Texte intégral
A l’assaut des idées reçues
Ce n’est pas en étant antisociaux que les Américains et les Britanniques ont créé des millions d’emplois, plutôt l’inverse.
Que le chômage soit le plus grave et le plus pernicieux des problèmes auxquels est confrontée la société française ne fait malheureusement pas de doute.
Pourtant, il suffit de regarder hors de nos frontières pour voir qu’il n’y a là aucune fatalité. Si nous avions, en proportion, autant d’emplois que les Britanniques, nous en compterions 4 millions de plus sur notre territoire. Si nous en avions autant que les Américains, nous en dénombrerions 6 millions de plus !
Par Ernest-Antoine Seillière*
Où est la clé de l’énigme ?
Peut-être dans le livre étonnant de Christian Gerondeau (1), qui est sans conteste l’un des plus indispensables à ceux qui préoccupe l’avenir de notre pays. Il démontre que si nous n’adoptions pas les solutions des pays anglo-saxons, c’est parce que nous redoutons leurs conséquences sociales. Or, ces conséquences sont largement imaginaires.
Qui connaît le salaire minimum aux Etats-Unis, guère différent du nôtre ? Qui sait que, d’après les études les plus récentes de l’OCDE, la distribution des revenus entre les foyers est plus égalitaire aux Etats-Unis qu’en Europe, parce que le nombre d’emplois y est beaucoup plus élevé ? Qui sait que les catégories qui représentent le plus de risques sur le plan de la santé – les plus défavorisés et les plus âgés – sont couvertes par des systèmes entièrement publics – Medicaid et Medicare – plus généraux que notre sécurité sociale, et dont bénéficient 75 millions d’Américains ? Qui sait que la base du système de retraites américain est un dispositif public, géré par le gouvernement fédéral et que les fonds de pension – fort utiles par ailleurs – sont minoritaires ? Qui sait enfin que le nombre de ceux qu’on qualifie de « pauvres » n’a jamais été aussi faible outre-Atlantique, contrairement à ce que laissent croire des statistiques, fondées sur des définitions erronées de la « pauvreté » ? Quant aux emplois, créés par millions au cours des dernières années, ce n’est que récemment que beaucoup ont été contraints de reconnaître, avec Lionel Jospin, qu’il ne s’agissait pas, pour l’essentiel, d’emplois peu qualifiés.
Même constat outre-Manche. S’il en fallait une preuve, elle serait apportée par le gouvernement travailliste actuel, qui ne remet en cause aucune des grandes réformes de ses prédécesseurs. Non seulement, les privatisations conduites tout au long de ces dernières années ont été maintenues, mais d’autres sont engagées, selon des modalités diverses, et parfois dans les domaines les plus sensibles.
Là aussi, les idées fausses prévalent. Sait-on que les dépenses sociales n’ont pas été réduites en Angleterre au cours des années passées, mais qu’elles se sont au contraire très fortement accrues, passant de 24 à 28 % du PIB britannique entre 1985 et 1994 ? C’est d’ailleurs pour cette raison que Tony Blair se bat contre « la dérive de l’Etat-providence ».
Désinformation
La réalité est bien aux antipodes de nos impressions superficielles. Ce n’est pas en étant « antisociaux » que les Américains et les Britanniques ont réussi à créer des millions d’emplois. C’est l’inverse. Il n’y a pas de dilemme entre le bon fonctionnement de l’économie et le maintien d’un niveau élevé de protection sociale. Tel est le message du livre de Christian Gerondeau, et il est bien utile.
Au-delà des idées reçues, il traque les origines de la désinformation massive dont nous sommes victimes. Certaines émanent des pays concernés eux-mêmes. Ronald Reagan et Margaret Thatcher ne se sont-ils pas fait élire en promettant de réduire les dépenses sociales, ce qu’ils n’ont pas fait ?
N’existe-t-il pas, dans ces pays aussi, un fort courant doctrinal, opposé à l’économie de marché, et dont l’emprise culturelle trouve chez nous un écho encore amplifié ?
La mauvaise interprétation des statistiques disponibles est enfin en cause. Sont ainsi définis comme « pauvres » ceux qui gagnent moins de la moitié du revenu moyen. Avec une telle définition, le revenu de tous peut augmenter, sans que cela ne change rien au nombre de « pauvres ». C’est ce qui s’est passé aux Etats-Unis depuis 30 ans. Parmi les 40 millions de pauvres « officiels », apprenons-nous, 41 % sont propriétaire de leur maison, 70 % ont au moins une voiture et les deux tiers ont chez eux… l’air conditionné.
Voilà donc une contribution essentielle pour ceux qui, refusant de se complaire à répéter des idées fausses cherchent dans l’objectivité à mieux former leur jugement sur les choix de société du XXIe siècle.