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En septembre 1999, le Bundestag et le chancelier s'installeront à Berlin. Quelques groupes, quelques commentateurs en France, et parfois même en Allemagne tentent de présenter cet événement sous un jour inquiétant et jouent de pseudo réminiscences historiques. Je ne sais pas ce qu'ils recherchent. Pour ma part, je ne crois pas plus à la fatalité des peuples qu'au déterminisme des lieux.
L'Allemagne est aujourd'hui, et depuis longtemps, un pays normal, qui comme la France et la Grande-Bretagne défend normalement ses intérêts. Elle a une grande histoire qui comme pour beaucoup d'autres pays comporte ses moments magnifiques et ses heures tragiques. Nous ne devons pas oublier le passé, il faut cultiver notre mémoire commune – qui forme notre conscience d'Européens – à condition que ce soit une mémoire intelligente et que nous soyons capables d'expliquer et pas seulement de juger, c'est-à-dire de reconstituer, à l'usage des nouvelles générations, le fil des causes et des conséquences et de comprendre comment les événements s'enchaînent et les tragédies surviennent. L'après première guerre mondiale a ainsi été mal gérée, avec un manque de vision qui s'est révélé désastreux. Quel pays, placé dans les conditions où l'a été l'Allemagne de l'époque peut affirmer qu'il n'aurait pas basculé ? De plus nous sommes en 1999. Cinquante ans après la fin de la guerre !
Le déterminisme des lieux n'est pas moins absurde. Faudrait-il abandonner Paris, Londres, Rome, Madrid ou Stockholm comme capitales parce qu'à certaines époques, la France, l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne ou la Suède ont développé d'abusives et dominatrices politiques de puissance ? Il n'y a pas de lieux ensorcelés.
Pour nous : la "République de Berlin" signifie simplement que l'Allemagne sera gouvernée depuis Berlin du moins pour ce qui relève des affaires fédérales. Comment s'en étonner ? Pourquoi s'en émouvoir ?
J'encourage personnellement les décideurs français à accompagner ce mouvement. Le développement de nos liens avec Berlin et les nouveaux Länders, liens déjà anciens comme en témoigne l'architecture à Berlin ou à Potsdam, s'intensifie. Le rayonnement prévisible de Berlin contribuera à celui de toute l'Europe.
A vrai dire, pour nous, c'est un peu comme si ce changement avait déjà eu lieu. Le 3 juillet dernier je suis déjà allé poser la première pierre de la nouvelle Ambassade de France à Berlin, sur la Pariser Plaz, ce qui était en soi tout un symbole de renaissance. A l'invitation de Brigitte Sauzay et du Professeur Von Thadden je me suis rendu à l'Institut de Genshagen et j'y ai entamé un dialogue passionnant avec des politiques comme Manfred Stolpe, des hommes d'affaires, ou des intellectuels comme Volker Schloendorf. Nos entreprises sont de plus en plus présentes. Le cadre du dernier sommet franco-allemand, des 30 novembre et 1er décembre, était particulièrement bien choisi : Potsdam, où avaient dû se réfugier au XVIIe siècle tant de huguenots français chassés de leur pays par l'intolérance.
Arrêtons donc de jouer à nous faire peur et préparons les échéances à venir. Car il est vrai en revanche que le transfert de la capitale allemande coïncide avec des changements importants en Allemagne et en Europe.
Le premier est qu'avec la réunification le passage du temps et la relève des générations, l'Allemagne s'est décomplexée. Le fait fédéral est à mon avis très profond, et trop méconnu en France. La République de Berlin sera aussi celle de Munich, Stuttgart, Francfort ou Hambourg. C'est très important pour les Français de le comprendre.
Cela souligne une question : n'y a-t-il pas contradiction entre le fédéralisme et la construction européenne ? Par exemple dans le cas de l'Allemagne, dans des domaines aussi important que la culture ou l'éducation, où les Länders exercent jalousement leurs prérogatives et où pourtant une démarche d'harmonie et de dynamisme à l'échelle de l'Europe est nécessaire. Tout est affaire d'équilibre.
