Texte intégral
D. Bilalian : On a l’impression quand on regarde les manifestations d’une sorte de fuite en avant.
M. Blondel : Vous ne pouvez pas dire que c’est une fuite en avant. Je crois tout simplement que successivement, il y a deux éléments : les gens s’installent dans la grève et deuxièmement, il y a le développement de l’action. Compte tenu des sollicitations que nous avons faites auprès du Premier ministre, on s’attendait à des réponses et à des précisions. Eh bien, comme il ne donne pas de réponses et de précisions, en tout cas, il ne répond pas aux sollicitations, c’est très clair : le mouvement s’amplifie. Ce que je note simplement, c’est que ce soir, pour 69 départements, avec l’estimation policière – je ne parle même pas des estimations syndicales – ça dépasse 1 million. Je ne sais pas le jour où M. Juppé a parlé de 2 millions dans la rue pour qu’il révise son dossier, si c’était une provocation ou un challenge : attention, nous allons bientôt le gagner.
D. Bilalian : Est-ce une épreuve de force ? Un différend personnel entre vous et M. Juppé ?
M. Blondel : Ça, c’est de la légende. Pourquoi voulez-vous qu’il y ait un différend entre moi et M. Juppé ? M. Juppé est Premier ministre. Il est légitime. Je suis leader d’une organisation syndicale. M. Juppé ou un autre, peu m’importe ! Ce qui compte, c’est la politique qui est conduite, plus particulièrement, c’est son aspect social. Alors, regardons les choses, parce que je sais qu’il y a des interprétations diverses : dimanche, M. Juppé fait une déclaration en indiquant qu’il va recevoir les organisations syndicales et il laisse entendre qu’il serait disposé à faire une négociation globale, ce que nous réclamons, ce que je réclame depuis maintenant plus de 10 jours. Et puis, il nous reçoit hier et en conclusion de ses entretiens, il envoie une lettre à nos amis cheminots en disant « sur votre problème, je cède sur certains points ». Mais il n’indique pas du tout qu’il a l’intention de faire une négociation globale. Surtout, il ne fixe pas de date, ce qui veut dire que pratiquement, j’interprète ça comme allant plutôt « amenos », comme on dit en tauromachie : c’est plutôt un durcissement qu’autre chose. Et la réponse est là aujourd’hui, avec le 12. La réponse future, ce sera vraisemblablement une nouvelle manifestation.
D. Bilalian : Où en est la CGT de ses revendications ?
L. Viannet : La première chose que je voudrais souligner, c’est quand même la puissance de cette journée ! C’est quand même une journée comme on en a connu bien peu ! Quand je regardais en me rendant à la manifestation, que je remontais le long des cortèges qui allaient à la manifestation, toutes les pancartes qui étaient en tête des cortèges portaient un mot d’ordre : « On veut le retrait du plan Juppé ». Ça, c’est maintenant une question enracinée dans un mouvement qui est en train d’avoir sa propre dynamique et de porter des revendications de salaires, des revendications d’emplois, la réduction du temps de travail, dans une logique, parce que les salariés qui luttent, ils discutent entre eux comme jamais ils n’ont l’occasion de le faire quand ils travaillent ; ils font venir les problèmes et les expriment en termes de revendications. C’est ce qui est en train de se passer aujourd’hui.
D. Bilalian : A. Juppé a dit que le plan continuerait. Pouvez-vous obtenir le retrait du plan ?
L. Viannet : Vous savez, ce ne serait pas une première ! Il y a déjà eu de nombreux exemples. Le plus récent, c’est le CIP qu’il a bien fallu ranger dans les tiroirs. Mais d’autres exemples avaient précédé. Aucun gouvernement ne peut résister à un mouvement social quand il a la fermeté et la détermination que connaît le mouvement social.
D. Bilalian : Le plan a été adopté massivement à l’Assemblée nationale et il y a autant de manifestations : il faut retirer ce plan ?
