Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, à TF1 le 10 janvier 1999, sur l'élection de la présidente de la région Rhône-Alpes, la régularisation des sans-papiers et l'intégration des jeunes issus de l'immigration, la préparation des élections européennes et sur ses propositions pour lutter contre la délinquance.

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Média : Emission Public - Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

Michel Field
Bonsoir à toutes, bonsoir à tous. Laissez-moi au nom de toute l’équipe de « Public » vous souhaiter une excellente année et évidemment toute l’équipe avec moi vous présente ses meilleurs vœux Jean-Pierre Chevènement, bonsoir. Merci d’être là et d’avoir décidé de faire votre rentrée politique dans cette émission. On a énormément de choses à se dire, on parlera un petit peu de vous si vous le voulez bien, et puis l’actualité de la semaine étant ce qu’elle est, on parlera à la fois de l’élection régionale au conseil régional de Rhône-Alpes. On parlera de l’euro, de vos positions sur l’Europe. On parlera évidemment beaucoup de sécurité puisque vous le savez, le principe de l’émission est que les téléspectateurs appellent par téléphone, par fax, par Minitel, par courrier et évidemment énormément de questions tournent autour des questions de délinquance, de sécurité, de violence urbaine. Et nous consacrerons toute la deuxième partie de l’émission à ces thèmes-là. Mais d’abord comment allez-vous ?

Jean-Pierre Chevènement
Aussi bien que possible. Vous le voyez, je suis revenu à mon établi. A partir du moment où je ne m’en sentais pas incapable, il fallait que je reprenne les chantiers dont je m’étais absenté bien que monsieur Queyranne que je tiens à saluer, ait su maintenir le cap dans tous les domaines.

Michel Field
Vous reprenez ces dossiers avec quoi… avec enthousiasme, avec passion, exactement comme vous les aviez laissés ou vous vous rapportez à tout ça de façon un peu différente ?

Jean-Pierre Chevènement
Ce sont des dossiers qui méritent tous d’être traités dans une perspective longue. Donc je ne me suis pas absenté assez longtemps pour que les données aient fondamentalement changé. Naturellement il faut s’adapter mais il n’y a rien de très nouveau dans ce que je retrouve.

Michel Field
Mais est-ce que l’épreuve que vous avez vécue, elle a modifié quelque chose d’un peu essentiel dans votre rapport aux choses, aux gens, à la politique ?

Jean-Pierre Chevènement
Elle me fait mieux voir que la vie est un temps compté. Disons que je peux me donner à peu près dix ans de bon sauf accident, sauf nouvel accident. Donc voilà, je vais essayer de servir de manière utile… je vais tâcher d’utiliser au mieux ce temps. Voilà ce que je me dis. Maintenant, la parenthèse est fermée. N’en parlons plus si vous le voulez bien.

Michel Field
Vous êtes réservé pour parler de ça alors qu’évidemment énormément de gens se demandent ce qui vous a fait tenir… D’abord, est-ce que cette émotion populaire qui a entouré… – ce sera ma dernière question – est-ce qu’elle vous a étonné ?

Jean-Pierre Chevènement
Vous faites bien de me la poser parce que j’ai oublié de remercier tous ceux qui ont eu pour moi une pensée. Je suis persuadé que cela m’a soutenu. Je pense même dans le coma le plus profond, un homme souffrant est relié à l’humanité, aux siens, en général. Voilà, donc merci à tous ceux qui ont eu une pensée et puis maintenant regardons vers l’avenir si vous le voulez bien.

Michel Field
Jean-Pierre Chevènement, on va peut-être commencer par l’actualité la plus immédiate, la plus chaude, cette élection à la présidence du conseil régional de Rhône-Alpes. Votre regard politique sur ce qui est apparu quand même d’abord comme une énorme caricature de la vie politique et parlementaire et puis ensuite, peut-être, quelque chose qui peut modifier assez fondamentalement les données politiques à droite comme à gauche.

Jean-Pierre Chevènement
Oui, disons que Rhône-Alpes a, je l’espère, fini d’expier la faute de Charles Millon. En définitive, les vaincus sont Monsieur Million, le Front national et d’une certaine manière le RPR qui n’a pas su adopter une ligne claire. Il aurait pu soutenir Jean-Jack Queyranne car Jean-Jack Queyranne avait beaucoup plus de voix que madame Comparini. Il aurait pu soutenir madame Comparini, il n’a même pas soutenu madame Comparini. A un certain moment, je dirais qu’il ne s’est pas distingué de monsieur Gollnisch. Donc on a là l’exemple quand même à la fois d’une très grave division de la droite et du fait que la droite n’a pas une orientation stratégique claire.

Michel Field
Comment comprenez-vous cette attitude du RPR ?

Jean-Pierre Chevènement
Je crois que le RPR s’oppose pour s’opposer. Il n’a pas de projet. Il veut se définir en dehors du Front national bien évidemment, contre la gauche et à certains moments, il ne sait pas choisir. On a l’impression que l’aiguille s’affole. C’est ce que nous venons de voir. C’est regrettable, enfin disons c’est regrettable pour la droite. Disons que la droite n’offre pas de perspective, ce n’est pas une force d’alternance. Maintenant bien évidemment, pour les prochaines élections européennes, on peut se poser la question de savoir s’il n’y aura pas plusieurs listes de la droite parlementaire en dehors de celle de Charles Pasqua.

Michel Field
En même temps, ça peut aussi provoquer un trouble chez les militants socialistes ou les militants de gauche, de voir comme ça des élus socialistes voter pour une personnalité de l’UDF qui immédiatement dit qu’elle va quand même essayer de gouverner la région avec le RPR.

Jean-Pierre Chevènement
Jean-Jack Queyranne a été extrêmement clair, il a laissé à madame Comparini le soin de composer l’exécutif avec ses amis. A partir de là, il faut effectivement qu’une orientation politique se détermine au niveau de Rhône-Alpes, qui ne mette pas cette région dans les mains d’un clan, on peut espérer que l’esprit républicain triomphera.

