Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à Radio France internationale le 15 janvier 1999, sur la prise en otages et la libération de soldats de l'OSCE au Kosovo, le contrôle des armements en Irak, la décision allemande d'arrêter le retraitement des déchets nucléaires et la situation en République démocratique du Congo.

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Média : Radio France Internationale

Texte intégral

Q - Retrouvons plus longuement l'invité de la rédaction de RFI, Hubert Védrine, ministre français des Affaires étrangères. Nous parlions au tout début de ce journal, Hubert Védrine. De ce qui s'est passé avec deux observateurs, deux vérificateurs de l'OSCE tout à l'heure au Kosovo. Vous nous disiez que la majorité des incidents était le fait de l'UCK, l'armée de libération kosovare. Pourquoi est-ce que l'UCK harcèle de cette façon, à votre sens ?

R - Cela, il faudrait...

Q - Leur demander bien sûr.

R - Le demander à l'UCK, que nous ne connaissons pas vraiment. On peut penser qu'ils veulent tenter d'imposer par les faits, sur le terrain, la solution qui il leur préférence. C’est-à-dire l'indépendance du Kosovo. Mais, l'ensemble des pays du Groupe de contact, les pays européens, la communauté mondiale en général ne pensent pas pouvoir soutenir cette solution qui re-déstabiliserait toute cette région des Balkans qui n'en a pas besoin. Ce que nous recherchons, ce que nous voulons obtenir et imposer s'il le faut, c'est une autonomie substantielle qui serait déjà une avancée considérable par rapport à la situation actuelle. Les observateurs sont là pour créer un climat favorable à la recherche de cette solution. Le problème est d'amener à la table des négociations, les Yougoslaves et les Albanais du Kosovo.

Q - Oui, mais vous êtes à la merci du moindre incident.

R - Naturellement, si c'était facile, on n'aurait pas besoin d'organiser tout cela. C'est donc une situation fragile, périlleuse qui perdurera jusqu'à la fin de l'hiver. Sur le plan politique, c'est un moment où il faut avancer à tout prix vers la solution. Or, on n'a pas encore la délégation qui du côté des Albanais et du Kosovo accepterait de venir il cette table de négociations. M. Rugova accepte, mais les différentes personnalités, plus ou moins proches de l’UCK discutent. Et on en est là.

Q - Vous dites une situation périlleuse, on peut même dire voire hasardeuse. On voit l'impuissance de la force des fractions dans un cas comme cela, Aujourd'hui...

R - Hasardeuse, ce serait de laisser perdurer la situation d'avant. Depuis ces dernières semaines, on a rétabli la situation humanitaire qui était au bord d'une très grande catastrophe en octobre.

Q - Alors en tout cas aujourd'hui, comment faut-il prendre les déclarations du commandant suprême, des forces alliées en Europe, le général américain Clark, qui justement aujourd'hui disait que si les vérificateurs de l'OSCE sont effectivement en danger, l'OTAN entreprendrait une action nécessaire et appropriée. On est bien dans ce cas de figure aujourd'hui.

R - Non, vous ne pouvez pas partir de l'incident qui a eu lieu et tirer des conclusions. Nous allons voir s'il faut tirer des conclusions générales de cet incident. Pour le moment, il faut qu'ils continuent leur travail, consistant à créer un environnement de sécurité. C'est un environnement de beaucoup plus grande sécurité qu'avant qu'ils soient là. Il faut comparer à la situation d'avant. Elle est bien meilleure, sur le plan de sécurité générale, sur le plan humanitaire. Ce qui manque c'est l'enclenchement de la solution politique. Ce système OSCE et de protection est transitoire. C'est pour aboutir à une solution. Il manque des pressions des deux côtés pour qu'ils acceptent de négocier et qu'ils acceptent au bout du compte un compromis, comme dans toutes les négociations. C'est notre priorité du moment.

Q - Alors, avant de parier du dossier politique, revenons sur la mission de l’OSCE. L’affaire des huit soldats serbes qui avaient été pris en otages et leur libération, dans ce dossier, est-ce que la mission de vérification de l'OSCE n'est pas devenue de fait une mission en fait, de médiation ?

R - Oui, en quelque sorte.

Q - Et ce sera finalement...

R - Elle a élargi sa mission parce qu'elle a réagi il cet incident, tout à fait intelligemment d'ailleurs. Un diplomate français de haut rang, M. Keller, a joué un rôle important dans cette affaire.

