Interviews de M. Xavier Emmanuelli, secrétaire d'Etat à l'action humanitaire d'urgence, dans "Le Parisien" du 19 avril 1996 et "La Croix" du 27 mai sur les grandes lignes de la loi d'orientation sur l'exclusion sociale, notamment en matière d'accès aux soins, de logement et d'insertion sociale.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Le Parisien - La Croix

Texte intégral

Le Parisien : 19 avril 1996

Le Parisien : Vous aviez annoncé que la loi cadre contre l'exclusion serait bouclée à la fin du printemps. Sera-t-elle finalement prête ?

Xavier Emmanuelli. : Elle sera prête. Fin mai, elle sera présentée au Conseil économique et social, au Conseil des ministres et le texte sera ensuite soumis au Parlement. Mais il ne faut pas cacher les difficultés, qui ne sont pas uniquement d'ordre économique. Il faudra une forte volonté politique.

Le Parisien : Comment expliquez-vous que cette loi qui devait être votée à l'automne ait pris un tel retard ?

X. Emmanuelli : Il y a eu tout d'abord le remaniement ministériel qui a entraîné un changement d'attribution. En décembre, la France a connu des mouvements sociaux. Plus généralement, cette loi n'est pas facile à élaborer. Pourquoi ? Plusieurs ministères sont concernés. Tout le monde bien évidemment est contre l'exclusion, mais diverses conceptions s'affrontent.

Le Parisien : La rigueur budgétaire prônée par le gouvernement n'est-elle pas le principal frein ?

X. Emmanuelli : Nous aurons, c'est certain, des divergences avec le ministère de l'Economie, mais il ne s'agit pas seulement de cela. Nous butons sur un problème de conception générale. Faut-il traiter uniquement l'exclusion par des mesures qui en soignent les ravages, ou faut-il aussi s'y attaquer en amont et faire de la prévention ? Pour ma part, je pense qu'il ne s'agit pas seulement d'édicter des mesures techniques, mais d'impulser une vraie politique. C'est bien de vouloir sortir les gens de l'exclusion, mais le mieux, c'est de les empêcher d'y entrer.

Le Parisien : Quelles sont les pistes ?

X. Emmanuelli : Dans un domaine que je connais bien, la santé, le gouvernement va instituer une assurance maladie pour tous. Et dans la foulée il faudra essayer de simplifier au maximum l'accès aux droits. Je voudrais aussi que nous renforcions la médecine de prévention. Je pense à la santé scolaire mais aussi à une médecine de prévention gratuite pour les chômeurs et les stagiaires. La médecine du travail existe bien pour les salariés. Nous savons que plus les gens sont fragilisés ou marginalisés plus ils présentent de risques de tomber malade. Par ailleurs, je pense que la loi contre l'exclusion devra permettre de mieux prévenir de grands fléaux, comme la tuberculose ou le saturnisme, maladies liées à la promiscuité, la précarité, la pauvreté ou aux mauvaises conditions de logement.

Le Parisien : En matière de logement, justement, comment prévenir les expulsions ?

X. Emmanuelli : Je travaille de très près avec Pierre-André Périssol, ministre du Logement, qui se sent très concerné. Il faut trouver des mécanismes d'alerte pour éviter que les gens ne se retrouvent à la rue. Ce n'est pas simple. Mais lorsque vous mettez en balance le coût économique, humain des personnes expulsées, ainsi que le relogement, on est toujours perdant. Des fonds sont prévus, mais bien souvent les personnes l'ignorent. Nous devons donc simplifier les procédures, mieux informer, et augmenter les sommes. Sur les logements vacants, nous sommes en train d'explorer des pistes pour transformer les bureaux vides en habitat social. Parmi les idées nouvelles, nous avons pensé à une structure qui ressemblerait aux anciennes pensions de famille. Je ne dis pas qu'il faille les recréer mais il convient de réfléchir sur l'habitat communautaire, une idée à mi-chemin entre l'urgence et l'insertion.

Le Parisien : Quelles mesures préconisez-vous pour l'insertion ?

X. Emmanuelli : Nous sommes là en face d'un vrai choix de société. Doit-on se diriger vers l'assistance pour tout le monde ou doit-on au contraire sortir de cette logique. Je voudrais donner une nouvelle vigueur au « i » du revenu minimum d'insertion.

Le Parisien : Tout le monde est d'accord sur l'idée d'insérer les érémistes…

X. Emmanuelli : Non, il n'est pas sûr que tout le monde soit d'accord sur le principe. Par renoncements successifs, le RMI est souvent considéré comme un revenu d'existence. Tout dépend des acteurs du terrain. J'ai vu certains élus locaux qui ont réussi à impliquer les entreprises parce qu'ils en avaient la volonté. C'est la raison pour laquelle, on ne peut pas se contenter d'augmenter le nombre de contrats emploi solidarité ou de créer des emplois d'utilité sociale. Cette loi doit aussi permettre d'impliquer davantage les élus locaux, les entreprises, les associations autour d'un objectif commun d'insertion.

