Interview de M. Bruno Mégret, délégué général du Front national, dans "Minute" du 23 décembre 1998, sur le conflit qui l'oppose à Jean-Marie Le Pen au sein du Front national.

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Intervenant(s) : 

Média : Minute La France

Texte intégral

Minute :
On a du mal à comprendre les raisons exactes qui vous ont amenés, vous et vos amis, à prendre l’initiative d’un bras de fer avec Jean-Marie Le Pen. S’agit-il de raisons purement internes, liées au fonctionnement du mouvement et aux critiques sévères dont vous auriez été l’objet de la part de certains membres du bureau politique, ou bien ces raisons internes cachent-elles des divergences plus profondes, d’ordre stratégique ou politique ?

Bruno Mégret :
Personne parmi nous n’a voulu engager un bras de fer avec Jean-Marie Le Pen. C’est lui qui est malheureusement le vrai responsable de cette crise, car, s’il l’avait voulu, il aurait pu l’éviter et, à tout moment, aurait pu l’arrêter. Depuis longtemps, en effet, le mécontentement grondait dans les rangs des militants. Les initiatives et déclarations de Jean-Marie Le Pen leur avaient déjà donnée, ces derniers temps, le sentiment que leur président sabotait en quelque sorte leurs efforts et constituait un handicap à la progression du Front national. Je pense au « détail » de Munich, je pense à la tête décapitée de Mme Trautmann, je pense à ses déclarations en faveur des socialistes qui ont dissuadé les électeurs déçus du RPR et de l’UDF de nous rejoindre, je pense à son soutien à Bernard Tapie aux législatives de 1993 qui, à chaque fois, ont brisé l’élan de nos militants et l’élan électoral de notre mouvement.
Puis est venue la volonté délibérée de Jean-Marie Le Pen d’éliminer une partie considérable des forces vives du Front national. Sanctions, expulsions, suspensions, exclusions, révocations, licenciements se sont alors multipliés pour des motifs dérisoires. Et Jean-Marie Le Pen s’en est pris violemment à une partie du mouvement, traitant les uns de « racistes », les autres de « félons ». Plutôt que de choisir la voie de la réconciliation, il a choisi celle de la répression, préférant prendre le risque de détruire l’œuvre de vingt années plutôt que de se mettre à l’écoute des adhérents, des militants et des cadres. De ce fait, il a cessé d’être un rassembleur et montre que son dessein n’était peut-être pas la conquête du pouvoir pour le triomphe de nos idées.

Minute :
Jean-Marie Le Pen affirme détenir les preuves que vous auriez préparé, depuis plusieurs mois, l’opération que vous êtes en train de mener, autrement dit qu’il y aurait eu préméditation. On sait par exemple que les 40 000 formulaires demandant un congrès ont été imprimés et expédiés par Serge Martinez avant les incidents du conseil national du 5 décembre dernier. Le document signé « Franck » laisse à penser que vous avez, sinon comploté, du moins préparé les esprits en vue d’une offensive contre le président. Un autre document plus ancien, concernant la création d’une « cellule de communication et d’analyse politique » intitulée « Carnix » refait également surface. Il tend à démontrer votre volonté de créer vos propres réseaux au sein du Front national. Il se murmure enfin,  que vous auriez passé commande dès le début de l’été, de 2 000 tonnes de papier. Dans quel but ? Songiez-vous déjà à la rupture ?

Bruno Mégret :
Tout cela est faux, purement et simplement, aussi bien la commande de papier que les documents auxquels vous faites allusion, qui ne correspondent en rien à un complot. Comment imaginer d’ailleurs qu’un mouvement d’une telle ampleur soit sous l’effet d’un petit groupe de gens qui auraient décidé de faire un mauvais coup contre le Front national ? Comment imaginer que Franck Timmermans, qui est adhérent depuis 1972, que François Brigneau, qui est l’un des créateurs du Front national, fassent partie de ce complot ? Tout cela n’a aucun sens. Quant à la préméditation, Serge Martinez, c’est vrai, avait imprimé les documents liés à sa demande de congrès avant les événements du conseil national, parce que la crise existait avant cette réunion. C’est un homme organisé qui avait cette idée en tête depuis quelques temps, et qui espérait ne pas avoir à la mettre en œuvre. C’est seulement au lendemain du conseil national qu’il a lancé son courrier, considérant que la crise, loin de se résorber, s’aggravait. Croire qu’il y a un complot, c’est ne pas voir qu’il y avait une très grave crise au Front national. Et moi, ce qui me navre, c’est que Jean-Marie Le Pen, en voulant purger le mouvement avait pris le risque de ruiner les chances du Front national d’atteindre les 20 % aux élections européennes et de provoquer une très grande division du mouvement. Et, si l’on doit parler de complot, j’ai été frappé par un éditorial paru dans un grand quotidien, intitulé « De l’utilité de Le Pen », expliquant que le président du FN est utile au système, car il diabolise délibérément le FN et le bloque à 15 %! Veut-il vraiment le pouvoir ?