Q - Et qu'est-ce que les Serbes ont donné en échange de la libération de ces huit soldats ?

R - Ils n'ont pas donné. Ce qui a été obtenu, c'est une retenue, une retenue pendant l'affaire de la prise en otage de ces soldats. La présence de l'OSCE et l’action diplomatique a fait en sorte que l'engrenage ne s'est pas enclenché.

Q - Oui, mais l'UCK a demandé de Belgrade, notamment la libération de prisonniers.

R - Oui, mais il ne faut pas rentrer dans cette logique de négociations. Il ne faut pas se laisser égarer par ces incidents.

Q - Pourtant, il y a eu des négociations.

R – Il y a une action pour faire en sorte que de part et d'autre, il n'y ait pas d'escalade.

Q - Parlons du dossier iraquien. La France a présenté cette semaine des idées, je reprends le mot, des propositions pour gérer l'après bombardement américano-britannique, qui reposent, disons, sur un contrôle préventif à long terme des armements, sur la levée de l’embargo et sur un contrôle de l'utilisation des produits de la vente du pétrole par l'Irak. Est-ce que ce projet peut rester longtemps au stade des propositions ?

Nous avons avancé des idées parce qu'il est clair que nous sommes dans une impasse par rapport à la question irakienne. Est-ce qu'on peut reprendre les contrôles comme avant ? Nous pensons que c'est illusoire. Est-ce qu'il faut rester vigilant ? Naturellement, oui compte tenu de ce qui a été fait par les autorités irakiennes ces dernières années, compte tenu de la légitime inquiétude de la région. Comme on ne peut pas réappliquer le système d'avant, qui doit être réadapté, il faut trouver un nouveau système. La prudence légitime de la communauté internationale doit prendre de nouvelles formes. C'est pour cela que nous proposons une commission rénovée, les objectifs étant de pouvoir surveiller ct empêcher tout réarmement illicite de l'Iraq en matière d'armes de destruction massive. Cela permettrait de lever l'embargo dont nous pensons qu'il ne sert plus à rien et il n'a plus que des effets pervers ou néfastes ou contre-productifs, mais ce n'est possible que si on contrôle les revenus qui en sortiraient.

Q - C'est cela. Donc, un contrôle financier.

R - Un contrôle financier des revenus qui sortiraient de cette levée de l'embargo, si on pouvait réaliser l'ensemble et que cela forme un tout.

Q - Vous imaginez l'Iraq accepter d'être sous tutelle ?

R - Qu'est-ce qu'on propose de mieux pour le moment ? Il faut comparer nos idées à celles des autres. C'est normal qu'on s'interroge sur nos idées, qu'on les critique éventuellement, qu'on veuille les enrichir. Nous sommes d'ailleurs tout à fait ouverts. C'est pour cela qu'on n'a pas parlé de plan français, pour montrer que c'est ouvert à la discussion.

Q - Mais, cela peut rester ouvert très longtemps ?

R - Il faut comparer nos idées à celles des autres. Quelles sont les autres idées pour le moment pour sortir de cette impasse ? Je n'en vois pas pour le moment. Il n'y a qu’une politique du statu quo, qui est celle notamment des Etats-Unis. De toute façon, ce n'est pas une négociation avec l'Irak. Il s'agit de savoir au sein du Conseil de sécurité si les membres du Conseil sont d'accord pour adapter le disposition pour le rendre plus intelligent.

Q - Le plus difficile, Hubert Védrine, cela a-t-il être de convaincre les Américains.

R - Oui, les Américains ont une position différente. C'est pour cela que nous présentons nos propres idées. Si on était tous d'accord, il n'y aurait pas de problème. Il y a des positions différentes. Ce n'est pas étonnant. Nous apportons une contribution pour faire bouger les choses puisqu'il me semble que nous sommes dans une impasse. Alors, je note que depuis que nos idées ont été présentées, les réactions ont été très intéressées. Personne n'a réagi brutalement en disant qu'il était en désaccord avec l'ensemble de nos idées. Après ? il y a des nuances sur tel ou tel point.

Q - Le relatif silence des autorités iraquiennes vous semble un début d'approbation ?

R - Je pense qu'elles sont en train d'examiner nos propositions, mais encore une fois, ce n'est pas notre problème prioritaire. Le problème c'est de savoir comment réagissent les pays du Conseil de sécurité qui ont la possibilité de faire des résolutions, d'adapter leur propre dispositif. Là, j'ai noté un vrai intérêt, et la discussion ne fait que commencer.

