êtes donc pas d’accord avec Charles Pasqua lorsqu’il dit qu’il faut changer de politique ?

Édouard Balladur : Il y a toujours une autre politique, le problème est de savoir si elle est meilleure ou moins bonne. Jusqu’à présent, je crois avoir démontré que la stabilité monétaire et la réduction des déficits rendent la confiance, augmentent la croissance et l’emploi.

Paris Match : Approuvez-vous la prochaine hausse des prélèvements obligatoires ?

Édouard Balladur : Je l’ai déjà dit, pour réduire les déficits, je préfère la réduction des dépenses à la hausse des prélèvements obligatoires. Faisons attention à la situation des Français, qui doivent pouvoir produire, vendre, acheter, avoir un emploi, de créer, sans être découragés par l’alourdissement des impôts et des cotisations. La hausse des prélèvements est une cause essentielle du climat de morosité qui a diminué le dynamisme de notre économie depuis l’automne. Bref, l’immense majorité des salariés, donc l’activité fait la prospérité de notre pays, doivent retrouver les raisons d’espérer.

Paris Match : Certains appellent de leurs vœux la dissolution de l’Assemblée nationale…

Édouard Balladur : Étrange. Que je sache, les difficultés du pays ne disparaîtraient pas comme par miracle grâce à cela. Au surplus, la majorité soutient très loyalement le gouvernement.

Paris Match : Le sommet de Madrid, qui réunit cette semaine tous les chefs d’État et de gouvernement européens, doit-il prendre la décision de différer la date de la monnaie unique en raison des difficultés de la France ?

Édouard Balladur : Non. La date a déjà été différée une fois. Il serait dangereux de la reporter de nouveau. Nous pouvons, nous devons être prêts à temps, à condition de sortir rapidement de la crise.

Paris Match : Votre espoir et votre souhait en cette fin d’année ?

Édouard Balladur : Que la crise que traverse notre pays, qui prendra fin de toute manière, je l’espère le plus vite et le mieux possible, ne laisse pas de blessures trop profondes. Je souhaite que chacun y mette du sien. Il faut que revive la confiance dans l’avenir, que l’économie soit plus active, que des emplois nombreux se créent.

Paris Match : Êtes-vous conscient que certains Français ne seraient pas mécontents de vous voir un jour retourner à Matignon ?

Édouard Balladur : Si ce que vous dites était vrai, comment ne serais-je pas sensible à leur confiance ? À tout prendre, cela vaudrait mieux que le contraire.

Paris Match : Est-il indiscret de vous demander ce que vous lisez en ce moment ?

Édouard Balladur : Plusieurs livres dont « Le cavalier du Louvre », de Philippe Sollers. Mais surtout je relis « Don Quichotte » ; il paraît que c’est l’ouvrage le plus lu au monde, après la Bible !