Texte intégral
France Inter : mercredi 21 février 1996
J.-L. Hees : Tous vos services sont particulièrement mobilisés à cause des conditions météo ?
X. Emmanuelli : On a renforcé le dispositif du SAMU social, dispositif mobile. Maintenant, c'est neuf véhicules qui parcourent les rues de Paris. On a augmenté les capacités d'hébergement d'urgence et tout le monde est sur le pied de guerre. Il y a eu beaucoup de bénévoles qui se sont mis à la disposition du SAMU social. C'est un bel élan de solidarité. Je pense qu'on fait face.
J.-L. Hees : Vous rentrez d'un voyage en Bosnie-Herzégovine. Vous avez visité plusieurs villes bosniaques, des villes qui ont défrayé la chronique au cours des derniers mois. Etes-vous optimiste après ces quelques jours de voyage ?
X. Emmanuelli : Optimiste, c'est un grand mot. Si la situation militaire est bloquée, si des accords de paix au plan militaire se passent bien, au plan du retour des réfugiés, il ne se passe rien. Il ne se passe rien et les communautés se regardent en chiens de faïence. Les réfugiés, quels qu'ils soient, sont dans des conditions extrêmement difficiles et on peut craindre que l'avenir soit plutôt sombre. A Mostar, par exemple, entre les Bosniaques et les Croates, il y a eu ces accords de Rome qui ne laissent présager rien de bon puisque le maire de la ville Est a démissionné et l'administrateur européen a démissionné, tellement ils étaient mécontents des concessions.
J.-L. Hees : En ce qui concerne Sarajevo, est-ce que les Serbes bosniaques continuent de quitter la ville ?
X. Emmanuelli : Oui, il est clair qu'ils vont s'en aller. Ils ne resteront pas, c'est vous dire à quel point ils n'ont pas confiance. Il y a tellement de haines qui se sont accumulées entre ces communautés que personnes n'a confiance en personne.
J.-L. Hees : Il y a problème récurrent dans ce genre de conflit, c'est un problème tout bête d'appartement. Il y a des gens qui ont perdu des maisons, qui n'ont pas de logement, qui ont perdu leur passé, leur histoire.
X. Emmanuelli : C'est le problème technique mais ce n'est rien par rapport au contentieux qu'il y a entre ces populations. S'il n'y avait que ça, on finirait par trouver des solutions au cours du temps, on pourrait rebâtir des maisons, des appartements, trouver des solutions de rechange.
J.-L. Hees : Vous avez trouvé beaucoup de haine chez les gens ?
X. Emmanuelli : Oui, il y a un contentieux entre tous ces gens. Lorsque vous parcourez le pays, vu d'hélicoptère, vous avez l'impression d'un pays assassiné, d'un pays totalement ruiné. C'est une impression de désolation, de désespérance.
J.-L. Hees : Quel était l'objet de votre visite ?
X. Emmanuelli : Un double objet. C'est d'abord faire le point des opérations humanitaires à faire, dans l'urgence, et puis aussi réaffirmer la présence de la France, les efforts que doit faire la communauté internationale. Le tribunal international doit fonctionner car il n'y aura pas de reconstruction sans que la justice ne passe.
J.-L. Hees : Vous êtes allé à Srebrenica ?
X. Emmanuelli : Srebrenica, ville martyre où je voulais faire part de l'émission de la communauté internationale vis-à-vis de ce qui s'est passé, de ce crime contre l'humanité. C'est un message à la fois d'émotion mais d'espoir et si le tribunal fonctionne, si on arrive à faire passer la justice, alors les choses pourront redémarrer. Tout est un processus qui va prendre du temps parce que les communautés ne sont pas à la veille de se réconcilier. Je pense qu'il y a d'abord une action d'urgence à faire pour les réfugiés qui sont dans des conditions déplorables, quels qu'ils soient, Serbes ou Bosniaques. Deuxièmement, pour les endroits fortement enclavés, comme Gorazde, il faut essayer de leur donner au moins l'électricité. La nuit, tout est noir, il n'y a pas d'électricité dans les rues, il n'y en a pas dans les maisons. Il n'y a pas l'eau. Donc, ils sont dans des conditions de vie très précaires et ils ont peur de sortir de leur enclavement. Et puis, il y a le problème des mines. Sur tout le territoire de Bosnie-Herzégovine, il y a des mines, des engins non-explosés, c'est une pollution incroyable et on ne peut rien faire, les gens ne peuvent pas rentrer chez eux si on n'a pas commencé au moins le déminage. C'est vrai qu'il y a des petites actions ici ou là mais je crois qu'il faut mettre en perspective et qu'il y ait un office central qui puisse faire ces actions. C'est ce que j'ai proposé au représentant de l'Europe.