Michel Field
L’union républicaine contre le Front national, c’est une formule que vous adopteriez assez systématiquement ?

Jean-Pierre Chevènement
Non, je pense qu’on ne combat pas le Front national par une alliance dans une assemblée, bien évidemment pas, et encore moins dans le pays, on le combat par une politique qui s’attaque aux causes qui l’ont fait prospérer. Comme c’est une idéologie délirante, qui trouve un bouc émissaire qui est l’immigré, il faut montrer toute la complexité de la société et il faut avoir le courage de mener un certain nombre de débats, de dire des choses justes et de s’attaquer au chômage de masse, aux discriminations qui existent dans la société française et puis il faut rappeler un certain nombre de règles qui préoccupent légitimement un certain nombre de nos concitoyens qui peuvent, par affolement, céder aux sirènes du Front national.

Michel Field
Ça veut dire que par exemple la manière que vous avez d’aborder et de régler le problème des sans-papiers, c’est pour vous un test aussi d’efficacité contre le Front national et l’utilisation qu’il peut faire de la question de l’immigration ?

Jean-Pierre Chevènement
Oui, je le crois parce qu’il y a une gauche bien pensante qui, sans le mesurer, fait le lit d’une situation dégradée dans nos villes, de la ghettoïsation de certains de nos quartiers très visible dans certains départements, notamment dans la région parisienne. Et tout cela alimente bien évidemment le Front national. De même qu’en matière de sécurité, il faut être capable de dire qu’il y a des règles qui s’appliquent à tous, qu’ils soient d’origine immigrée ou pas, ce n’est pas le problème. Je crois que ce discours-là seul est capable de rendre confiance à des gens qui, pour la plupart d’entre eux pauvres, démunis, habitant des quartiers difficiles, se demandent s’ils sont véritablement pris en considération. Eh bien il faut qu’ils aient le sentiment que ceux qui ont la responsabilité, prennent en considération leurs difficultés de vie.

Michel Field
On laisse les questions de sécurité, les questions des téléspectateurs pour la deuxième partie de l’émission, mais sur les sans-papiers, beaucoup de voix à gauche – alors vous appelez ça la gauche bien-pensante – mais il y a beaucoup de personnalités de gauche qui demandent au gouvernement de faire un geste sur ces quelques dizaines de milliers de sans-papiers non régularisés. Moi, ma question sera autre : d’abord est-ce qu’un geste, on peut l’attendre de vous ? Et la deuxième question, c’est : qu’allez-vous faire de ces sans-papiers non régularisés ?

Jean-Pierre Chevènement
Alors je rappelle que nous sommes dans un État de droit. Il y a une loi qui a été votée par le Parlement et elle s’applique. J’entendais hier sur une chaîne concurrente de la vôtre, France 2, une Algérienne disant qu’elle était là depuis dix ans, etc., etc. Bon, si elle est là depuis dix ans, si elle peut le prouver, elle peut être régularisée en fonction de la loi qui a été votée par le Parlement. Je crois que la règle s’applique. La circulaire visait à remédier à des défauts de la législation antérieure, les lois Pasqua-Debré. Par exemple, nous avons régularisé 20 000 parents d’enfants nés en France, à peu près 20 000 conjoints de Français ou d’étrangers en situation régulière. Nous avons régularisé à peu près 15 000 membres des familles, par exemple des jeunes qui n’avaient pas pu être régularisés dans le cadre du regroupement familial. Et même à peu près 20 000 célibataires, mais qui étaient je dirais… qui étaient relativement bien intégrés et qui pouvaient le manifester. Ça, c’est notre politique. Dès le départ, nous l’avons définie à partir d’un certain nombre de critères qui étaient justement ceux posés par les associations de défense des immigrés en situation irrégulière. Alors aujourd’hui ce qui était bon hier, ne l’est plus ; je crois qu’il faut quand même garder une certaine continuité. Vous me demandez si ce « voyage » que j’ai fait, avait changé ma disposition d’esprit…

Michel Field
Là visiblement pas.

Jean-Pierre Chevènement
Non, mais il faut être clair surtout et il faut tenir la route. Et pour le reste, il faut dire les choses très clairement : il y a loi du 11 mai 1998 ; elle s’applique. Et puis par ailleurs, il y a le contrat de réinsertion dans les pays d’origine, un certain nombre de personnes en situation irrégulière, ne doivent pas croire les discours de ceux qui leur disent qu’à la longue, à force de pression ou de manifestations, de grèves de la faim ou autres, ils pourront être régularisés, non. Ils peuvent prendre contact avec l’Office d’Immigration Internationale, ils ont la possibilité de se former pendant un certain nombre de mois, d’être rapatriés dans leur pays, d’obtenir un visa à entrées multiples s’ils se réinsèrent convenablement sur simple certification de l’Office d’Immigration Internationale. Donc c’est quelque chose qui est une solution humaine, une solution je crois, juste et qui prend en considération le problème des rapports entre la France et puis les pays d’origine. Nous sommes dans un monde traversé de déséquilibre ; il faut pouvoir circuler. La France accueille chaque année 100 millions d’étrangers, c’est considérable. Alors forcément, il y en a quelques-uns qui restent au-delà de la limite de leur visa, mais il faut quand même être capable de leur dire : le droit de circuler ne signifie pas le droit de s’installer. Et si je le dis, c’est que je pense que le problème de fond vis-à-vis des immigrés, c’est celui qui est posé par l’intégration, plus exactement l’accès à la citoyenneté de ceux qui vivent sur notre sol. S’il y a des gens qui veulent faire des parrainages, qu’ils s’occupent un peu des jeunes nés de l’immigration, qui sont Français, qui ont leur avenir ici, qui doivent je dirais exercer leurs droits civiques, qui doivent pouvoir accéder à l’emploi, qui ne doivent pas être pénalisés par des discriminations à l’embauche. On peut être musulman et français ; on peut s’appeler Fatima, Mamadou et être un citoyen français. Et il faut que nous fassions tous l’effort – et c’est considérable – au niveau des enseignants, au niveau des animateurs sociaux, au niveau des entrepreneurs, pour donner un avenir à ces jeunes, pour discerner ceux qui peuvent réussir. On parle toujours de l’échec, etc., parlons de la réussite. Moi je crois qu’ils ont toutes leurs chances et que nous y arriverons. Le projet que porte le gouvernement, c’est celui d’une réussite de la citoyenneté française, même si ça prend des années, une génération, deux générations. Nous savons qu’il y a un ressac, il y a des difficultés parce que ces jeunes dont les parents ont été arrachés à leur pays pour venir travailler dans les usines, bon, ils se sentent souvent à l’abandon, ils se sentent quelquefois rejetés, ce n’est pas une excuse pour commettre des actes de délinquance, je leur dis très clairement, au contraire, je serai très ferme. Mais en même temps, la politique du gouvernement doit savoir leur ouvrir un avenir. Et il faut une dimension de générosité si par ailleurs on affirme une fermeté républicaine nécessaire.

