Interview de M. Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, le 8 septembre 1995, publiée dans "Economie et politique" d'août septembre, sur les contradictions entre l'action gouvernementale et les promesses non tenues sur l'emploi, l'"arrogance" des revendications patronales, la défense des acquis sociaux et les divisions et responsabilités syndicales.

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Média : ECONOMIE ET POLITIQUE

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Économie et Politique : Jacques Chirac vient de réaffirmer qu'il voulait que « la France retrouve les voies du progrès social (…) que dans sept ans on ne puisse plus parler de fracture et que notre pays ait retrouvé son dynamisme ». Selon vous, doit-on mettre ces propos au crédit d'une réelle volonté de changement de la part du chef de l'État ; de l'aiguisement des contradictions au sein de la majorité, ou de la force des attentes populaires de choix nouveaux en matière de politique économique et sociale ?

Louis Viannet : Le discours du président de la République sur la situation du pays et la fracture sociale que personne ne peut nier aujourd'hui, procède probablement de plusieurs raisons.

Les indicateurs d'opinion et les dernières consultations électorales donnent le signal clair que la majorité des Français, et notamment les salariés, font une surdose de promesses non tenues et d'espoirs déçus. Jacques Chirac sait très bien que sa campagne électorale a fait lever beaucoup d'espoirs, notamment chez les jeunes. Il lui faut en tenir compte, au moins dans ses propos, pour retarder la prise de conscience de la politique réelle qu'il entend mener.

En ce sens, la France est entrée dans une phase ou toute surtension peut provoquer un court-circuit social, dont personne ne sait d'ailleurs ce qu'il pourrait générer.

Elu en ayant à peine plus de 20 % de suffrages exprimés au 1er tour, le chef de l'État sait qu'il va devoir conduire sa politique sur un corps social particulièrement mouvant. Ce sont d'ailleurs ses propres déclarations qui ont attisé les contradictions dans sa majorité, plutôt que l'inverse.

Son comportement et ses prises de position reflètent qu'il a conscience des difficultés entre lesquelles il doit louvoyer. De là à conclure que la politique qu'il va faire va aller dans le sens de ce qu'il affiche en terme d'objectifs, il y a un grand écart que je ferais d'autant moins que les orientations les plus récentes du gouvernement la contredise.

Économie et Politique : Comment appréciez-vous les premières décisions du gouvernement Chirac-Juppé concernant les privatisations et le budget 1996 ? La nature des mesures et les formes de mise en œuvre du plan pour l'emploi vous semblent-elles susceptibles d'aboutir à de vraies créations d'emploi ? Comment la CGT intervient-elle à cet égard dans les discussions menées au niveau des départements et des branches professionnelles ?

Louis Viannet : À l'évidence, les premiers actes du gouvernement et les orientations années, ne vont pas dans le sens des priorités sociales qui ont constitué la toile de fond de la campagne électorale de Jacques Chirac. En cherchant bien, les rares mesures qui peuvent être considérées comme positives, comme les réquisitions de 500 logements à Paris, représentant une alouette dans le pâté de cheval des dispositions néfastes. Avec l'augmentation considérable de la TVA, du coût des transports publics, de la CSG, le blocage des traitements des fonctionnaires, les projets de modification des abattements fiscaux, la réforme annoncée de la Sécurité sociale… c'est la consommation populaire qui va encore être réduite. C'est exactement le contraire d'une politique de développement de l'emploi.

Le gouvernement continue à faire des cadeaux aux entreprises, sans exigence de création de vrais emplois. Il laisse se développer l'emploi précaire, à temps partiel, l'intérim. Il n'exerce aucune pression, quand il n'aide pas les entreprises qui continuent de supprimer des emplois et à délocaliser les activités, principalement vers les pays à faible coût de main d'œuvre. Avec les privatisations en cours ou projetées, il va encore réduire ses propres capacités de jouer un rôle – même s'il ne les utilisait guère – dans les politiques d'emploi des grandes entreprises publiques ou nationalisées. Quant à ses choix budgétaires en terme de financement des services publics, ils vont tout à la fois réduire encore les moyens et probablement entraîner de nouvelles pertes d'emplois publics.

Cette politique est strictement de même nature que les politiques menées longtemps par les gouvernements précédents, et nous en connaissons le résultat : catastrophique en matière d'emploi, de niveau de vie, d'exclusion, de conditions de travail etc.

Donner de l'argent aux entreprises pour faire de l'emploi, ça ne marche pas pour créer de l'emploi mais pour gonfler les profits et encourager la spéculation.

Si on accepte d'admettre que la baisse du chômage annoncée n'est pas un artifice comptable ou le résultat de la précarisation et du morcellement des emplois, il faut bien voir qu'elle est infinitésimale, alors que les activités économiques retrouvent un certain « allant ».

On n'est sûrement pas sur la bonne voie !

