Interview de M. Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, dans "Les Echos" le 31 octobre 1995, sur les revendications de la CGT en matière de réduction du temps de travail sans baisse de salaire, en faveur de l'emploi.

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Les Échos : Les autres centrales sont d’accord pour estimer qu’une réduction importante du temps de travail (à 30 ou 32 heures) serait créatrice d’emplois, mais qu’elle est dans l’immédiat irréalisable. Elles semblent alors prêtes, comme première étape, à une réduction plus modeste couplée à l’annualisation du temps de travail. Les rejoignez-vous ?

Louis Viannet : La conception de l’annualisation que défend le CNPF ne laisse pas de marge à un quelconque « donnant-donnant ». Elle donne toute possibilité à l’employeur de moduler l’organisation du travail en fonction des fluctuations de la demande et de multiplier les heures supplémentaires sans les rémunérer.

Les Échos : Mais il y aurait une contrepartie en termes de réduction du temps de travail.

Louis Viannet : Certes, mais, là encore, le problème est mal abordé. Jusqu’à maintenant, les mesures prises pour réduire le temps de travail – le passage à 39 heures ou l’allongement des congés – n’ont pas eu de répercussions sur l’emploi. À chaque fois, elles ont été compensées par un accroissement de l’intensité de travail et de la productivité.

Les Échos : La réduction du temps de travail reste-t-elle alors une voie de créations d’emploi ?

Louis Viannet : Tout à fait. Même si l’objectif est double : créer des emplois, mais aussi réduire la pénibilité du travail.

Les Échos : Quelle forme doit-elle prendre pour avoir des effets ?

Louis Viannet : Nous persistons et signons pour revendiquer une réduction hebdomadaire du temps de travail. Toute autre forme annulerait les effets sur les conditions de travail. Nous l’avons déjà observé pour l’accroissement des congés : ils ont été plus fractionnés qu’avant, ce qui n’a créé aucun emploi et accru la pénibilité du travail de ceux qui restaient. Il faut aussi que la mesure soit significative : à 32 ou 35 heures.

Toutefois, si ce principe doit être affirmé dans un accord national, cette mesure devrait être déclinée selon les branches. Je reconnais qu’une mesure de caractère global peut nécessiter dans certains cas un soutien logistique. Mais le patronat ne pourra pas jouer longtemps à cache-cache sur cette revendication.

Les Échos : N’est-ce pas limiter l’impact de cette mesure que de continuer, comme vous l’avez fait jusqu’à présent, à affirmer que cette réduction ne doit pas s’accompagner d’une baisse de salaire ?

Louis Viannet : Dans la plupart des grandes branches professionnelles, on peut réduire le temps de travail sans répercussion sur les salaires et sans que cela ne débouche sur des difficultés importantes pour les entreprises. La plupart du temps, les coûts salariaux représentent nettement moins de 20 % des coûts de production. Qu’on ne me dise pas qu’il n’y a pas de réserves !

Les Échos : Mais vous reconnaissez qu’il y a certaines branches où ça n’est pas le cas.

Louis Viannet : Dans certaines, en effet, il faudra regarder la situation de plus près. Mais ça ne veut pas dire que ce sont les salariés qui devront payer la réduction de leur temps de travail. Il y a des tas de mesures de compensation à trouver. Des sommes énormes sont données aux entreprises pour rien : il y a bien là des possibilités de disposer de crédits.

Les Échos : Dans leur livre, vos opposants internes Gérard Alezard et Lydia Brovelli demandaient justement une mesure souple, qui tienne compte des particularités des entreprises.

Louis Viannet : Il n’est pas anormal que, face à un problème si complexe, il y ait des approches différentes. Pour ma part, je persiste à dire que, dans l’accord national que j’envisage, le principe d’une non-réduction du salaire devra être affirmé, ne serait-ce que pour forcer l’État et le patronat à trouver des mesures de compensation.

Les Échos : Envisageriez-vous des garde-fous pour être sûr que la mesure crée bien des emplois ?

Louis Viannet : Ce que nous connaissons de la situation aujourd’hui montre que les salariés travaillent à leur maximum d’intensité, que la marge est très faible et que la mesure devra forcément avoir des répercussions sur l’emploi.

Les Échos : En refusant toute réduction-annualisation, ne risquez-vous pas d’être taxés d’irréalistes, de freiner ce qui pourrait être une première étape pour une réduction plus importante, et enfin de jouer contre le jeu contractuel ?

Louis Viannet : Nous sommes décidés à rentrer dans le jeu contractuel, mais pas comme des perdants, avec des cartes et des atouts qui fassent que les intérêts des salariés s’y retrouvent. Je dirai même plus : accepter des mesures qui finalement joueront contre l’emploi, c’est faire fi de la responsabilité syndicale. De plus, c’est faux de dire que nous ne prenons pas en considération les réalités économiques. Mais les réalités économiques n’ont pas la même signification ni les mêmes retombées selon qu’on est d’un côté de la barrière ou de l’autre.

Le patronat aura du mal à me convaincre qu’il n’a aucune responsabilité dans la situation d’aujourd’hui : c’est parce que les entreprises ont une conception de la gestion qui fait de l’emploi le vassal du profit qu’il y a le chômage et donc des difficultés économiques.

Les Échos : N’est-ce pas un handicap d’être la seule confédération à tenir cette ligne ?

Louis Viannet : C’est vrai que la pression dans les branches et les entreprises n’est sans doute pas assez puissante sur ces thèmes. Mais ma conviction, c’est que tous les ersatz que nous propose le CNPF aujourd’hui finiront pas jouer contre l’emploi.

Les Échos : Mais les autres confédérations assurent qu’il y a une revendication des salariés eux-mêmes, des femmes notamment, pour l’annualisation et toute forme de souplesse dans le temps de travail.

Louis Viannet : Certes, mais, dans la plupart des cas, quand les entreprises introduisent différentes formes de souplesse, elles aboutissent toujours à ce que ce soient les salariés qui paient.