Michel Field
Mais quand le collectif des sans-papiers souligne des cas d’arbitraire dans la lecture des circulaires, c'est-à-dire que toutes les préfectures n’ont pas lu exactement de la même façon, les critères… et c’est vrai que vous avez dû en recevoir dans votre ministère. Il y a quand même des exemples de cas qui sont aberrants. Dans cette complexité-là, est-ce que ça vous coûtait tant politiquement de faire ce geste qu’une partie de la gauche demande, à savoir un geste de générosité pour reprendre votre mot ?

Jean-Pierre Chevènement
Si vous voulez, ce geste a été fait parce qu’il y a eu deux circulaires publiées au cœur de l’été, au mois d’août, visant à réexaminer un certain nombre de cas pour remédier à certaines différences, qui pouvaient exister mais qui pouvaient se justifier par le fait que dans tel département, mettons la Seine-Saint-Denis, il y a une grande proportion de personnes sans charge de famille qui viennent d’arriver, ils ne sont pas dans la même situation que des gens qui sont par exemple mettons… dans le Doubs ou bien dans d’autres départements, depuis des années et des années. Donc il y avait des différences, elles s’expliquaient. Peut-être qu’il fallait faire un certain nombre de corrections, elles ont été faites puisque d’une manière générale, si on prend les recours gracieux et hiérarchiques qui ont été faits au total, quand même 50 000, permettez-moi de vous dire que c’est du travail, 15 % d’entre eux ont reçu une réponse favorable. Donc il y a eu ces rectifications qui étaient demandées. Mais nous sommes dans un État de droit, il y a des règles, on ne fait pas ça comme ça.

Michel Field
Donc pour vous, le dossier est clos d’un certain point de vue.


Jean-Pierre Chevènement
Le dossier est clos dans le cadre de la circulaire mais naturellement la loi du 11 mai 1998, la fameuse loi RESEDA comme on dit, eh bien elle prévoit une régularisation pour ceux qui ont des liens de famille. C'est-à-dire que les opérations de régularisation qui ont pu avoir lieu par le passé, elles n’auront plus de nécessité dans l’avenir parce qu’il y a des mécanismes de régularisation qui sont prévus par cette loi. Par exemple, dix ans de séjour permettent une régularisation. Et le fait d’avoir par exemple épousé un Français ou une Française, vaut automatiquement aujourd’hui l’octroi d’une carte de séjour d’un an. Donc voilà, il y a un certain nombre de mécanismes. Ce n’est pas moi qui vais vous expliquez tout ça. Il y a des juristes très compétents.

Michel Field
En tout cas politiquement, pour vous, le dossier est clos.

Jean-Pierre Chevènement
Pour moi, il faut se placer dans une autre perspective ; il y a le problème de l’accès à la citoyenneté des jeunes nés de l’immigration et qui sont souvent là depuis très longtemps, qui sont nés en France pour la plupart ; et puis il y a le problème du développement des pays du sud, du co-développement, il y a toute cette refonte de la politique de coopération qui a été entreprise par le gouvernement, qui doit permettre de donner aux pays d’origine la possibilité de se développer. Notre intérêt, ce n’est pas de les déstabiliser, d’attirer leurs élites. J’entends sur l’Algérie un discours qui n’est pas responsable. Nous ne voulons pas priver l’Algérie de ceux qui pourraient aider l’Algérie à retrouver un jour toutes ses chances, au contraire. Alors nous ouvrons largement la politique des visas. Il y en avait 50 000 en 1997 et il y en aura 100 000 en 1998 en provenance de l’Algérie et l’objectif que nous nous donnons, c’est 200 000 en 1999. Mais cette politique-là, elle n’est possible que si en même temps, sur la réglementation du séjour, souvent confondu par un certain nombre de bonnes âmes qui n’y connaissent pas grand-chose… Si, sur le séjour et la réglementation du séjour, nous sommes fermes. L’un va avec l’autre. Ou alors on crée une confusion extrême.

Michel Field
Dans cette fresque de l’intégration que vous évoquiez à l’instant, la récurrence des histoires de foulard à l’école, est-ce que c’est finalement le signe que cette question-là n’est toujours pas réglée et ne peut pas l’être avec les dispositions qui ont cours actuellement ?

Jean-Pierre Chevènement
Ça représente un très petit nombre de cas.

Michel Field
Il y a une force symbolique à chaque fois.

Jean-Pierre Chevènement
Oui mais alors il faut voir ce que signifie le foulard. Très souvent, il est quand même le signe d’un certain statut inférieur de la femme qui est à certains égards à l’origine des difficultés d’intégration. Je pense que l’intégration, elle suppose l’acceptation des lois de la République et en particulier de l’égalité de tous. Hommes et femmes. Donc le foulard, je dirais que dans un espace laïc qui se veut délivrer de toute référence, des dogmes religieux – on peut pratiquer sa religion et encore une fois on peut être Français et musulman – mais je dirais que la manifestation du foulard n’est quand même pas souhaitable.