Par rapport à cela, la CGT se veut présente partout où il existe la moindre chance de modifier les choix néfastes : sur tous les dossiers, dans toutes les situations, à tous les niveaux, sans excès d'illusion, mais sans a priori.

En particulier, il faut partout mener la bataille de la transparence sur l'utilisation de l'argent.

C'est dans cet état d'esprit que nous intervenons dans les Commissions départementales de l'Emploi et que nous avons agi dans les négociations avec le patronat, pour développer et améliorer le dispositif de cessation anticipée d'activités et d'embauches simultanées des sans emploi.

La CGT a signé cet accord en même temps que les autres organisations syndicales, car il crée de réelles possibilités d'emploi pour les jeunes et qu'il intéresse des salariés proches de 60 ans. De plus, si ce dispositif montre son efficacité, il faudra conduire les débats et les combats avec les salariés, pour donner corps à notre vieux slogan : « Mieux vaut des retraités que des chômeurs » !

Économie et Politique : Les organisations patronales semblent exercer une pression énorme pour faire aboutir leurs revendications, en particulier sur les terrains de l'abaissement du coût du travail par la finalisation du financement de la Sécurité sociale, du temps de travail et des niveaux de négociation.

Quels sont les enjeux et le bilan des négociations menées à ce propos et quels enseignements en tirez-vous ?

Louis Viannet : En effet, la bataille du patronat pour s'arroger encore plus d'avantages dans la répartition des richesses créées est proprement indécente. Depuis 1984, le capitalisme a déjà été largement bénéficiaire des transferts que les salariés, contraints et forcés, ont dû accepter, chômage aidant.

Les pressions exercées par le patronat pour obtenir un nouvel abaissement du coût du travail, des accroissements de productivité et la compréhension du pouvoir devant la multiplication des plans sociaux, s'opposent totalement à l'idée même « d'entreprise citoyenne » que mettent en avant le CNPF et le gouvernement.

Cette notion d'entreprise citoyenne est plus qu'un abus de langage ou une opération publicitaire pour restaurer l'image patronale qui tend à se dégrader.

C'est attribuer à l'entreprise une valeur d'intérêt général, voir nationale, alors que son comportement est totalement « acivique ».

Les stratégies patronales se moquent complètement des conséquences de leurs décisions sur leur environnement humain et matériel. Seuls comptent les critères financiers de la gestion. Mais, pire encore, les entreprises utilisent l'argent public pour cela et rejettent sur la collectivité les séquelles de leurs gestions, et notamment, les chômeurs et les exclus.

Depuis plus de quinze ans, c'est une véritable calamité qui s'est abattue de leur fait sur la population et les collectivités locales, et qui alourdit considérablement les dépenses publiques au détriment des moyens des services publics.

Ce qui est incroyable, c'est que les perspectives du patronat proposent de continuer et d'aller encore plus vite et plus loin dans « l'activisme ».

Louis XV disait « Après moi le déluge ». L'histoire n'a pas retenu son nom parmi les grands citoyens !

C'est pour cela que nous sommes clairs dans nos approches des projets gouvernementaux et patronaux. Il y a certes des sujets que l'on peut négocier, et nous ne nous en privons pas. C'est le cas, notamment, de la réduction du temps de travail où les propositions d'aller vers 35 heures, voire 32 heures hebdomadaires sans perte de salaire, trouvent en face des projets patronaux d'aménagement du temps de travail, visant à dévier la revendication. Les patrons installent un peu partout l'annualisation, le temps partiel imposé, la flexibilité et la précarité qui déstructurent la conscience qu'ont les salariés du temps de travail.

Mais l'idée qu'on peut travailler moins, qu'il faut gagner autant, voire plus parce que la vie l'exige, fait aussi son chemin dans l'esprit des salariés et ce qu'il a été possible de faire avancer avec les retraites anticipées, peut se concevoir aussi pour la durée du travail. Nous n'avons aucune raison de penser aussi le patronat va continuer à gagner sur toute la ligne. Mais pour toute négociation réelle, il faut un rapport de force. C'est à nous de le susciter, de l'organiser et de lui permettre de peser sur les débats.

Nous avons trop souvent été contraints de discuter sur les propositions patronales sans réunir les conditions d‘une vraie négociation. Et certaines organisations syndicales y ont trop souvent trouvé du « grain à moudre » alors qu'il n'y avait que du sable mouvant et des pièges pour les salariés.

Mais si l'affrontement peut trouver des issues dans la négociation sur certains sujets, il en est d'autres qui ne peuvent qu'être fortement combattus.

Ce sont ceux qui touchent aux fondements, à la structuration profonde de notre société. C'est évidemment tout ce qui a trait à la protection sociale, pilier de la solidarité nationale avec un système de Sécurité sociale dont la conception reste plus que jamais moderne, c'est-à-dire adoptée à notre temps.

