Déclaration de M. Philippe Douste-Blazy, ministre de la culture, sur la politique française et européenne en faveur du patrimoine, Paris le 8 septembre 1995.

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Circonstance : Cérémonie officielle de lancement des "journées européennes du patrimoine", au Palais de Chaillot à Paris le 8 septembre 1995

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,

À la France revient l'honneur de présider cette année les journées européennes du patrimoine. Après Lisbonne en 1994, Paris accueille la cérémonie d'ouverture de cette manifestation. Organisée par le ministère de la Culture avec le soutien de l'Union européenne et du ministère des Affaires étrangères. Je suis heureux de pouvoir vous recevoir au Palais de Chaillot dans ce Musée des monuments français, véritable vitrine de notre patrimoine architectural.

Notre pays, il est vrai, est à l'origine de ces festivités. Il faut évoquer la création en 1984 de la première « Journée portes ouvertes dans les monuments historiques », dont le principe fut, rapidement, adopté par nos voisins.

Parallèlement, une structure de coordination s'est peu à peu mise en place, qui donne un retentissement européen à ces opérations. Je tiens à saluer l'action de la Fondation roi Baudouin, chargée depuis 1994 du bureau de coordination des Journées européennes. Grâce a une initiative française, une coopération culturelle a donc pu s‘instaurer à l'échelon européen. Qu'il me soit, alors, permis d'interpréter cette présidence dévolue à notre pays comme un discret hommage rendu à la précocité de l'engagement français en faveur de la cause patrimoniale.

L'hommage a, aussi, valeur de symbole. Les Journées européennes du Patrimoine rapprochent deux domaines qui nous sont chers, la protection du patrimoine et la construction européenne. Dans l'une comme dans l'autre, notre pays a, toujours, fait preuve d'un engagement sans réserve. Dans l'une comme dans l'autre il a, souvent, montré le chemin.

Cet engagement repose sur des valeurs très proches, qui naissent au cœur de notre histoire. Faut-il rappeler que le sentiment patrimonial procède directement des Lumières et de l'esprit des Droits de l'homme ? Ce sont les mêmes Droits de l'homme qui inspirèrent, dans l'ombre et les tourments de la guerre, tout autant que dans les difficultés de la reconstruction, les pères français de l‘idée européenne.

Voir aujourd'hui rapprochées, ici à Paris, ces deux notions d'Europe et de Patrimoine, devrait susciter l'espoir chez tous ceux qui attendent l'avènement d'une véritable union européenne, qui soit celle des cœurs et des esprits

Il nous appartient de définir, ensemble, les buts et les modalités d'une politique européenne du patrimoine que nous tenterons ensuite d'appliquer individuellement. La France essaie, à sa mesure, de montrer la voie. D'une part, elle participe activement aux débats européens et développe une importante action internationale. D'autre part, elle met en œuvre une politique nationale du patrimoine adaptée à ses particularités, et par là efficace. Je voudrais aborder ces deux thèmes devant vous.

1. Près d'une quarantaine de pays ont décidé, en 1995, de s'associer aux Journées européennes du Patrimoine. L'évènement est spectaculaire : l'Europe de la culture ne se limite pas aux frontières étroites de l'Union européenne. Elle se dessine à l'échelle du continent : elle s‘ouvre, largement, vers l'Europe du Centre et de l'Est. Saluons, parmi les derniers à nous rejoindre, l'Albanie, la Lettonie et la Lituanie, la Biélorussie ou encore la Moldavie. Cette extension fait de la Culture, et par conséquent du Patrimoine, un élément prépondérant d'une intégration européenne qui associerait plus étroitement les États, mais aussi les peuples, chaque individu enfin, autour de la découverte et du partage des multiples facettes d'un héritage commun.

Pourtant, l'Europe se décline sous le signe de la variété et des particularismes locaux. La diversité des langues et des religions, des traditions et des coutumes, des goûts et des styles laisse une empreinte profonde sur les patrimoines nationaux. Une politique culturelle commune, qui ne tiendrait pas compte de cette diversité serait en totale contradiction avec la réalité européenne. Elle doit au contraire la protéger, la valoriser, combattre avec vigueur tout processus d'uniformisation culturelle.