Michel Field
Vous donnez raison aux enseignants qui se mettent en grève ?

Jean-Pierre Chevènement
Ils le font avec d’ailleurs… je dirais… ils essaient de ne pas trop médiatiser cette affaire… enfin elle a été médiatisée mais visiblement malgré eux. Je crois qu’il faut traiter ça avec doigté et je dirais que toute cette affaire souffre d’un excès de médiatisation. Disons que ça concerne quand même un très petit nombre de cas. Mais je crois qu’il faut dire aussi aux jeunes d’origine immigrée : écoutez, vous êtes en France, votre avenir, c’est la France. Vous êtes des citoyens français, profitez-en, cela vous donne des droits, ça vous donne aussi des devoirs. Mais acceptez les lois de la République, allez jusqu’au bout de ce qui est pour vous, votre avenir, parce qu’ils ne retourneront pas dans leur pays d’origine. Moi j’en connais, j’en ai vu, de Belfort ou de Montbéliard, qui après avoir été… après être retournés dans leur pays, ils sont revenus dare-dare en disant non, je préfère Belfort ou le pays de Montbéliard.

Michel Field
Au hasard…

Jean-Pierre Chevènement
Non, mais je vous dis ça parce que j’ai beaucoup de contacts avec eux et je sais combien quelquefois leur vie est difficile. J’ai entendu certains me dire : mais je sais bien que mon avenir sera dans les cages à trente-cinq ans, dans les cages d’escalier. Alors je leur dis non, votre avenir n’est pas dans les cages d’escaliers. Il faut vous trouver un boulot, il faut essayer de vous en sortir. Mais vous devez penser que ce n’est pas parce que vous êtes un petit mec, que vous êtes supérieur, que vous pouvez rouler des mécaniques, vous devez faire des efforts pour réussir. Et beaucoup d’ailleurs réussissent, ils réussissent à travers l’école républicaine qui fait beaucoup malgré les difficulté qui sont grandes et je tiens à rendre hommage aux enseignants parce qu’ils ont une tâche difficile et je leur dis : n’hésitez pas à repérer celui dont l’œil brille un peu plus, celui dont la tête dépasse, et puis poussez-le, faites comme les anciens instituteurs, faites en sorte qu’il y ait des modèles d’identification positive ; et qu’on puisse voir des jeunes originaires du Maghreb mais qui réussissent en France. On parle toujours de Zidane, mais il n’y a pas que le sport, il y a bien d’autres choses.

Michel Field
Parlons politique. On l’a vu tout à l’heure, une semaine marquée par l’entrée dans l’euro, avec une très bonne acceptation des marchés financiers de cette nouvelle donne et puis Philippe de Villiers faisant un petit clin d’œil à Charles Pasqua. Alors évidemment depuis que vous êtes de retour sur la scène politique, on brûle de vous demander : qu’est-ce que vous allez faire pour les élections européennes qui ont toujours été quelque chose d’un petit peu emblématique pour vous et pour le Mouvement des Citoyens. Charles Pasqua n’excluait pas d’agglomérer à sa liste un certain nombre de personnalités proches de vous, vous-même peut-être, qui sait ?

Jean-Pierre Chevènement
Dans la configuration actuelle des choses, ça ne serait pas simple. Disons que la démarche de Charles Pasqua, elle est méritoire là où il se situe. Mais Charles Pasqua aurait tort de se prendre pour le Général de Gaulle. On ne peut pas rassembler aussi facilement. Evidemment, le 18 juin n’est pas à la portée de tout le monde.

Michel Field
Mais ça part d’une bonne intention à vos propres yeux, cette volonté de faire entendre une voix sur la souveraineté française qui dépasse finalement les clivages de la droite et de la gauche. Vous êtes d’un certain point de vue plus proche des thèses de Charles Pasqua sur l’Europe que de certains membres de la majorité plurielle avec laquelle vous gouvernez.

Jean-Pierre Chevènement
Oui, mais alors vous voyez, l’idée du Mouvement des Citoyens qui est une idée peut-être un peu compliquée, un peu difficile, c’est qu’on ne peut pas séparer l’affirmation de la citoyenneté, l’affirmation de la souveraineté populaire et d’autre part le combat pour la justice sociale. Dans ce combat-là, on n’a pas souvent rencontré Charles Pasqua. Alors vous voyez, c’est cette convergence-là qui manque. Et de toute façon, je vous dirai que par rapport à la situation actuelle, cette euphorie qui a marqué l’arrivée de l’euro, je la juge un peu prématurée. J’ai le même avis que l’OSERVATORE ROMANO, le journal du Vatican…

Michel Field
Vous voyez que vous avez changé quand même un peu.

Jean-Pierre Chevènement
Je n’en fais pas ma bible. Mais j’ai simplement relevé ce commentaire. C’est prématuré. Je pense en effet que sur l’euro, on pourra dire des choses intelligentes dans la durée. Il ne faudrait pas qu’un euro surévalué pénalise nos exportations et par conséquent l’emploi et ça, ça supposera une politisation de l’Europe. La politique au poste de commandes, c'est-à-dire une action commune des gouvernements qui se trouvent aujourd’hui je dirais plutôt orientés vers la social-démocratie, enfin vers un libéralisme de gauche malheureusement trop souvent. Mais enfin, on peut essayer d’aller plus loin pour imprimer une orientation politique favorable à l’emploi, ce qui suppose que la Banque centrale européenne ne cherche pas à maintenir une parité excessivement élevée de l’euro par rapport au dollar. Je pense par exemple à notre aéronautique, elle sera très pénalisée, je pense aux Airbus, je pense à tout ce que nous pouvons vendre dans ce secteur. Ce serait évidemment un très mauvais résultat et puis il faut aussi que le cas échéant, on puisse remettre en cause certaines contraintes budgétaires de façon à avoir une politique plus dynamique. Donc il y a une perspective qui s’ouvre de ce côté-là et puis j’ajouterai une réflexion, c’est qu’au fond, notre principale critique à l’euro n’était pas seulement une critique économique, à savoir qu’on l’a payé quand même très cher par une parité surévalué, par des taux d’intérêt excessifs, un million de chômeurs de trop sans doute. Mais on a mis la charrue avant les bœufs, c'est-à-dire que nous avons une monnaie unique mais nous n’avons pas une identité politique qui permettrait en quelque sorte que cette monnaie soit asservie à une orientation politique claire.