J.-L. Hees : On a l'impression que vous êtes encore plus ému que d'habitude et pourtant, vous en avez vu dans votre carrière ?
X. Emmanuelli : Cette population civile en a vraiment bavé. Les gens ne sont pas responsables. Ce sont des petits paysans. C'était une guerre de pauvres. Et vous voyez les paysans sans leurs terres, n'ayant plus d'espoir, totalement abandonnés. Ils ne réagissent plus et c'est un choc. Ils sont dans une impasse, un cul-de-sac et on a vraiment envie de faire quelque chose, mais quoi ? En urgence, on peut toujours faire pour améliorer leur vie mais le problème ne réside pas là, le problème est dans la réconciliation, la reconstruction.
J.-L. Hees : Il va falloir tenir la main de ces gens-là pendant très longtemps, vu le contexte, la haine qui est derrière ? Ce ne sont pas les règlements internationaux qui vont changer le ressentiment des populations.
X. Emmanuelli : Sur le papier, tout est clair autour des réfugiés : libre circulation, patrouilles mixtes, tout ce qu'on veut mais en réalité, il y a beaucoup d'amertume dans le coeur des gens et je ne vois pas comment ils vont vivre facilement ensemble quand ils ont vu des gens qui ont été des violeurs, des assassins de leur famille. C'est un moment figé de l'histoire. Je crois que la communauté internationale devrait prendre conscience de ce qui se passe, être très vigilante, pousser les actions de reconstruction, être présente. J'ai peur que, quand on aura tous le dos tourné…
RTL : mercredi 28 février 1996
X. Emmanuelli : Le projet de loi avance bien, je pense qu'il sera prêt dans un mois et demi. Il sera présenté pour l'arbitrage au Gouvernement et après au Parlement.
J.-J. Bourdin : Est-il vrai que le RMI va augmenter ?
X. Emmanuelli : Je ne vais certainement pas vous répondre la-dessus. Sur ce qui est paru dans la presse sur les minima sociaux, déplacer de l'un à l'autre, des minima sociaux vers le RMI, cela, certainement pas. On ne raisonne pas en déplaçant des budgets d'une ligne à l'autre. Pourquoi ? Parce que c'est une grande loi politique, ce ne sont pas des arrangements techniques, déshabiller Pierre pour habiller Paul. Ce n'est pas comme cela qu'il faut raisonner mais en ayant une ambition politique, un souffle, et regarder sur quoi cela débouche, ce que l'on fait et quels sont les acteurs de tutelle, ce que cela implique de l'Etat, du département, des maires, des collectivités territoriales.
J.-J. Bourdin : L'instauration d'une taxe d'inoccupation et à l'ordre du jour ?
X. Emmanuelli : Cela me paraît une idée à suivre, mais elle est extrêmement complexe. De quel logement inoccupé s'agit-il ? Est-ce que c'est quelqu'un qui n'occupe pas provisoirement son logement, ou est-ce que c'est par exemple une vieille dame qui se réserve pour un peu plus tard ? Il y a 50 cas de figure et on ne va pas les résoudre en trente secondes. Mais je serais favorable à une telle mesure.
J.-J. Bourdin : Et un fonds d'aide aux jeunes ?
X. Emmanuelli : Oui, c'est envisagé, il existe déjà mais il faut déterminer les modalités pour le rendre encore plus performant, plus opérationnel. Une grande question se pose, d'ordre politique : est-ce que c'est une forme de RMI ? Les choses ne sont pas tranchées. Il faut peut-être favoriser un dynamisme, une insertion.
J.-J. Bourdin : Il faut améliorer aussi l'alerte ?
X. Emmanuelli : L'exclusion concerne plusieurs domaines, aussi bien la santé que le logement, le chômage de longue durée. La situation économique mais aussi sociale et sanitaire se dégrade. Donc il faut un observatoire et c'est réclamé par toutes les associations. Je travaille sur un observatoire de la précarité, pour dire quels sont les signaux d'alerte, comment les faire fonctionner. Pour le logement, au bout d'un bon moment, quand il y a des impayés, il faut très vite savoir prévenir l'expulsion, avec un accompagnement, de façon à ce que des systèmes automatiques se déclenchent. Cela fait partie du volet prévention.
J.-J. Bourdin : Aurez-vous les moyens financiers de vos ambitions ?
X. Emmanuelli : A partir du moment où l'on dit que c'est un chantier gouvernemental qui engage le Gouvernement et le président de la République, on les aura.