Ces spécificités locales s‘estompent, toutefois, rapidement. Des rapprochements s'effectuent. L'existence d'un patrimoine européen apparaît plus clairement. Sur le substrat de l'hellénisme et de la romanisation se sont accumulées, au fil des siècles, les modes et les vogues artistiques. Le patrimoine résulte, aussi, d'une organisation de l'espace et des villes spécifiquement européennes, ainsi que d'une communauté de savoir-faire. Il procède, enfin, d'interpénétrations et d'influences qui transcendent depuis toujours les frontières fixées par les traités.

Le patrimoine européen n'est donc pas un concept vide. Il est une réalité, vécue parfois intensément. Il incarne une dimension concrète de l'Europe, accessible à tous, loin des traités abstraits et des considérations économiques qui échappent au public. Il convient, par suite, de le valoriser et de le faire connaître. Nous devons fournir un effort pédagogique. Les Européens doivent découvrir et fréquenter ce patrimoine. Il est leur histoire et leur mémoire collective. Cet apprentissage doit se faire dans le respect des différences et des particularismes.

Trop souvent, les guerres du XXème siècle ont conduit, parmi d'autres désastres, à la destruction du patrimoine des belligérants. Les multiples aspects du conflit des Balkans fournissent malheureusement des exemples récents de ces pratiques : la bibliothèque de Sarajevo, patrimoine monumental et documentaire, symbole de l'entente culturelle des communautés, les mosquées bosniaques, les églises croates, sont systématiquement détruites par les Serbes. De même, à Otavica, le mausolée du sculpteur Yvan Mestrovic, le Rodin croate, a été dévasté : son tombeau, profané : ses ossements, dispersés.

Qui ne sait que lorsqu'on attaque le patrimoine, on veut effacer la mémoire des communautés, les nier, les atteindre, au cœur de leur identité ? La valorisation du patrimoine ne saurait donc aboutir à une exacerbation des différences, à une exacerbation des revendications identitaires qui signifieraient la ruine de ses ambitions.

Il est absolument nécessaire d'exalter l'universel dans le patrimoine. Ce qui ouvre sur l'autre, et non ce qui replie sur les particularismes. Ce qui éveille la curiosité et l'intelligence, et non ce qui conduit au fanatisme et à la haine.

Au demeurant, le patrimoine monumental nous enseigne en permanence la grande leçon d'un Claude Lévi-Strauss, qui est qu'une culture se bâtit dans l'échange, l'enseignement, le désir d'imiter l'autre ou de se distinguer de lui, qui est toujours un désir d'instaurer un rapport avec lui. Toute l'histoire des monuments européens est faite d'influence, d'apports des talents et du savoir-faire du voisin. Nous, Français, savons aussi bien ce que nous devons au génie italien.

Grâce au patrimoine, nous disposons d'un formidable facteur d'unification. À nous de l'utiliser comme instrument de paix et d'harmonie, en suscitant une conscience patrimoniale européenne qui nous préserve du chaos des nationalismes.

Le Conseil de l'Europe accorde une attention particulière aux questions patrimoniales, et plus largement culturelles. L'Union européenne l'a suivi dans cette voie. Pour la première fois, le traité de Maastricht assignant des buts culturels a la construction européenne, lui fixant pour objectif général de « contribuer à l'épanouissement des cultures des États membres ». En devenant Union, la Communauté cesse ainsi d'être seulement un marché commun et de n'avoir qu'une finalité économique.

L'article 128 du traité aborde, plus précisément, les modalités d'une action concertée en faveur de la culture et s'articule autour de deux points fondamentaux, la reconnaissance d'un héritage culturel commun, qui justifie l'intervention de la Communauté, et le respect des diversités nationales et régionales, qui conserve aux États membres l'intégralité de leurs compétences. Cet article manifeste une volonté politique nouvelle de promouvoir l'Europe par la culture qui s'est traduite, d'emblée, par des réalisations concrètes. J'en retiendrai deux.

Le 26 juillet 1995, l'Assemblée nationale adoptait définitivement le projet de loi portant transposition de la directive européenne relative à la restitution des biens mobiliers ayant quitté illicitement le territoire d'un État membre. Ce texte instaure un dispositif efficace de coopération internationale pour lutter contre te trafic des objets d'art. La France a participé avec beaucoup d'attention à son élaboration et il convient de se féliciter de son adoption.

De grands espoirs sont, aussi, soulevés par le programme Raphael proposé par la Commission, actuellement soumis à l'approbation du Conseil de l'Union Européenne et du Parlement Européen. Il s'appuie sur l'article 128 et organise l'action de l'Union Européenne dans le domaine du patrimoine. 67 millions d'écus seront consacrés, d'ici la fin du siècle, au développement d'actions internationales et favoriseront, ainsi, l'émergence d'une politique européenne du patrimoine. Je sais que ce sujet est au cœur du travail qui réunit, ici, les directeurs du patrimoine européens, que je salue et remercie.