Le Parisien : Le projet est-il actuellement à la hauteur de vos ambitions ?

X. Emmanuelli : Nous avons de bonnes propositions. Mais pour l'instant rien n'a été arbitré. A mon sens, l'arbitrage ne doit pas dépendre seulement de critère financiers. Il faut un peu d'audace et remettre en question les structures et les mécanismes existants. Pour le Samu social, il n'y avait pas de cadre pour le créer et nous avons quand même réussi. Cette loi ne va pas résoudre la fracture sociale d'un seul coup et nous n'obtiendrons pas tout du jour au lendemain.


La Croix : 27 mai 1996

La Croix : Quel est le calendrier pour l'élaboration du projet de loi de lutte contre l'exclusion ?

Xavier Emmanuelli : J'ai fait mon travail. Toutes mes propositions sont sur le bureau du Premier ministre. Pour le calendrier, je suis à jour. Il ne dépend plus de moi maintenant. L'objectif du gouvernement est de déposer un texte au Conseil économique et social avant la fin du mois de juin. Le projet de loi sera présenté au Parlement à la rentrée.

La Croix : La lutte contre l'exclusion ne va-t-elle pas faire les frais de la rigueur ?

X. Emmanuelli : C'est une question qu'il faudra poser au Premier ministre. Je ne le crois pas. C'est toujours une priorité politique affichée du président de la République. La réduction de la fracture sociale était au coeur de sa campagne. Elle reste au coeur de ses préoccupations. La volonté politique doit exister.

La Croix : L'ambition du projet de loi est-elle revue à la baisse ?

X. Emmanuelli : Certainement pas. C'est une loi politique qui comportera des mesures substantielles ; elle devra donner un signal, laisser une empreinte forte. C'est ce que souhaite le président. C'est le sens de mon combat au sein du gouvernement.

La Croix : Pouvez-vous d'ores et déjà tracer les grandes lignes du projet de loi ?

X. Emmanuelli : Les arbitrages n'étant pas rendus, vous comprendrez qu'il m'est impossible de vous répondre. Néanmoins, je peux vous indiquer que cette loi sera centrée sur l'accès effectif aux droits et sur la prévention de l'exclusion.

La loi ne doit pas être seulement une loi de réparation. Elle doit aussi permettre aux personnes en situation de précarité de ne pas être entraînées dans la spirale de l'exclusion. Cette loi portera sur tous les domaines qu'intéresse la lutte contre l'exclusion : santé, logement, emploi et activité, éducation et culture...

La Croix : Vous venez de rendre publics deux rapports. Quelles sont les propositions susceptibles d'être reprises dans votre projet de loi ?

X. Emmanuelli : Ces rapports viennent confirmer les propositions que nous faisons dans le cadre de la préparation de la loi contre l'exclusion. L'idée principale, c'est qu'il faut pérenniser toute l'année les dispositifs d'accueil et d'hébergement hivernaux et garantir la stabilité de ces structures d'accueil d'urgence. C'est en train de se faire. Près de 10 000 places d'hébergement seront maintenues ouvertes cet été. Michel Thierry, l'un des rapporteurs, a un mot très fort : « Il faut sortir de la précarité les plans de lutte contre la précarité. » Par ailleurs, de même qu'existe l'obligation des soins, il faut inscrire dans la loi l'obligation d'accueil des personnes sans abri. Il n'est pas supportable qu'on ne puisse pas trouver une solution à toute personne qui demande à être accueillie.

La Croix : Quel est le bilan du dispositif d'accueil et d'hébergement d'urgence mis en place cet hiver ?

X. Emmanuelli : Vous avez noté avec moi que, cet hiver, le dispositif dans son ensemble a mieux fonctionné que les années passées. Les Ddass, les associations et les mairies se sont mobilisées. Les gens y ont cru. Au plan quantitatif, sauf peut-être à Paris où la situation reste toujours tendue, le nombre de places a été suffisant. Au plan qualitatif, des progrès ont été faits. Les dispositifs mobiles de type « Samu social » se sont développés, les lieux d'accueil de jour également, le numéro vert national « accueil sans-abri » a été mis en place. La coordination des acteurs s'est améliorée, et un travail d'humanisation des structures d'accueil a été engagé.

Il reste cependant des problèmes que nous n'avons pas bien réglés, en particulier ceux concernant les jeunes en errance et les personnes dans la rue qui présentent des troubles psychiques et psychiatriques, deux sujets qui seront prioritaires dans les mois à venir. J'attends beaucoup d'un groupe de travail sur la psychiatrie et l'exclusion qui doit me remettre des propositions dans les tout prochains jours.