Texte intégral
Libération :
En ce début d'année, on dirait que Cohn-Bendit est l'homme à abattre. Ca vous plaît ?
Daniel Cohn-Bendit :
Moi je trouve ça parfait. Et comme dans tout bon western, il y a un rendez-vous à O.K.-Corral. Je suis prêt à débattre avec Chevènement, Hue, Pasqua, Séguin, où ils veulent et quand ils veulent, pour qu'ils puissent casser du « libéral ».
Libération :
Justement, Robert Hue et Alain Madelin vous accusent d'être « libéral ». Lequel des deux a raison ?
Daniel Cohn-Bendit :
Ni l'un ni l'autre. Pour la simple raison qu'ils ont tous les deux la même définition du libéralisme, sauf que l'un est pour l'autre contre. Mon libéralisme à moi n'a rien à voir avec l'offensive dérégulative néolibérale qui a dominé la société française. Mais je suis persuadé que si on dit non à l'économie planifiée socialiste, on dit oui à l'économie de marché. Il n'y a rien entre les deux. A partir du moment où je dis oui à l'économie de marché, se pose alors le problème de son adaptation à nos sociétés. Voilà le cadre dans lequel j'installe ma réflexion politique : un réformisme écologico-social lié à une tradition libertaire qui est effectivement non étatique. Les libertaires ont toujours accepté le marché, c'est pour ça qu'ils étaient dénoncés comme des petits-bourgeois par les marxistes. Aujourd'hui, l'accusation d'être libéral-libertaire ne me touche pas. Au contraire, je le revendique.
Libération :
Il est quand même des domaines où le marché ne doit pas faire la loi ?
Daniel Cohn-Bendit :
Le marché ne doit jamais faire la loi. Il est organisé et structuré par la loi et l'impact. Deux exemples : l'impact écologique sur la consommation d'énergie peut permettre de baisser les charges sociales. Cela soulage les entreprises tout en réorientant la consommation d'énergie vers les énergies renouvelables, ce qui réduit les gaz à effets de serre et donc sert l'environnement. Deuxièmement, l'erreur sur le chômage, c'est de croire qu'il peut être absorbé par un simple retour de croissance. Il n'y a qu'un exemple néolibéral d'absorption du chômage, ce sont les Etats-Unis, une société où la protection sociale est cassée, et où des pans entiers de la population vivent au revenu minimum ou sans protection sanitaire. Certes, il y a là -bas beaucoup plus de mobilité que chez nous, mais cette mobilité a un coût dans la vie quotidienne qui ne fait pas partie de la culture européenne. Aux Etats-Unis, la lutte des classes, symbolisée historiquement, entre autres, par l'exécution de Sacco et Vanzetti, n'a pas réussi à imposer un projet d'économie sociale comparable au nôtre : il s'agit donc d'un véritable capitalisme libéral. Le projet européen, quant à lui, est plutôt symbolisé par une économie de marché sociale régulée par la lutte sociale et par la cogestion syndicale.
Libération :
Mais le problème en Europe, c'est que la lutte sociale ne s'exprime plus que dans le secteur public. Ne faut-il pas dès lors le préserver comme un flot de résistance à partir duquel résister au libéralisme en marche ?
Daniel Cohn-Bendit :
Il est bon que la France défende une certaine idée du service public, mais aussi qu'elle la confronte aux évolutions européennes. En France, on dit service public ; au niveau européen, on dit entreprise d'intérêt général. à‡a montre exactement l'évolution. La Bundesbahn (les chemins de fers allemands, ndlr) a été privatisée. Et elle a exactement les mêmes problèmes que la SNCF, avec ses consommateurs, avec ses syndicats, avec l'Etat. On s'aperçoit que privatisé ou public, le problème de définir un cahier des charges, le droit pour tout citoyen d'atteindre n'importe quel point du territoire à un prix convenable. Et si le service public n'est pas capable de se réformer, il se saborde.
Libération :
Faut-il le privatiser pour le réformer ?
Daniel Cohn-Bendit :
Dire les choses comme ça pose un problème dramatique. Car cela voudrait dire qu'en fin de compte, il y a tellement de lourdeurs de fonctionnement que seul le capital privé, parce qu'il est méchant, parce qu'il veut gagner de l'argent, arriverait à réformer les grandes entreprises, en terrorisant les salariés, c'est-à -dire en leur faisant mal. Il faudrait alors privatiser l'Education nationale, qui a besoin d'être profondément réformée. Claude Allègre, lui, se conduit face aux enseignants comme les enseignants face aux élèves. Dans toute la stratégie des réformes de services publics, c'est le savoir-faire qui manque. Y compris le savoir-faire des syndicats, qui doivent être une force de proposition, de gestion. L'enseignement, la santé, la sécurité, la justice définissent les prérogatives de l'Etat, ils ne peuvent être privatisés.
Libération :
Vous êtes pour un service minimum en cas de grève dans le service public ?
Daniel Cohn-Bendit :
Il faut une vraie discussion avec les syndicats là -dessus. Qui dit service public dit responsabilité publique. Il faut trouver un équilibre entre la position légitime des salariés attachés au droit de grève et celle, aussi légitime, des consommateurs. De prime abord, je serais moins de luttes corporatistes et sectorielles et pour plus de revendications fondamentales, donc des luttes plus radicales comme pour les 32 heures ou la semaine de quatre jours.