Toutefois, ces mesures ne porteront leurs fruits qu'à la condition d'une mobilisation des États membres. Elles jouent un rôle incitateur, qui doit aboutir à un foisonnement d'idées et de projets. La France entend participer activement à la formulation, puis à la réalisation de ce grand dessin culturel pour l'Europe. Présente dans les instituons internationales et européennes, elle occupe une place privilégiée d'observateur et d'acteur, qu'elle souhaite renforcer en nouant de nouveaux liens d'entraide et de coopération.

Le ministère de la Culture entretient, en effet, des relations étroites avec de nombreux pays, soucieux d'acquérir ou de perfectionner des méthodes de protection et de conservation du patrimoine. Missions, chantiers écoles, conseils se multiplient face à une demande extérieure croissante.

Des missions de conseil et d'expertise sont régulièrement organisés par la Mission des relations publiques et des affaires internationales de la Direction du patrimoine. Elles ont notamment contribué à l'élaboration d'une réglementation sur le patrimoine architectural et urbain, en Hongrie ou en Russie. En Bulgarie, la France a participé à la mise en valeur du patrimoine ethnologique du parc naturel des Monts Rila en cours de réalisation.

La formation est une autre de nos priorités. L'Ecole de Chaillot est, largement, ouverte à des élèves étrangers. Parallèlement, l'organisation de stages internationaux contribue au développement des échanges à la demande de la mission du patrimoine culturel du Conseil de l'Europe, l'inventaire assurera à la fin du mois la formation de vingt-deux charges d'inventaire originaires de dix-neuf pays a ses méthodes et techniques de travail.

La direction du Patrimoine privilégié, enfin, les échanges scientifiques internationaux. Un vaste programme d'étude a été lancé sur les courants régionalistes et nationalistes dans l'architecture des XIXe et XXe siècles et les liens qu'ils entretiennent avec les mouvements identitaires. Ce projet qui avait abouti en 1993, à la préparation d'une exposition, s'est concrétisé en 1994 par un colloque qui a réuni, à Paris, des participants originaires d'une quinzaine de pays d'Europe. Les actes de ces rencontres feront l'objet d'une publication prochaine. Je souhaite que ces fructueuses collaborations s'intensifient à l'avenir.

Au cœur des processus de décision européens, la France s'efforce d'appliquer avec efficacité les mesures adoptées. Son savoir-faire dans le domaine du patrimoine justifie l'assistance qu'elle apporte à ceux qui la sollicitent. Il est aussi une garantie pour les opérations menées en faveur du patrimoine national.

La politique patrimoniale française ne s'écarte pas des grandes priorités fixées à l'échelon européen. Mieux, elle s'accorde parfaitement avec les objectifs du programme Raphael un effort de protection qui associe la réutilisation du monument, le souci constant des retombées économiques, la diffusion la plus large possible du goût et de la connaissance du patrimoine.

Dès son entrée en fonction, le gouvernement s'est fixé pour priorité la relance de l'emploi. Bien entendu, elle se décline selon les nuances propres à ce domaine si particulier de la Culture. En arrivant à ce poste, j'ai défini quatre objectifs que je tiens à préciser, avec vous, tout en évoquant les premiers mots de mon action dans le secteur du patrimoine.

Il s'agissait, d'abord, d'assurer à la politique patrimoniale française les moyens financiers indispensables à son efficacité. Le principe du 1 % pour la Culture, sur lequel le Président de la République s'était engagé est désormais acquis : le centième du budget global de l'État sera affecté au ministère de la Culture pour l'exercice 1996. La direction du Patrimoine bénéficiera, cela va de soi, de ce supplément de crédits.

N'oublions pas, toutefois, qu'elle dispose aussi de moyens exceptionnels alloués à la restauration du patrimoine monumental. Une loi-programme votée en 1993 garantit une progression des crédits d'investissement jusqu'en 1999. Plus de 1,5 milliard de francs seront ainsi consacrées en 1995 a la sauvegarde des monuments. Je viens d'obtenir l'actualisation de ces crédits pour 1996. La protection et la conservation du patrimoine demeurent l'un des principaux domaines d'intervention de la direction du patrimoine. Je souhaite que cette mission soit renforcée.