Michel Field
Quand Julien Dray proposait que ce soit vous qui meniez la liste socialiste ou la liste de la majorité plurielle ça vous obligerait à siéger au Parlement européen, ce qui n’est peut-être pas votre tasse de thé.

Jean-Pierre Chevènement
Ça, c’est à voir. Mais je dirais pourquoi chacun voit bien que les élections européennes ont une signification principalement au regard de la politique intérieure encore aujourd’hui. Et une liste de la majorité plurielle PC-PS-MDC-PRG…

Michel Field
Pas les Verts ?

Jean-Pierre Chevènement
Eh bien les Verts, ils ont déjà choisi d’aller chercher Cohn-Bendit en Allemagne pour essayer de faire des voix. C’est un aveu de faiblesse de leur part d’ailleurs.

Michel Field
Pourquoi ?

Jean-Pierre Chevènement
Parce qu’ils sont obligés d’aller chercher Cohn-Bendit, ils veulent faire des voix… je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose pour Dominique Voynet, mais enfin c’est ses affaires, ce n’est pas les miennes, et puis ensuite ils voudront des députés etc. Disons que compte tenu de l’orientation de leur campagne, c’est quand même un élément de déstabilisation de la majorité.

Michel Field
Qu’est-ce qui vous exaspère chez Daniel Cohn-Bendit ?

Jean-Pierre Chevènement
Son conformisme.

Michel Field
C'est-à-dire ?

Jean-Pierre Chevènement
Qu’est-ce que vous voulez, c’est quelqu’un qui est passé de l’anarchisme au libéralisme… plus exactement, il y a un message qui est resté dans tous les esprits, c’est il est interdit d’interdire, vous vous souvenez. Et au fond, comme ça, a priori c’est sympathique parce que ça nous ramène tous un peu à notre enfance, les cahiers au feu, la maîtresse au milieu, donc ça va très bien quand on a vingt ans. Trente ans après, ça a une autre signification, plus de règles. Mais plus de règles, c’est quoi ? C’est la loi de la jungle, c’est le libéralisme. Alors je trouve que Daniel Cohn-Bendit dont je ne conteste pas la verve, est un peu le représentant des élites mondialisées. Disons que c’est ce qu’un essayiste qui s’appelle Gilles Châtelet appelle l’anarchisme mercantiliste, c'est-à-dire l’idéologie de ceux qui voient dans le marché en définitive la ruse anarchiste de l’histoire, excusez la complexité de ce propos.

Michel Field
Il va un peu vous gêner dans la campagne européenne, non ?

Jean-Pierre Chevènement
Moi, non. Mais je pense qu’il mérite d’être combattu.

Michel Field
Une dernière question s’il y a une liste unique PS-PC-Mouvement des Citoyens, ça met ensemble des gens qui ont quand même de grands désaccords sur l’Europe.

Jean-Pierre Chevènement
Ils ont quand même quelque chose en commun, c’est qu’ils veulent réussir, c’est quand même une gauche qui peut affirmer un projet solide, sérieux, conséquent et naturellement, ça suppose qu’on resserre les boulons. Mais ça peut donner l’image aux Français qui croient encore à la politique ou qui veulent y croire, c’est différent, le sentiment que ça vaut la peine.

Michel Field
Et vous seriez prêt à diriger cette liste ?

Jean-Pierre Chevènement
A part Julien Dray, on ne me l’a pas demandé mais je remercie Julien Dray…

Michel Field
Moi, je vous le demande, on est deux.

Jean-Pierre Chevènement
Ecoutez, j’y réfléchirai. Je ne veux pas l’exclure, pourquoi ? De toute façon, si ça ne se fait pas, il restera pour nous, Mouvement des Citoyens, trois hypothèses : ou une alliance avec le Parti communiste, ou une alliance avec le Parti socialiste ou y aller tout seul, hypothèse qu’on ne peut pas exclure.

Michel Field
Vous iriez tout seul ? Ça ne vous a pas trop réussi en terme de scores électoraux quand vous vous êtes présenté seul aux élections.

Jean-Pierre Chevènement
Il faut savoir se battre aussi pour ses idées, enfin ça mérite réflexion. Disons que nous allons en débattre. Mais dans cette hypothèse-là, je ne pourrais pas non plus m’absenter.

Michel Field
Une page de publicité et vos questions notamment sur les problèmes de sécurité, de violence urbaine, dans un instant.
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Michel Field
Retour sur le plateau de « Public » en compagnie de Jean-Pierre Chevènement, le ministre de l’Intérieur. Tout de suite une première question concernant - ça va être un des volets maintenant de l’émission – les problèmes de violence, de délinquance, d’urbanisme et de violences urbaines.
Une première question.

Téléspectateur
Je suis étudiant en droit à Caen. Monsieur Chevènement, je suis heureux de vous voir en pleine santé mais j’aimerais vous poser une question à propos de la violence juvénile. En effet, au vu des statistiques, n’est-il pas temps pour le code pénal et l’ordonnance de 45 de remettre en cause la responsabilité pénale du mineur délinquant ? Car aujourd’hui, le principe est qu’il n’y a aucune peine pour ces jeunes délinquants. Donc voilà, la question est posée. Je vous remercie.