Q - Comment interprétez-vous le silence des pays arabes pour le moment ?

R - J'ai vu plusieurs déclarations marquant un très grand intérêt. C'est d'ailleurs, ce qu'on avait constaté pendant les quinze jours, trois semaines qui avaient précédé le dépôt de ce texte au Conseil de sécurité. Nous étions très encouragés à mettre en avant des idées. La position de la France fait que, depuis le début de cette crise, nous sommes en mesure de présenter des idées qui soient examinées par toutes les parties prenantes.

Q - Vous avez reçu aujourd'hui votre homologue chinois. Il va dans le même sens ?

R - Ce n'est pas exactement la même chose. Ils ont leur propre analyse, mais leur accueil est très positif à ce sujet comme celui du ministre russe, M. Ivanov et de M. Primakov que j'ai vus à Moscou, il y a quelques jours, comme celui de très nombreux pays. Même des pays qui ont a priori une approche différente, comme les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne, disent que c'est intéressant, qu'il faut examiner, qu'il faut parler, qu'il faut aller plus loin. Encore une fois, on peut s'interroger, mais qu'on, les compare aux autres idées, pour le moment, je n'en vois pas d'autres pour sortir de cette impasse, puisque nous ne pensons pas que le statu quo soit une solution.

Q - On parlait de l'Europe tout à l'heure avec notamment cette histoire de déchets nucléaires pour parler vite. Est-ce que les amis allemands de la France n'ont pas fait peu de cas de leurs amis français en les mettant devant le fait accompli de l'arrêt du retraitement ?

R - Attendez, ce n'est pas un problème d'alliance.

Q - C'est un problème de bonnes relations au sein de l'Europe.

R - Non, ce n'est pas un problème d'alliance ou d'Europe. La question est de savoir si les Allemands peuvent décider de leur politique énergétique ? Naturellement. Après, on peut penser ce que l'on veut... Est-ce bon sur le plan environnement et sur le plan climatique mondial de réduire la part de nucléaire, c'est-à-dire d'augmenter les rejets de gaz carbonique ? On peut se poser la question. II y a un débat qui est ouvert auquel tout le monde peut participer. Ensuite, on est sur un terrain industriel. II s'agit de savoir ce que vont devenir les contrats avec les obligations qu'ils entraînent de la part du gouvernement ou des entreprises allemandes. La discussion à cet égard ne fait que commencer. On n'imagine pas qu'un grand pays comme l'Allemagne puisse ne pas honorer ses engagements.

Q - Ce sont des contrats qui ont été tout de même discutés jusqu'au niveau gouvernemental. Donc. ce n'est pas seulement industriel. Enfin, le dossier diplomatique…

R - Cela engage le gouvernement et les industriels. Raison de plus pour souligner qu'on n'imagine pas un pays comme l'Allemagne de se dégager d'engagements qu'il a pris. Il y a donc une discussion sur l'application des contrats, des relations entre les industries françaises et allemandes. Il faut si vous voulez distinguer les problèmes que cela peut poser. Les discussions ont lieu, elles commencent.


Q - Mais, enfin on entendait M. Trittin tout à l'heure, le ministre allemand de l'Environnement, il était assez carré.

R - Il a une position, mais c'est une position de début de négociation.

Q - Et vous pensez qu'avec votre homologue, Joschka Fischer, qui est également un écologiste, cela sera plus facile sur le terrain diplomatique ?

R - Nous ne sommes pas chargés de négocier ce dossier. Il est négocié entre les ministres de l'Environnement ou les ministres de l'Industrie.

Q - Tout de même, lorsque M. Trittin dit que l'énergie nucléaire en France l'inquiète. Dans vos discussions avec Joschka Fischer, tout cela va évidemment rentrer en ligne de comptes ?

R - Nous, on n'a pas à en traiter directement. On a des dizaines de sujets à traiter en plus de celui-là. On peut dire qu'en effet, le risque de voir l'Allemagne augmenter sa contribution à l'effet de serre en augmentant les CO2, pourrait paraître inquiétant également. Mais, ce n'est pas moi qui en traite, ce n'est pas moi qui va en négocier. Mme Voynet et M. Pierret sont directement concernés par ce sujet et la discussion ne fait que commencer.