Très tôt, dès le XIXe siècle, l'État s'est soucié de la sauvegarde du patrimoine. Son action dans ce domaine est à l'origine de notre politique patrimoniale. Il faut toutefois tenir compte des mutations rapides de la notion de patrimoine, de l'extension de sa signification, définir les nouvelles orientations de cette mission.

L'actualisation et la modernisation de notre politique de conservation passent par trois orientations. Je les cite, devant vous. D'abord, c'est une meilleure coordination de la mise en œuvre des différentes politiques de protection. Elle supposait de rendre l'architecture au Patrimoine : c'est fait. Tout y conduisait le poids de nos investissements et de nos créations architecturales – je songe au centre Pompidou ou à la cité de la musique – ; la mission de protection du patrimoine, intimement liée à la politique de l'architecture, une meilleure insertion de l'art, sous toutes ses formes, dans la cité.

Ensuite, c'est la prise en compte, à côté du grand patrimoine, de patrimoines moins spectaculaires et encore trop souvent négligés et, notamment, les jardins et le patrimoine rural ou de proximité.

Enfin, c'est la priorité donnée à l'entretien et à la réutilisation du monument restaure, seule garantie d'une politique efficace de conservation.

Le souci impérieux de la protection du patrimoine a ainsi conduit le ministère de la Culture à intervenir en faveur du Mont-Saint-Michel et du domaine de Versailles. Rétablir l'isolement maritime du Mont-Saint-Michel et lui rendre ainsi toute son originalité, reconstituer progressivement, dans son intégrité le domaine royal de Versailles, qui depuis le XIXe siècle, a été morcelé entre différentes administrations.

En plus de ces domaines d'intervention traditionnels, il me parait indispensable de veiller avec soin sur le petit patrimoine. J'ai accordé, à la question des jardins, une attention toute particulière. Il est paradoxal que la France, qui peut s‘enorgueillir d'une tradition très ancienne, historique, du jardinage, qui a donné son nom à un style, le jardin « à la française », se soit si peu intéressée à la protection d'un patrimoine pourtant riche et varié, et surtout, extrêmement fragile.

Le patrimoine rural ou de proximité ne doit pas non plus être négligé. Moulins et pressoirs dans les campagnes, halles, marchés et églises dans les villages, quartiers anciens ou pittoresques dans les villes, la France est riche de petits bâtiments, de petits monuments qui témoignent d'une histoire et reflètent, à travers la variété des terroirs et des coutumes locales, l'identité nationale.

J'aborderai, en dernier lieu, la question de l'entretien régulier du patrimoine. Il limite les atteintes et les dégradations du temps et des éléments ; il est l'action la plus simple et souvent la plus utile qui puisse être prise en faveur de la sauvegarde du patrimoine : il ne saurait se distinguer d'un effort de réutilisation du monument.

Le patrimoine est présent partout, sur tout notre espace. L'enjeu est considérable : il peut devenir, particulièrement dans les zones rurales en déshérence, un foyer de dynamisme et participer ainsi à la politique d'aménagement du territoire. Son exploitation suscitera le développement de l'emploi, soit directement pour les besoins de l''animation, soi indirectement.

Faire vivre le patrimoine, voilà un projet bien ambitieux ! Nous le concrétiserons en mobilisant les énergies, l'État et les collectivités territoriales, mais aussi les propriétaires privés, les associations et les usagers.

Afin de catalyser les initiatives, j'ai décidé de relancer l'idée d'une Fondation de Patrimoine. Elle fera l'objet d'un projet de loi que je soumettrai très prochainement au gouvernement. Cette institution, dotée d'un statut original qui assurera son indépendance, se verra assigner trois objectifs principaux.

Elle interviendra, ponctuellement, pour préserver un patrimoine menacé : elle assistera les propriétaires désireux d'ouvrir leur monument au public, elle indiquera à l'attention des visiteurs, par un label spécifique, le petit patrimoine ou le patrimoine de proximité qui présenteraient un intérêt, sans pour autant mériter une procédure de classement ou d'inscription.

Du reste, lors des prochaines journées du patrimoine, j'aimerais que le public puisse faire mieux connaissance avec ce petit patrimoine. À côté des grands monuments à visiter, pourquoi le patrimoine de proximité ne serait-il pas, lui aussi, avec l'accord des propriétaires, particulièrement signalé, au cours de ces journées.

Vous l'avez compris, il s‘agit de combler un manque, d'ouvrir des voies nouvelles dans la politique de conservation et de doter, enfin, la France d'une grande institution nationale de mobilisation, d'initiative et d'innovation pour faire vivre le patrimoine.