Michel Field
Alors ce téléspectateur fait allusion à ces statistiques, à ces chiffres sur la délinquance. Alors vous dites volontiers qu’ils mélangent des délits qui ne sont pas comparables, ça va du graffiti à la véritable agression, mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il y a une augmentation massive de la délinquance des mineurs.

Jean-Pierre Chevènement
Voilà. Je crois que statistiquement, en zone de sécurité publique, je viens d’avoir les résultats, hors Paris, la croissance des délits et des crimes est de 1,99 %. Alors il y a quand même très peu de crimes et beaucoup de délits. Disons qu’il y a la marge statistique, il y a les dépôts de plaintes qui ont peut-être été encouragés mais je pense qu’il ne faut pas se contenter de ce genre d’explications qui minimiseraient, je crois qu’il faut dire que dans cette situation préoccupante, il y a plusieurs choses qui doivent attirer l’attention. D’abord, la progression des attaques contre les personnes. Ensuite, le fait que la délinquance est de plus en plus le fait de mineurs. Aujourd’hui, c’est 25 %, c’est quand même considérable. La délinquance des mineurs a augmenté de… elle a pratiquement doublé depuis 1992. Il y a là le signe d’une évidente faillite de la société à transmettre ses valeurs. Et il y a une certaine impuissance qui n’est pas acceptable. Donc je tiens à avoir une réponse globale parce que bien entendu, il y a le problème de la police qui est probablement trop chez nous une police d’ordre – c’est la tradition des pays latins – et je m’efforce d’orienter la police vers une conception nouvelle qui est celle de la police de proximité. Ce qui implique non seulement l’îlotage mais la territorialisation, la responsabilisation, le contact avec les habitants, la connaissance de la sociologie, le partenariat avec les associations, les différents responsables notamment scolaires. Ça, c’est une chose au niveau de la police. Au niveau de la justice puisque c’est la question qui m’a été posée, j’observerai deux choses : premièrement, nous sommes aujourd’hui dans l’incapacité d’éloigner efficacement un certain nombre de mineurs multirécidivistes qui peuvent avoir trente, quarante, cinquante infractions à leur actif. Tant qu’ils n’ont pas seize ans, eh bien on en est réduit à des admonestations, à des travaux d’intérêt général et je pense que la réponse n’est pas à la hauteur de ce que sont ces sauvageons comme je les ai nommés.

Michel Field
Qu’est-ce que vous préconiseriez ?

Jean-Pierre Chevènement
Alors c’est très difficile. Ce que je ne préconise pas en tout cas, c’est le statu quo. Donc ce que je préconise, c’est si on exclut la prison, si on ne veut pas de centres fermés comme on dit, assimilés à des bagnes d’enfants, mais on pourrait imaginer quand même des foyers qui fonctionnent 24 heures sur 24 et également le dimanche. Il faut pouvoir prendre ces jeunes et les mettre hors du quartier où ils sévissent. Et il faut aussi détruire l’économie parallèle sur laquelle souvent prospèrent certains petits caïds. Si on peut faire cela, notamment à travers des dispositifs qu’on a appelés unités d’encadrement éducatif renforcé qui s’appellent maintenant dispositifs éducatifs renforcés mais qui sont actuellement au nombre de 13, ça représente 100 places.

Michel Field
Vous souhaiteriez les développer ?

Jean-Pierre Chevènement
Ça dépend de ma collègue madame Guigou…

Michel Field
Avec laquelle on ne sent pas une totale harmonie en ce moment.

Jean-Pierre Chevènement
Ce n’est pas exact. Je pense que nous en sommes dans la phase de l’analyse, du diagnostic, de l’argumentation. Chacun a ses arguments, on n’a pas encore eu le temps d’aller tout à fait jusqu’au bout. Et je vous parle avec franchise et de sincérité. Nous devons trouver des réponses. Alors se pose évidemment le problème de la détention provisoire. Elle n’est peut-être pas souhaitable vu ce que sont nos prisons qui sont criminogènes. On peut penser à aménager des quartiers de mineurs, il paraît que ce n’est pas bien. Alors il faut peut-être en aménager d’autres, créer des centres de retenue, on peut appeler ça comme on voudra. Mais il faut se donner les moyens de montrer qu’il y a une résistance, une fermeté étant bien entendu qu’il y a l’autre volet que j’évoquais tout à l’heure, c'est-à-dire une véritable politique d’accès à la citoyenneté et je ne veux pas qu’on confonde la masse des jeunes et puis les délinquants. Je pense qu’il faut tenir un langage ferme, sévère à l’égard des délinquants. Ils n’ont aucune excuse. Le fait qu’ils soient victimes d’un certain nombre de discriminations, peut-être, mais ce n’est pas parce qu’on rencontre des difficultés dans la vie qu’on a le droit d’agresser, de blesser, voire de tuer. Or moi je vois trop souvent ce côté des choses. Il y a là une limite qui ne peut plus être franchie et il faut trouver des réponses efficaces pour l’éloignement et pour en finir avec ce sentiment d’impunité que peuvent éprouver beaucoup de gens et qui contribue à une certaine démoralisation non pas seulement de la police mais également je dirais dans nos quartiers, il y a des gens qui ne se sentent pas véritablement défendus. Je dirais que même cette minorité violente, elle joue un rôle dans la ghettoïsation des quartiers, elle détermine un certain nombre de gens à les quitter, à tout faire pour quitter ces quartiers, de sorte qu’ils vont se retrouver les pauvres entre eux, ce n’est pas ce que nous voulons. Alors moi qui tiens ce langage de la fermeté, croyez-le, je ne suis pas pour une société ultra-répressive. Je pense au contraire que nous devons défendre le modèle républicain, le modèle de la citoyenneté, sinon nous allons dériver dans un sens que nous ne voulons pas.

Michel Field
Une autre question sur ces problèmes de sécurité.