Q - Concernant l'Europe, qu'est-ce que vous pensez de ce qui s'est passé à Strasbourg, ces derniers jours ? La Commission n'a pas été censurée par les euro-députés, mais il y a eu beaucoup d'euro-députés qui l'ont voté, cette censure.

R - Oui, cela montre que les institutions européennes fonctionnent.

Q - Elles sont fragilisées?

R - Non, elles fonctionnent. Pourquoi cela les fragiliserait ? Je pense en réalité que cela les renforce. Le Parlement utilise ses prérogatives, la Commission répond. Elle est contrôlée. Il n'y a aucune raison que ce soit un organisme qui échappe à tout contrôle.

Q - Oui, elle est même très contrôlée. On dit aujourd'hui le président Santer qui était présenté comme une présidence faible par certains, en est encore affaibli.

R - De toute façon, c'est une fin de mandat pour cette Commission. Sur le fond des institutions, on les voit fonctionner. Je ne comprends pas qu'on s'étonne de les voir fonctionner et qu'on pense que cela puisse être un affaiblissement. Si le Parlement joue son rôle, la Commission répond. Le Parlement a le droit, de tout façon, de poser des questions. Il y a des réponses. Au total, c'est la démocratie européenne qui progresse.

Q - C'est bon pour l'Europe ?

R - En terme d'institution, je pense que c'est bon pour l'Europe. Je ne porte pas de jugement sur la justesse ou non des interrogations et accusations portées. Je parle sur le fonctionnement des institutions.

Q - Hubert Védrine, deux autres questions qui nous emmènent très loin de l'Europe, en Afrique. Je pense à la non négociation pour l'instant, à l'attente d'une négociation concernant la République démocratique du Congo. Ces négociations étaient prévues par le sommet franco-africain de Paris. A votre avis, vont-elles avoir lieu bientôt ?

R - Je ne sais pas. Ce n'est pas la République démocratique du Congo, stricto sensu, qui est concerné mais six ou sept pays qui sont engagés.

Q - Il faut le contact entre Laurent-Désiré Kabila et les rebelles. Sinon, il n'y a pas de discussion.

R - Oui, naturellement, mais le rôle de l'Ouganda est déterminant, le rôle de l'Angola est déterminant, le rôle de plusieurs autres pays est fondamental. Il y a six ou sept pays qui sont engagés... Naturellement, il y a différentes forces à l'intérieur de la République démocratique du Congo. Cela fait plusieurs fois, notamment à Paris - où la discussion avait été le plus encourageante - que les chefs d'état de la région se disent prêts à décider le cessez-le-feu et entamer le processus de discussion. Nous ne faisons que l'encourager, que le soutenir, que le souhaiter par tous les moyens. Le relais a été passé à un certain nombre de responsables africains qui espèrent pouvoir enclencher ce processus. Je vois qu'à nouveau, il est reculé dans le temps. C'est tout à fait dommage.

Q - L'intervention de la Libye dans ce processus vous parait positif ?

R - Il y a tellement de pays qui interviennent dans ce processus que je ne vais pas porter des jugements saucissonnés sur le rôle des uns et des autres. Je sais que cela concerne maintenant tout un groupe de pays. Il faut d'abord qu'il y ait un cessez-le-feu ct après qu'ils entrent dans un processus de discussions qui sera long et compliqué. Nous ne faisons que les encourager à cela. Et je souhaite persévérance et courage aux responsables africains qui essaient justement d'enclencher ce processus que nous avions espéré voir enclenché à Paris. Mais, nous ne désespérons pas. Il va peut être s'enclencher. Ce n'est pas parce qu'il y a un report d'un jour ou deux, que cela ne marchera pas. En même temps, ils sont tous conscients du fait que c'est une voie sans issue. Il y a une lassitude qui est perceptible.

Q - Hubert Védrine, pourriez-vous décrire la même démarche concernant ce qui s'est passé de l'autre côté du fleuve Congo à Brazzaville ? On a eu l'impression que la France était un peu spectatrice.

R - Spectatrice. On n'est pas partie prenante de ces affrontements.

Q - Vous n'avez pas dit grand chose ? Il n'y a pas eu d'intervention même orale française pour essayer.

R - Vous me questionnez comme si on était partie prenante. Il faut se faire à l'idée que nous ne sommes pas partie prenante et que nous ne sommes pas derrière les problèmes que rencontrent les pays africains. Nous sommes une force de stabilisation, de pacification. Nous sommes disponible pour ceux qui demandent notre aide sur ce plan politique./.