La réforme du droit de la nationalité décidée par la nouvelle coalition est d'une grande portée pour l'Europe entière, l'Allemagne étant devenue la première terre d'accueil du continent. Cela éclaire l'Europe d'une vision résolument moderne de ce qui fait la société et un peuple.
La République de Berlin n'est donc pas une question pour la France. En revanche nous nous préoccupons de savoir comment nous pourrons jouer ensemble un rôle utile dans les années qui viennent. L'Europe est devenue l'horizon naturel de notre relation. L'Union est devenue plus complexe et plus difficile à gouverner. S'il était mal géré ou mal négocié l'élargissement pourrait la menacer de dilution alors que le monde global a besoin d'une Europe forte et que celle-ci a besoin d'une relation franco-allemande forte tournée vers l'avenir, capable d'être son "moteur".
Le relancer signifie d'abord mettre à plat tous les dossiers pour trouver un accord ensemble qui pourra être proposé à nos partenaires. C'est ce que nous avons lancé à Potsdam avant le Conseil européen de Vienne.
Ce travail concerne la croissance et l'emploi qui sont au centre des attentes des Européens.
L'arrivée de l'euro est un événement d'une immense portée. Sa mise en place exigera une harmonisation fiscale – qui ne veut pas dire uniformisation – et un vrai volet social européen.
Mais de grandes questions se posent de façon plus pressante encore et conditionnent l'avenir de la construction européenne : c'est d'abord la question du financement de l'Europe pour les années 2000-2006, puis la réforme des institutions et l'élargissement.
Sur le premier sujet nos intérêts sont opposés l'Allemagne veut moins contribuer. Ni la France ni les pays de la cohésion, ne veulent être la variable d'ajustement de la réforme du cadre financier de l'Union. Un travail en profondeur a commencé. Pour nous, la stabilisation des dépenses à Quinze est la base de la solution que nous voulons atteindre dès mars. Elle supposera que chaque État membre fasse preuve d'esprit de compromis et chaque politique soit mise à contribution en conséquence.
Réussir l'élargissement est aussi une préoccupation commune : la France et l'Allemagne se sont rapprochées sur ce point. Sur quoi se fonde ce rapprochement ? Tout simplement sur la constatation que l'adhésion est une chose sérieuse qui demande pour être réussie une préparation approfondie tant de la part de l'Union que des pays candidats.
Préparer l'Union à cette échéance, c'est d'abord s'assurer qu'elle restera en mesure de fonctionner, de décider, bref, d'être utile à ses États membres (les actuels et les futurs) et à ses citoyens. Nos deux pays partagent désormais cette exigence de réformer les institutions avant toute nouvelle adhésion. Réforme dont le contenu doit viser à une Commission plus efficace, à un élargissement du vote à la majorité qualifiée et à une pondération des voix au Conseil plus démocratique.
Ces réformes sont indispensables et urgentes. Mais, à terme, elles ne suffiront pas, chacun le sait bien. Une Europe à 25 ou 30 ne pourra pas fonctionner comme aujourd'hui. Nous devons nous y préparer. Au cours d'une de nos rencontres, déjà nombreuses, nous avons décidé, Joschka Fischer et moi-même, de mener ensemble une réflexion à ce sujet et nous avons créé un groupe de travail pour ce faire.
Je suis heureux d'être accueilli dans les pages de Die Woche à côté de mon ami Bronislaw Geremek dont le prestige en Europe est si grand et qui fait un remarquable travail à la tête de la diplomatie polonaise.
Depuis 1991 existe entre l'Allemagne, la Pologne et la France une coopération dans le cadre du "Triangle dit de Weimar". C'est un des exercices diplomatiques les plus intelligents actuellement conduits en Europe et les plus porteurs d'avenir. D'abord conçu dans le contexte de la réconciliation germano-polonaise, il est devenu un moyen d'accompagner la Pologne dans son travail de préparation à son adhésion à l'Union européenne.
Nous allons maintenant développer notre dialogue sur le futur de l'Europe politique qui a déjà commencé, notamment avec la réflexion à trois sur les relations avec la Russie et l'Ukraine, ou avec les jalons posés pour la formation de cadres européens. Nul doute que cette relation privilégiée que nous bâtissons à trois sera particulièrement utile dans une Europe élargie qui y trouvera une force de proposition et d'entraînement.