Le patrimoine est encore aujourd'hui une ressource insuffisamment exploitée. Pourtant, avec près de 38 000 monuments protégés, répartis sur l'ensemble du territoire, la France dispose d'un potentiel culturel considérable.

Il est donc indispensable d'assurer un développement uniforme du potentiel touristique patrimonial Cette valorisation doit être effectué dans une double perspective. Une utilisation plus systématique du patrimoine, élément important des politiques d'aménagement du territoire. Une attention particulière à sa préservation - la fréquentation d'un site ne devrait pas provoquer sa dégradation.

La direction du Patrimoine dispose, avec la Caisse nationale des monuments historiques et des sites, d'un outil rénové et efficace au service de son action. La Caisse s'emploie, en effet, à promouvoir les bâtiments qu'elle détient et s'efforce d'en améliorer l'accessibilité pour l'aménagement du site et des visites. Ces initiatives doivent jouer, localement, un rôle incitateur et servir de modèle aux collectivités territoriales.

Une approche touristique de la question patrimoniale est donc essentielle. Le patrimoine peut contribuer aux politiques d'aménagement du territoire : il est, une fois mis en valeur, un gisement d'emplois.

Le patrimoine est en effet un secteur créateur d'emplois. Il se caractérise par un fort taux de main d'œuvre : un million de francs investi dans la restauration crée 2,3 emplois contre 1,5 dans la construction neuve. Le ministère de la Culture est un important maître d'ouvrage : 3 500 chantiers s'ouvrent, pour le seul patrimoine, chaque année, sous sa direction. Ils permettent le maintien d'un vaste réseau de PME spécialisées en travaux d'art et de restauration, détentrices d'un savoir-faire précieux et dépositaires de techniques traditionnelles. L'existence de la loi de programme, qui garantit la continuité de la commande incite à l'investissement et à l'embauche.

Deux domaines d'intervention devraient être privilégiés : l'entretien des bâtiments et les métiers d'art.

L'entretien concerne, chaque année, plus de 3 000 artisans qualifies qui se familiarisent ainsi avec les techniques de la restauration et peuvent ensuite accéder aux travaux de réhabilitation du bâti ancien. J'ai prévu, dans le budget 1996, l'augmentation des crédits alloués a cette activité.

En raison de leur fragilité, mais aussi de leur coefficient d'emplois particulièrement élevé, les métiers d'art (maître verrier, sculpteur, peintre restaurateur, facteurs d'orgue) feront l'objet d'une attention soutenue. Il faut protéger ces savoir-faire rares, anciens et absolument indispensables aux entreprises de restauration. L'opération « maître d'art » qui permet la transmission de ces techniques sera maintenue. Parallèlement, dans le cadre de la loi de programme, nous tenterons de mener des actions spécifiques et individualisées en direction de ces métiers et de ceux qui les exercent.

La lutte pour l'emploi ne se distingue pas, à mes yeux, de celle menée contre l'exclusion et de l'aide apportée a ses principales victimes, les jeunes. Je crois au rôle intégrateur du patrimoine. Il offre des emplois a la jeunesse, tout en jouant un rôle de cohésion et de pacification sociales.

Les vertus du patrimoine ne se limitent donc pas à la création d'emplois. Facteur important de, cohésion il insère celui qui le comprend et l'apprécie dans le tissu social. Le patrimoine incarne notre histoire et notre mémoire, le connaître revient à s'approprier ce passe et à communier aux valeurs qu'ils représentent. Éveiller les Français et particulièrement les jeunes aux questions patrimoniales est une tâche qui doit mobiliser nos compétences. Le ministère de la Culture et ses services ne sauraient y parvenir seuls. Les enseignants, les associations, les bonnes volontés sont aussi sollicités.

Il faut inventer une pédagogie du patrimoine à usage de la jeunesse dont les principes seraient le choc émotionnel, l'approche sensible, exploration ludique, l'appel à l'imagination et à la créativité, mais aussi la confrontation sérieuse avec les professionnels. À l'école aussi bien qu'en vacances, le patrimoine doit être présent. Deux opérations, qui illustrent l'action que j'entends mener auprès des jeunes, se sont ainsi déroulées cet été.