Téléspectateur
Monsieur le Ministre, bonsoir. Puisqu’en moins de cinq ans, le maire de New York a réussi à transformer sa ville où régnait la plus grande criminalité en une ville désormais cataloguées comme la plus sûre des États-Unis, on est en droit de penser qu’une méthode efficace existe. Pourquoi ne pas l’appliquer en France ?

Jean-Pierre Chevènement
Je vais vous répondre madame.

Michel Field
Monsieur, je crois… Enfin la communication n’était pas très bonne.

Jean-Pierre Chevènement
Le téléphone transforme la voix. Disons que New York était en effet une ville très peu sûre. Il y a huit ans, il y avait 2 600 homicides à New York, maintenant il y en a 600. C’est formidable, je dirais chapeau ! La police new yorkaise, dotée de moyens abondants – on a quand même recruté 10 000 policiers supplémentaires – a fait un beau travail de quadrillage et je dois dire qu’il y a une collaboration de la population qui est tout à fait remarquable. Mais j’ai donné un chiffre, il y a encore 600 homicides par an à New York. Savez-vous que pour la France entière, il y en a 900. Alors comparons ce qui est comparable. Nous sommes dans une situation qui n’a pas grand-chose à voir avec celle des États-Unis. C'est-à-dire que même réduite à 600, la criminalité new-yorkaise, 13 millions d’habitants, est encore très forte par rapport à la criminalité qui sévit en France. Et la répression aux États-Unis est beaucoup plus violente. Il y a actuellement aux États-Unis 1,550 million de personnes incarcérées. En France, 51 000. Donc vous voyez le rapport des personnes incarcérées à la population totale est de un à six.

Michel Field
Mais on peut penser que ce téléspectateur suggérait, c’était effectivement qu’on aille vers une politique plus répressive conformément à ce qui se passe aux États-Unis.

Jean-Pierre Chevènement
Oui, mais je voudrais montrer qu’aux États-Unis, on est allé vers un modèle ségrégationniste, c'est-à-dire des quartiers entièrement composés de noirs, d’hispaniques, de Jamaïcains, de Portoricains, d’Haïtiens, de je ne sais pas quoi, et finalement chacun avait pour tâche de faire la police à l’intérieur de ladite communauté. Et puis à un moment, malgré tout, ça explose. Donc on y va, on y met les moyens, en plus c’est la tradition américaine, ils n’y vont pas de main morte, c’est une société ultra-répressive, grillagée, avec des quartiers réservés, protégés, polices privées et cette tendance, elle existe en France. Il y a une tendance à la ségrégation, il y a une tendance au développement des polices privées. Il y a actuellement 120 000 vigiles ou agents privés de sécurité. C’est beaucoup quand même, c’est beaucoup. Donc je dis que le moment est venu de mettre le holà à cette dérive, de maintenir le modèle français, le modèle citoyen, le modèle républicain, de faire en sorte que la loi soit la même pour tous, qu’elle soit appliquée avec fermeté, avec humanité en expliquant pourquoi nous l’appliquons. Nous l’appliquons justement pour éviter cette dérive vers une société d’apartheid qui sera aussi une société ultra-répressive.

Michel Field
Vous avez été l’initiateur d’une conversion intellectuelle et politique de la gauche avec le colloque de Villepinte et finalement cette façon peut-être décomplexée aujourd’hui avec laquelle la gauche parle des problèmes de sécurité qu’elle avait quand même longtemps laissé à la droite, ne voulant pas s’en occuper. Est-ce que vous avez le sentiment que vous avez eu tort finalement dans l’histoire récente, de ne pas mieux entendre peut-être des discours sécuritaires que la droite prenait en charge mieux que vous puisqu’il n’y a pas si longtemps, la gauche répondait toujours en trouvant des explications de type sociologique etc. pour justifier finalement certains types de délinquance.

Jean-Pierre Chevènement
Je pense que cette position n’est pas juste. Lionel Jospin a eu l’occasion de critiquer ce sociologisme, c'est-à-dire qu’on excuse par les causes sociales…

Michel Field
On peut comprendre sans excuser.

Jean-Pierre Chevènement
On peut comprendre mais je crois que la compréhension intellectuelle ne doit pas aboutir au laxisme. Je crois que d’une certaine manière, il faut affirmer la responsabilité individuelle. Et il ne faut pas distinguer, opposer plus exactement, la prévention d’un côté et la répression de l’autre. Je crois que l’apport de Villepinte, c’est de dire qu’une politique de sécurité, la gauche peut se reconnaître en elle, dans la mesure où cette sécurité est la condition de l’exercice des libertés et dans la mesure où ceux qui aujourd’hui souffrent de l’insécurité – mais ce sont les plus pauvres, ce sont les plus démunis, ce sont ceux qui vivent dans ces quartiers, ce sont les personnes âgées qui se font arracher leur sac à main etc. – donc il faut savoir tenir ce discours mais ça, je crois, c’est un discours de gauche. C’est un discours sérieux. Et que l’autre discours qui ne pense… enfin le discours compatissant si vous voulez, compatissant vis-à-vis des délinquants, c’est un faux discours de gauche. C’est un discours qui ne met pas la comparaison là où elle doit être. Moi j’ai plutôt de la compassion pour tous ceux qui vivent dans l’insécurité, qui vivent en se sentant menacés, quelquefois excessivement mais quelquefois malheureusement pour de bonnes raisons.

Michel Field
Quand vous évoquiez tout à l’heure l’économie parallèle d’un certain nombre de lieux sur lesquels reposait le pouvoir de petits caïds et tout, ça explique l’attitude extrêmement dure que vous avez aussi sur le débat concernant la toxicomanie et la législation des drogues douces ?