M. Blondel : Le problème, c’est que le vote à l’Assemblée nationale a été applaudi par sa majorité. C’est bien normal, quand même. Il a réglé un problème politique, tout le monde le sait. Je ne conteste pas, je suis un citoyen et un démocrate, et un républicain de surcroît, et un parlementariste ! Mais est-ce qu’on a bien mesuré quand même que le plan Juppé est venu à la surprise de tout le monde ? On annonçait une réforme de la Sécurité sociale. Tout le monde était à peu près d’accord pour qu’il y ait une réforme, peut-être pas de même nature, mais qu’importe. Il y a eu des consultations qu’il avait pu y avoir. Il a d’abord été victime de ça, il a peut-être enthousiasmé tout le monde, des députés qui n’avaient peut-être même pas compris très exactement les choses puisqu’ils les découvraient pendant qu’il expliquait. Or c’est assez complexe, la Sécurité sociale ! Je vais lui faire un reproche à ce plan. J’en ai de nombreux ! Mais le premier, c’est de politiser la Sécurité sociale, en l’amenant au Parlement. On met la Sécurité sociale dans le débat politique.
D. Bilalian : C’est la gestion de FO qui est en cause !
M. Blondel : Pardon ! Il n’y a jamais eu de gestion FO. Je vous demande d’être prudent.
D. Bilalian : Vous êtes quand même majoritaire !
M. Blondel : Non : nous sommes président de la Caisse nationale d’assurance-maladie comme d’autres sont présidents d’autres caisses. Nous avons un conseil d’administration dans lequel il y a le patronat et l’ensemble des organisations syndicales. Les décisions prises sont des décisions prises par le conseil d’administration.
D. Bilalian : Faut-il reprendre le travail ?
A. Deleu : Je suis réaliste. Je constate que l’affaire a été très mal prise.
D. Bilalian : De la part de M. Juppé ?
A. Deleu : Oui. M. Juppé a fait les choses à l’envers. Et en plus, pour un projet qui méritait d’être défendu. Quel paradoxe ! C’est vrai qu’il a engagé par méconnaissance du syndicalisme, par méprise à son égard, un processus qui l’amène là où il est aujourd’hui. A chaque étape de la discussion, il y a toujours un retard. Ça me fait penser à l’équipe de France de football quand elle faisait des matches nuls ou des défaites, alors qu’on avait les meilleurs joueurs du monde, paraît-il ! Mais à chaque balle, on arrivait un peu de retard. C’est un peu ça. Aujourd’hui, ce qui est important, c’est qu’on sorte de l’épreuve de force. Il y a une épreuve de force. Où va-t-on ? J’entends dire tout à l’heure dans les témoignages « on est là sans trop savoir pourquoi, mais on y est ». Il faut en sortir ! Ce que j’essaie de faire, c’est de trouver les chemins du dialogue. Chez les cheminots, par exemple, nous avons emmené les cheminots chez M. Juppé. Ça nous paraissait une bonne formule. Ils ont discuté en direct, d’homme à homme. Nos gars ont dit « Voilà ce qu’on veut ! ». M. Juppé a dit « OK », ça marche, on fait ça ! ». Pourquoi faudrait-il qu’ils inventent de nouvelles revendications pour continuer la grève, Donc, ils disent avec les autres « allons vers la reprise du travail ». Ça me paraît logique.
D. Bilalian : Pourquoi ne va-t-on pas vers une reprise du travail ?
M. Blondel : Ah, ben oui, c’est ça ! On est très exactement dans la situation d’un patron qui a une grève et dit « je veux bien discuter, mais arrêtez d’abord votre grève ». C’est classique, c’est vieux comme le monde, sauf que là, on est au niveau de la France et que c’est le Premier ministre qui est le patron en l’occurrence. Alors, je dis et je répète que je veux négocier. Je demande une négociation. Je demande d’ailleurs que cette négociation commence par fixer par l’ordre du jour de la négociation.
D. Bilalian : Alors que la grève continue ?
M. Blondel : Bien entendu ! Comment voulez-vous que ce soit commun ? Vous pensez que lorsqu’il y a plus d’un million de gens dans la rue, lorsque des gens sont en grève depuis 19 jours…
D. Bilalian : Vous croyez qu’on va continuer dans la grève comme ça ?
M. Blondel : J’ai quelque expérience de la pratique syndicale. Je pense que le fait d’accepter et de dire qu’il y aura négociation tel jour, ce sera déjà une détente. Après, nous verrons en fonction des discussions. Nous rendrons compte de ce que nous obtiendrons si nous obtenons. Nous rendrons compte de ce que nous obtiendrons si nous obtenons. Les gens verront bien s’ils continuent où s’ils arrêtent. Mais là, on veut en quelque sorte nous désarmer en disant « après, autour de la table, on va régler les problèmes ». Ça ne se fait jamais comme ça ! Je dirai de manière à faire taire toute une série de sous-entendus que même les contacts officieux n’arrivent pas à mettre ça en place, ce qui est aussi – et là, je rejoins Deleu – le signe que la pratique syndicale, j’ai l’impression que le Premier ministre n’a pas beaucoup d’expérience, pour ne pas dire autre chose.