Minute :
Jean-Marie Le Pen vous accuse pourtant d’avoir été manipulé de l’extérieur dans le but de casser le Front national. Il se trouve que vous êtes un ancien du RPR. Serge Martinez et Yvan Blot viennent également de ce parti ? Jean-Yves Le Gallou était au Parti républicain avant de rejoindre le Front national. Jean-Marie Le Pen laisse entendre également que vous pourriez disposer de l’appui financier de deux grands patrons proches de l’Élysée...

Bruno Mégret :
Calomnies sans aucun fondement ! J’ai peut-être été au RPR avant d’être au Front national, comme Jean-Marie Le Pen était au CNI avant d’être au Front national. Mais qui a écrasé le RPR dans sa circonscription et dans son département, si ce n’est moi-même à Vitrolles-en-Provence et dans les Bouches-du-Rhône ? Qui a inventé la théorie de la préférence nationale, si ce n’est Jean-Yves Le Gallou ? Qui a mis au point les 50 propositions contre l’immigration, si ce n’est moi-même ? Qui a mis en œuvre concrètement la préférence nationale dans une ville de France, si ce n’est mon épouse, en sa qualité de maire de Vitrolles ? Non seulement je ne suis pas l’instrument du RPR, mais mon objectif est de l’écraser. Et, pour cela, il faut un renouveau du Front national.

Minute :
Vous avez l’habitude de dire qu’il faut maximiser les risques pour maximiser les gains, mais n’avez-vous pas sous-estimé les capacités de riposte de Jean-Marie Le Pen, dont vous avez pu constater qu’il n’est jamais aussi pugnace que dans l’adversité ? A Metz, par exemple, lors d’un « dîner patriotique » réunissant plusieurs centaines de militants ou de sympathisants du FN, une quarantaine de vos amis ont quitté la salle pendant le discours du président. Ne craignez-vous pas que Jean-Marie Le Pen ne parvienne à retourner en sa faveur la majorité des militants du Front national et que les cadres qui vous ont suivi, en admettant même qu’ils vous restent tous fidèles, se retrouvent privés de troupes ?    

Bruno Mégret :
Jean-Marie Le Pen a, bien-sûr, pour lui d’être le fondateur du Front national. C’est lui qui a fait émerger notre mouvement. Il a, pour cela, la reconnaissance de tous. Mais la question qui se pose maintenant est celle de l’avenir du Front national, et je crois qu’il y a énormément de cadre, on l’a constaté, mais aussi de militants actifs et même d’adhérents et de sympathisants qui souhaitent que l’on allume le deuxième étage de la fusée du Front national. C’est pour cette raison, qu’ils sont à nos côtés. Ce serait une erreur de croire que les militants, parce qu’ils sont reconnaissants à Jean-Marie Le Pen de ce qu’il a accompli, ne souhaitent pas s’engager avec nous pour entraîner le Front dans un nouveau bond en avant. Pour le reste, il y aura le congrès et c’est le congrès qui décidera de l’avenir du Front national.

Minute :
Précisément, que va-t-il se passer, au mois de janvier, si vous tenez ce congrès que vous appelez de vos vœux ? Il est peu probable, pour ne pas dire exclu, que Jean-Marie Le Pen et ses amis y soient présents. Ce congrès ne va-t-il pas officialiser une scission de fait et croyez-vous qu’il y ait la place pour deux mouvements se réclamant l’un et l’autre du Front national ? Accessoirement, croyez-vous vraiment pouvoir gagner la bataille judiciaire qui vous permettrait de disposer librement de l’appellation « Front national » alors que Jean-Marie Le Pen a pour lui les statuts et les trois quarts du bureau politique ?