Jean-Pierre Chevènement
Non, je n’ai pas une attitude laxiste, mais disons que la répression de l’usage, c’est 15 % de l’activité de la police. La police passe son temps, heureusement, à 85 % à réprimer le trafic et j’aimerais qu’on réprime plus le trafic local, ce qui implique une étroite coopération entre la police, la justice mais également les services fiscaux, les services douaniers le cas échéant, qu’on se serve de la loi de 1996 sur le proxénétisme en matière stupéfiante, qui fait que sur l’observation des signes extérieurs de richesses, on peut-être amené à renverser la charge de la preuve et à amener un certain nombre de petits caïds qui roulent BMW ou Mercedes à expliquer l’origine de leurs revenus. Je crois qu’à partir du moment où on démantèlera ces bandes - car on observe dans beaucoup de quartiers qu’il y a un lien très étroit entre la délinquance et le trafic de drogue – eh bien à partir de ce moment-là et à partir du moment où on aura fourni un substitut légal, ce qui ne peut être que les emplois jeunes, encore que les emplois jeunes, je le dis, par exemple les emplois d’adjoints de sécurité, j’ai donné des directives strictes pour que le recrutement se fasse à l’image de la population, c'est-à-dire à l’image de jeunes qui vivent dans les quartiers, ce qui peut poser certains problèmes au niveau de la formation, donc on va en mettre un coup sur la formation. Mais il est extrêmement important que non seulement la police mais toutes les administrations puissent apparaître comme embauchant je dirais dans des conditions d’égalité tous les jeunes quelle que soit leur origine.

Michel Field
Et le désir déclaré de beaucoup de maires d’avoir leur police municipale ?

Jean-Pierre Chevènement
Disons qu’actuellement, il y a 13 000 policiers municipaux. Je pense qu’elles peuvent apporter un concours utile dès lors que c’est bien encadré et que l’État en dernier ressort reste le garant de la sécurité. Pourquoi ? Parce qu’il n’échappe à personne qu’il y a des villes riches, qu’il y a des villes pauvres. Donc si nous démissionnons de nos responsabilités, nous allons vers une sécurité à plusieurs vitesses. Ce n’est pas souhaitable. La République, c’est la tentative de faire en sorte qu’il y ait une sécurité égale pour tous. Nous en sommes encore loin mais il faut y travailler.

Michel Field
Quand le Premier ministre dit que c’est la deuxième priorité du gouvernement avec l’emploi, est-ce qu’on peut s’attendre à des mesures concrètes – vous évoquiez tout à l’heure les discussions que vous aviez avec votre collègue de la justice – qu’est-ce qu’il y a comme calendrier, pour que les gens qui vous écoutent ne se disent pas, c’est des mots, c’est des analyses mais sur le terrain, rien ne va changer ?

Jean-Pierre Chevènement
Eh bien écoutez, c’est très simple, il y a le 21 janvier une réunion des ministres qui sera consacrée aux problèmes de l’insécurité, et le 29 janvier, un conseil de sécurité intérieure arrêtera un certain nombre de décisions. Le 1er février, je réunis les Assises nationales de la formation, c’est Lionel Jospin qui conclura ces assises et je pense qu’il aura l’occasion de mettre les points sur les i et de dire clairement un certain nombre d’orientations qui sont celles du gouvernement d’autant que cette fois-ci, nous voulons aller au cœur des choses, ne pas rester à des principes trop généraux. Il faut que des mesures concrètes puissent être prises y compris dans le plus fin détail. Mais enfin il y a un élan qui a été donné, il est continué, simplement on resserre, on cible davantage. L’objectif, c’est de faire reculer cette délinquance et de faire en sorte que ces quartiers soient délivrés de la peur. C’est ce que j’ai appelé la reconquête républicaine de nos banlieues. C’est absolument nécessaire à condition d’avoir une vue d’ensemble et d’inscrire ça dans un projet de refondation républicaine, dans une politique qui vise à faire que tous ces jeunes se sentent investis dans l’avenir, qu’ils ne se sentent pas rejetés.

Michel Field
Ça vous fait quoi d’être l’homme de gauche le plus apprécié des gens de droite ?

Jean-Pierre Chevènement
D’abord je demande à voir. En plus.

Michel Field
C’est assez probable.

Jean-Pierre Chevènement
Si les gens m’apprécient, je ne peux quand même pas leur en vouloir. Sur un sujet comme celui-là, je pense qu’il ne devrait pas être question de droite ou de gauche. Je pense que l’enjeu de la sécurité, quand on voit le malheur que ça représente pour des centaines de milliers de victimes, eh bien on se dit qu’il faut quand même se retrousser les manches. Et puis je voudrais dire aussi que nos policiers sont à rude tâche, 1998 : onze morts en service, 6 000 blessés pour les neuf à dix premiers mois de l’année, en service. Donc c’est un métier très rude, il faut en être conscient. Je m’applique à faire en sorte qu’il soit exercé dans des conditions de rigueur totale. Mais en même temps, c’est un métier difficile. Donc sur ces sujets-là, on n’a pas le droit de trop se diviser, pas de surenchères, pas de démagogie. Nous sommes dans une société de démagogie, vous savez bien comment ça marche. Moi je ne cours pas après toutes les casseroles. Et je dirais que un écho que j’ai reçu quand même ces derniers mois, c’est ce qu’on apprécie en vous comme en Lionel Jospin, c’est que vous êtes capable d’aller dans le sens de l’intérêt public sans vous préoccuper trop de votre popularité, même si quelquefois c’est dur.

Michel Field
Et ça va être dur ?

Jean-Pierre Chevènement
Oui, ça va être dur. Ça va être dur. Un ministère de l’Intérieur, c’est un ministère difficile.

Michel Field
Mais vous n’en voulez pas d’autre ?

Jean-Pierre Chevènement
Il ne me viendrait pas à l’esprit de fuir les difficultés, surtout si je pense que dans la difficulté réside la solution, donc je chercherais plutôt la difficulté…

Michel Field
Et la solution.

Jean-Pierre Chevènement
Et par conséquent la solution.

Michel Field
Jean-Pierre Chevènement, je vous remercie. On a pu constater que vous faisiez un bon retour politique sur la scène et bonne santé, je me permets de vous le dire, puisque je pense que ce vœu sera partagé par tous les téléspectateurs.