D. Bilalian : Qu’est-ce qui ferait que les choses se décrispent et que l’on puisse reprendre le travail ?
L. Viannet : Je voudrais d’abord souligner, bien qu’il y ait toujours eu des batailles de chiffres entre les services de police et les appréciations des organisations, qu’il y a eu aujourd’hui plus de deux millions de personnes dans la rue. Nous avons les chiffres de l’ensemble des départements. Il doit se passer pour que les choses changent une première chose : que le gouvernement prenne conscience qu’il est en présence d’une lame de fond qui lui demande absolument de revoir sa copie, qui n’accepte pas le plan Juppé et qui, à partir de là, le met dans l’obligation ou bien de répondre à la demande qui est faite, ou s’engager dans une épreuve de force dont le pays aura forcément à souffrir. On ne peut pas rester dans cette situation d’expectative alors que les cheminots sont en train de prouver que le problème du contrat de plan, le problème des régimes spéciaux, de l’âge de départ à la retraite étaient effectivement très importantes comme ils l’étaient pour les salariés de la RATP, mais que le problème du plan Juppé est bel et bien présent dans les raisons de la continuation de leur action.
A. Deleu : Il faut dire la vérité aux salariés et aux Français. Le problème des statuts et des régimes de retraite du secteur public est réglé par écrit dans le sens des demandes qui ont été faites. C’est un fait. Il faut le dire, il ne faut pas dire des choses qui ne sont pas exactes. Ensuite, il faut sortir de cette crise, et on sait que c’est difficile. Il faut donc que le gouvernement et les syndicats qui sont dans la grève discutent pour dégager cette situation, pour rendre la circulation aux Français. Mais cela ne suffit pas. Il faut une deuxième chose : ce plan n’a pas été discuté avant, il faut le discuter après, mais il faut une réforme. Ceux qui refusent la réforme doivent comprendre qu’il n’y a pas de solution hors une réforme. Troisième point : la lame de fond dont on parle : elle est le rejet d’un système purement économique et veut un système au service de l’homme. Donc, il faut ce sommet social, que l’ai demandé et qui, je l’espère, ouvrira sur l’emploi, sur le temps de travail, des perspectives, des ouvertures.
M. Blondel : J’entends, moi, des contre-vérités. Autant je suis d’accord pour dire qu’il y a une lettre très précise de M. Juppé aux cheminots, mais qui ne répond pas par exemple à la Sécurité sociale particulière pour les cheminots, autant je dis aussi qu’il n’y a rien eu pour les autres régimes spéciaux, même si on nous a à différentes reprises dit que l’on ne changerait rien, mais cela n’est pas consigné. Moi, je pense que si nous étions en mesure d’avoir une négociation – le sommet social me fait peur, parce que si cela ne donne pas beaucoup de résultats, on va tous avoir l’air ridicule – quand je vais dans une négociation, c’est toujours pour trouver un compromis. Cela n’est pas l’expression de la bagarre. La bagarre, c’est à l’extérieur. Quand on est autour d’une table, c’est pour trouver des solutions. Je le répète, il faut effectivement qu’il n’y ait aucun préalable ni d’un côté ni de l’autre et aucun tabou. Il faut discuter de l’ensemble des sujets. Et j’affirme ici très clairement que la Confédération général du travail-Force ouvrière est pour une réforme de la Sécurité sociale, mais pas obligatoirement en nationalisant parce que permettez-moi de vous dire, il me semble constater que la politique générale du gouvernement, c’est l’inverse. Il y a un petit point d’interrogation, vous comprenez : nationaliser la Sécurité sociale et privatiser ailleurs, il y a une curiosité politique.