Libération :
Vous pensez que le Smic est un frein à l'embauche ?
Daniel Cohn-Bendit :
Non. Mais puisque les patrons nous disent que c'en est un, je leurs répond, prenons un risque si vous embauchez des jeunes, ou des chômeurs de longue durée, vous ne les payez que 5 000 F. L'Etat ajoutera 2 000 F. A condition que l'entreprise leur fournisse une formation. Même si l'entreprise ne les garde que quatre ou cinq ans sans les embaucher de manière définitive, ils auront eu une intégration sociale par le travail, donc une nouvelle employabilité qui pourra leur permettre de trouver un autre job. Je ne résous pas avec ce système le problème de chômage en général, mais je résous pendant quatre ans le problème des gens qui, depuis des années, n'avaient pas de boulot. L'Etat donnerait une dynamique à ses jeunes ou à ses chômeurs de longue durée. C'est mieux que d'avoir le RMI.
Libération :
Vous êtes pour donner le RMI au moins de 25 ans ?
Daniel Cohn-Bendit :
Je suis pour que l'Etat donne un revenu aux jeunes pour leur permettre de faire quelque chose. Si on donne le RMI à un jeune qui n'a jamais travaillé, il participe un peu à la consommation mais il n'a aucune perspective d'un emploi définitif, qui exclut du programme a priori tout le tissu associatif. Au lieu de privilégier la formation par le travail en collaboration, on préfère tenir à l'écart ces associations. Travailler cinq ans en emploi-jeune dans une association vaut sûrement mieux que poireauter cinq ans au chômage en attendant un mirage fixe.
Libération :
Il faut plus de « flexibilité » pour favoriser l'embauche ?
Daniel Cohn-Bendit :
Ce qui nous empêche de poser la question de la flexibilité, c'est la difficulté d'organisation des forces sociales. S'il pouvait y avoir un accord entre les forces sociales, la flexibilité pourrait être une certaine autonomie du choix des salariés dans l'organisation de leur vie, comme le préconisent les syndicats italiens. Mais étant donné la faiblesse syndicale en France, ce mot évoque tout de suite le terrorisme patronal. Une flexibilité contractée et négociée peut apporter aussi bien aux salariés qu'aux entreprises.
Libération :
Vous avez souscrit à des fonds de pension ?
Daniel Cohn-Bendit :
Je suis pour le système de retraites par répartition pour u revenu minimum garanti, que ce soit pour les jeunes ou pour les retraités. Mais je pense que nous vivons dans une société malade de l'épargne. Plus les gens épargnent, moins l'économie fonctionne. En paraphrasant Alain Lipietz, j'estime que les familles doivent choisir entre un livret d'épargne bien rempli ou du travail pour leurs enfants. Aujourd'hui aux Etats-Unis, les familles s'endettent pour consommer. L'assurance-vie, c'est quoi ? C'est un fond de pension. C'est 2,5 milliards de francs en France. Qui gère ça ? Comment ? Voilà la vraie question : comment avoir une influence sur le marché pour que cet argent soit intégré dans le processus économique. En Allemagne, il y a dans les journaux des publicités pour un système d'épargne-pension écologique. Si vous pouvez mettre tant d'épargne par mois, on vous garantit que cet argent va être investi dans des programmes de proximité. La majorité plurielle en France doit trouver des solutions pour que cet argent épargné soit réinvesti pour soutenir ses projets et relancer l'économie et la consommation des ménages. Il faut aussi sortir des débats technocratiques. Je viens de lire que, pour garantir le système de répartition, il faudrait faire passer la retraite à 65 ans. Cela ne veut rien dire. Une personne de 60 ans ne peut pas travailler de la même manière qu'une de 40 ans. Je suis d'accord pour travailler jusqu'à 65 ans, si on commence à travailler à mi-temps à partir de 55 ans. Je prétends qu'un prof à 55 ans ne peut pas faire un temps plein, c'est intenable pour les jeunes et pour lui. Les profs pourraient, par exemple, travailler dix heures par semaines entre 63 et 67 ans. On peut imaginer des choses comme ça. Une préretraite active de 55 ans à 70 ans, allant decrescendo.
Libération :
Pour résumer, votre propos : « Plus de pragmatisme, moins d'idéologie ». Ce n'est pas très différent du « pragmatisme de gauche » théorisé par Jospin ?
Daniel Cohn-Bendit :
C'est pour cela que je me reconnais dans la majorité plurielle. Mais ma notion d'équilibre est différente de celle de Jospin. Il y a déséquilibre dans la stratégie du gouvernement concernant l'urgence. Il prévoit par exemple trop tard un geste pour les chômeurs avant Noël, ou encore bloque toute initiative de réductions des risques pour protéger les toxicomanes. L'audace face à l'urgence, voilà ce qui manque au gouvernement. L'urgence, c'est l'émotion. Je crois qu'aujourd'hui la majorité plurielle néglige l'urgence et l'émotion, c'est pour ça qu'elle se trouve parfois déséquilibrée.