Bruno Mégret :
Le bureau politique ne représente rien d’autre que des gens choisis par jean-Marie Le Pen. En revanche, le congrès est de droit dès lors qu’il est demandé par plus d’un cinquième des membres. Or les adhérents se sont exprimés. Ils sont nettement plus de 20 % à demander cette réunion extraordinaire. Le congrès est donc légal, il aura lieu et ce qui en ressortira sera le « Front légal », qui, de surcroît, correspond au « Front réel », puisqu’une grande majorité de la substance du Front national se retrouvera à ce congrès.

Minute :
Ce qui veut dire que, dans les faits, on va vers deux « Front nationaux » ?

Bruno Mégret :
Pour ma part, je ne le souhaite pas, mais il est clair que Jean-Marie Le Pen a pris la lourde responsabilité d’engager la scission, comme il a commencé à le faire dans les fédérations et dans les conseils régionaux, comme il le fait en excluant systématiquement tous ceux qui se déclarent favorables à un congrès. Et ça, je crois que c’est très dommage. Mais, pour autant, je tiens à dire à ceux de nos adhérents, de nos sympathisants et de nos électeurs qui s’inquiètent : le Front national n’est pas menacé, bien au contraire, car les 15 % de Français qui nous font confiance vont continuer à le faire, au-delà des turbulences que nous connaissons. De cette crise va sortir un Front national renouvelé, renforcé, régénéré, qui, je crois, passée la période difficile, sera à même de mobiliser un électorat bien supérieur aux 15 % que nous représentons actuellement. Ce n’est pas une implosion, mais une crise de croissance.

Minute :
Vous dites disposer actuellement du soutien d’une bonne partie de l’appareil, mais la grande inconnue reste le choix des électeurs. Un sondage Sofres publié dans le dernier numéro du « Nouvel Observateur » fait apparaître que 16 % seulement des électeurs frontistes seraient prêts à voter pour une liste dont vous seriez le chef de file. 16 % de 16 % d’intentions de vote que l’on s’accordait jusque-là à créditer le Front national, cela fait 2,5 % des voix. Êtes-vous prêt, politiquement et financièrement, à prendre ce risque ?

Bruno Mégret :
Dans ce sondage, Jean-Marie Le Pen lui-même ferait moins de 5 %. mais on ne peut absolument rien affirmer à partir des sondages qui sortent actuellement, puisque la situation est encore très confuse et que les Français n’ont pas une appréhension claire de la réalité. Sondage contre sondage, je peux faire référence à celui qui est sorti dans « Le Point » et qui montre que j’ai une cote de popularité supérieure à celle de Jean-marie Le Pen parmi les sympathisants, c’est-à-dire parmi les électeurs du Front national.

Minute :
Vous n’êtes pas sans savoir que l’immense majorité des militants vit très mal la crise que traverse le Front national et surtout l’escalade verbale et les déballages devant les médias qu’elle occasionne. Beaucoup d’entre-eux ont consenti de gros sacrifices et redoutent par-dessus tout de voir s’effondrer en quelques jours le résultat de dix, quinze ou vingt ans d’efforts. Ne croyez-vous pas qu’il est urgentissime de mettre un terme à ce conflit ? Seriez-vous prêt à accepter un compromis, votre amour-propre dût-il en souffrir, pour sauver l’unité du mouvement ?

Bruno Mégret : Je l’ai déjà dit publiquement et je le répète ici : je suis prêt, pour ma part, à passer sur toutes les avanies, les insultes et les attaques que j’ai subies, de façon à trouver une formule permettant de maintenir l’unité du mouvement. De façon plus concrète, Marie-Caroline Le Pen a proposé tout récemment une formule de ce type. Je m’y rallie très volontiers, mais que je sache, Jean-Marie Le Pen n’a pas donné suite. Je rappelle d’ailleurs que trois propositions de compromis ont  déjà été présentées, l’une par Carl Lang, l’autre par Pierre Jaboulet-Vercherre, la troisième par Jean-Marie Le Chevallier. Moi j’ai toujours dit oui, et Jean-Marie Le Pen, lui, a dit non. Quant aux militants qui se sont dévoués et qui se dévouent à notre cause, il faut les respecter, ne pas les traiter de « racistes » et leur donner la parole. Telle est ma démarche.