Nous vivons une époque marquée par une crise profonde où les individus sont terriblement malmenés dans leurs conditions de vie. Il faut une solidarité organisée, vivante pour que, solvable ou non, chacun compte pour un devant la maladie, les accidents de la vie, et plus largement, le droit de vivre.

Nous nous opposons à toute transformation qui ne respecterait pas ces principes, ou qui viderait de sa substance un système qui reste, dans les pays évolués, l'un de ceux qui répondent le mieux aux différents besoins pour lesquels il a été créé. C'est dans le même esprit que nous appellerons les salariés à défendre leurs entreprises publiques et nationalisées, Télécoms, EDF-GDF, SNCF, Renault etc., contre les privatisations. Celles-ci ne peuvent, pour toutes les raisons déjà évoquées, qu'engendrer des problèmes encore plus graves d'emplois, de salaires, de conditions de travail, de conservation des savoir-faire et des acquis sociaux.

Économie et Politique : L'arrogance et les surenchères patronales ne traduisent-elles pas la faiblesse et l'ampleur des divisions des organisations syndicales nationales ? Trouvez-vous, dans la multiplication des actions unitaires au niveau des entreprises et des branches – voire des localités – des raisons d'espérer des mouvements d'ampleur suffisante, pour imposer, non seulement des reculs au gouvernement et au patronat, mais des réponses aux attentes des salariés et des populations ?

Louis Viannet : C'est vrai que l'arrogance patronale est extraordinaire et qu'elle s'appuie sur une situation sociale et politique qui lui a assez bien réussi au cours de la période passée. De plus, non seulement les rapports de force se sont modifiés au profit du patronat national, mais la situation, dans la plupart des pays européens, a évolué dans le même sens, même si la France tient une très bonne place dans la compétition pour abaisser au maximum le coût du travail. À y regarder de plus près, on peut faire deux remarques.

D'une part, les stratégies des grands groupes mettent en coupe réglée une grande partie des PME/PMI au travers de la sous-traitance, des marchés léonins, des exigences qualitatives ou quantitatives et des aléas de production. Les banques et les trésoreries d'entreprise exercent des pressions considérables sur leurs moyens de financement. Dès lors, l‘unité patronale a quelque fois une apparence que la réalité dément.

D'autre part, la situation du mouvement syndical, en France et en Europe, laisse encore beaucoup de place pour les manœuvres patronales. C'est évident qu'n France, il faudrait être bien naïf pour ne pas voir à quel point le CNPF a bénéficié et bénéficie encore de cette situation. La situation européenne, voire mondiale, a évidemment des caractéristiques différentes, sauf que c'est trop souvent le patronat qui récolte les avantages.

C'est sur cet aspect des choses que la CGT a le plus de moyens d'intervenir pour les faire bouger, et c'est ce qu'elle essaie avec plus ou moins de réussite, car les situations ne sont pas nouvelles et ne sont pas simples à modifier.

Même si le pluralisme syndical est bien ancré dans la vie sociale, il ne faut pas se cacher qu'il crée des situations plus propices pour susciter des analyses et des comportements divergents, des oppositions d'organisations favorisant le patronat. Mais on le voit bien dans les entreprises, plus les problèmes sont aigus, plus les revendications sont l'affaire des salariés, moins les oppositions trouvent à s'exprimer et plus les convergences d'intérêts gomment les différences.

Or, la division syndicale au niveau des organisations, existe, comme l'affirmation publique systématique par les dirigeants de positions contradictoires, voire opposées. Le refus, pour ne pas dire la crainte de voir se créer des situations où l'unité deviendrait inévitable, conduit trop souvent les dirigeants CFDT et FO – notamment – à dire « oui » avant de savoir où veut aller le CNPF.

L'expérience montre pourtant qu'il n'y a rien à gagner à considérer la situation des relations entre organisations comme figée ou cristallisée, sur le plan intérieur comme sur le plan international. Car, dès lors que la circulation des informations éclaire bien la réalité, alors le réalisme prend le dessus et emporte les résistances. Les dernières négociations avec le CNPF méritent à cet égard d'être bien analysées, car elles dénotent pour le moins une attitude intéressante des organisations devant la force des aspirations des salariés et des personnes sans emploi, notamment les jeunes. Tout cela pour accélérer, intensifier, élargir l'impact de nos efforts pour un syndicalisme à la mesure de notre temps, devant des enjeux qui ne cessent de devenir plus lourds, même si jamais rien n'est irréversible.

Chacun a certes ses responsabilités dans l'évolution indispensable, mais nous devons tous avoir conscience que plus s'élève la barre des défis nouveaux posés aux salariés, plus le discrédit des organisations syndicales risque de devenir fort pour que ceux-ci n'acceptent ni ne comprennent les divisions, parce qu'elles leur apparaissent totalement artificielles et extérieures à l'objet même du syndicalisme : défendre les intérêts du monde du travail, de ceux qui ont un emploi comme de ceux qui en sont privés.