Sous le titre « l'été des 6-12 ans », le service des Villes et Pays d'Art et d'Histoire de la direction du Patrimoine a proposé aux enfants, en juillet et août, des animations et des ateliers qui se déroulaient parallèlement aux visites de leurs parents. Encadrés par une équipe d'animateurs et de guides conférenciers, les enfants ont pu par le jeu accroître leurs connaissances et leur goût du patrimoine et de son environnement.

« Quartier et patrimoine » s'adressait à ceux qui ne sont pas partis en vacances. Douze régions ont été sélectionnées à partir des statistiques de la petite délinquance et du taux de chômage des moins de vingt-cinq ans. La direction du Patrimoine, en liaison avec les DRAC et la Délégation au Développement et aux Formations, a organisé deux types d'ateliers associant intervenants culturels ct responsables associatifs. Des dizaines de jeunes ont pu ainsi découvrir le patrimoine sous ses divers aspects, tant scientifiques que techniques.

Ces initiatives qui ont connu un réel succès sont emblématiques. Elles soulignent la nécessité de faire connaître et de diffuser largement le patrimoine que nous avons la charge de conserver : nécessité d‘autant plus impérieuse qu'il existe dans le public une demande de plus en plus forte qu'il faut, à la fois, guider et satisfaire.

Le Centre de Chaillot résume les divers aspects de la politique patrimoniale menée par la France. Je veillerai à l'achèvement de ce projet, que je viens de confier à Jean-François Bodin. Il rassemble, en un lieu unique, des instruments de formation, autour de l'École de Chaillot, rénovée et réinstallée ; de documentation, avec la grande médiathèque du patrimoine ouverte à tous ; de réflexion, puisque les Entretiens du Patrimoine s'y dérouleront dorénavant chaque année – je puis vous annoncer que le prochain colloque, organise en janvier 1996 et que présidera François Furet, portera sur la conservation in situ et ses enjeux. Instrument de la découverte enfin, avec le Musée des Monuments Français, dont la conception et l'organisation seront entièrement revues.


Mesdames et Messieurs, je voudrais conclure,

Le patrimoine. Voilà bien un terme qui, au fil des années, a vu son acception s'étendre au point qu'il embrasse, aujourd'hui, l'ensemble de la mémoire des peuples. À partir d'une conception qui visait, quasi-exclusivement, les chefs d'œuvres de l'architecture. Le patrimoine serait-il victime, comme l'écrivait Aristote, du fait que la compréhension d'un concept est en raison inverse de son extension ?

Il est vrai que le patrimoine possède une dimension historique, qui en constitue la base et le fonde en devenir est un des éléments essentiels de la construction des cités, des empires, des nations et, au XXe siècle, de l'Europe. Parce qu'il répond à la recherche d'une identité, problématique, de pays dont les limites géographiques sont quelquefois indistinctes, dont les traditions philosophiques sont souvent plurielles, dont l'histoire elle-même fut, partout, celle de la violence de l'homme.

L'identité des nations comme principe historique se matérialise, se figure, s'incarne dans des jeux de mémoire. Ce sont là des traces et des marques d'une histoire commune. Il nous faut la faire vivre, il nous faut en tirer d'utiles leçons, il nous faut la proposer en partage.

Favoriser la conservation du bien commun, rapprocher les hommes de cette part précieuse de leur mémoire, découvrir, ensemble, une responsabilité partagée c'est, d'abord, faire une œuvre exemplaire. C'est, aussi, proposer une part de notre identité d'Européens. C'est, enfin, respecter les diversités régionales et nationales.

Le patrimoine, c'est la création pérennisée. Les processus qui conduisent à la pérennité sont très variables, suivant les engagements historiques des uns et les traditions des autres. Il faut en effet faire la part, ici et là, de l'innovation et de la mémoire il faut classer ici, là il faut laisser faire. Ce débat en forme de dilemme nourrit toutes les politiques du patrimoine. Il ne peut en être autrement.

Dans ce contexte, une politique européenne active du patrimoine, telle qu'elle est menée par les instances européennes, ne saurait être ni nostalgique, ni élitiste. Elle permet l'élaboration, en toute sérénité, d'une conscience européenne pour notre temps.

C'est l'apprentissage, en commun, de l'histoire vécue de l'Europe, qui est rendu possible à travers ces belles manifestations de mise en valeur de notre patrimoine. Voilà qui contribue autant à la reconnaissance d'autrui qu'a la connaissance de soi, dans le respect légitime des différences qui fonde ce mouvement de construction de l'Europe a laquelle nous sommes attachés et dont notre présence, ici et aujourd'hui, est un beau témoignage.