Texte intégral
Les Correspondances : Quelles sont les étapes qui attendent l’Europe dans les années à venir ?
Michel Barnier : Le premier rendez-vous est celui de la conférence intergouvernementale, prévue par le traité de Maastricht, et confirmée lors du Conseil européen de Corfou comme devant être un préalable aux négociations d’élargissement. Il ne pourra y avoir d’élargissement à d’autres pays d’Europe tant que nous n’aurons pas réussi la CIG et adapté nos institutions pour qu’elles puissent tout simplement fonctionner un jour à dix-huit ou vingt-cinq membres, alors qu’elles fonctionnent déjà difficilement à quinze en ce moment même. La deuxième étape sera, précisément, l’ouverture des négociations d’adhésion pour les douze pays associés. Elle débutera sans doute en 1998 et sa durée dépendra des progrès accomplis par chaque candidat. En 1998, une étape supplémentaire avec la possibilité de réexaminer le traité de Bruxelles sur l’UEO : ce sera le moment de lancer la construction d’un vrai pilier européen de défense en accord avec les Etats-Unis grâce à une réforme de l’Alliance atlantique. Enfin 1999 verra d’une part, la réalisation de la monnaie unique le 1er janvier, et d’autre part la renégociation des perspectives budgétaires de l’Union européenne. D’ici le début du prochain millénaire, il y aura donc une succession d’étapes et de moments de vérité pour l’Europe.
Les Correspondances : Quels sont les objectifs de la France lors de la conférence intergouvernementale ?
Michel Barnier : Vous avez vu que le calendrier est chargé. Dans le but d’éviter le « télescopage » entre ces rendez-vous, mais aussi l’enlisement, la toute première exigence de la France a été que la CIG soit courte, concentrée sur l’essentiel, et qu’elle s’achève début 1997. Elle ne traitera donc pas de ce qui a déjà été tranché (comme l’UEM) ou de ce qui fera l’objet d’autres rendez-vous (comme l’approfondissement de la réforme de la PAC). Sinon, la France poursuit globalement trois objectifs. Premier objectif : adapter les institutions de l’Union au futur élargissement. L’Europe doit, à l’avenir, fonctionner autrement, et plus efficacement. La France a présenté plusieurs propositions réalistes et ambitieuses dans ce sens : révision du système de vote par une plus grande utilisation du vote à la majorité qualifiée jointe à une modification de la pondération des voix qui refléterait mieux le poids réel de chaque Etat. Retour à l’esprit de collégialité qui doit caractériser la Commission par la réduction du nombre des commissaires européens à dix, avec un commissaire pour chaque grand secteur d’activité. Instauration enfin d’une clause générale de flexibilité qui permettrait à ceux des Etats membres qui le désirent d’aller plus loin dans le champ des actions communes, sans que les autres ne s’y opposent. Une telle clause est particulièrement importante en vue de l’élargissement.
Le deuxième objectif est ensuite de rapprocher l’Europe des citoyens. Il s’agit, comme l’a rappelé le Président de la République, de remettre l’homme au cœur du projet européen. Cela passe par une légitimation du rôle du Parlement européen auprès des citoyens, grâce notamment à une réforme du mode d’élection de nos « eurodéputés ». Cela passe surtout par une association des Parlements nationaux aux décisions de l’Union, notamment pour ce qui concerne la subsidiarité ou les questions de justice et d’affaires intérieures. A cet égard, il conviendra de progresser sur les matières d’intérêt quotidien pour les citoyens comme la lutte contre la drogue ou les trafics. Enfin, notre dernier objectif, et non des moindres, est de mettre en œuvre une politique étrangère et de sécurité commune (PESC) digne de ce nom. Ceci consiste notamment à doter l’Union européenne d’une voix et d’un visage avec la mise en place d’un haut représentant pour la PESC, capable de faire travailler ensemble les diplomaties des Etats membres.
Les Correspondances : Comment la France voit-elle l’élargissement de l’Union européenne ?
Michel Barnier : C’est un devoir historique : l’élargissement de l’Union mettra un point final à la division de l’Europe par la guerre froide. Les peuples de toute une partie de l’Europe sont là, à notre porte. La France veut qu’ils rejoignent non seulement un marché unique, mais d’abord une union politique. L’enjeu fondamental qui se dessine avec l’élargissement est la construction d’une Europe réunie ou, au contraire, de deux ou plusieurs Europe. Dans ce dernier cas, on ferait du commerce avec tout le monde, mais de la politique et du social avec quelques-uns.
La France s’oppose fermement à cette tentation, car elle préfère une construction peut-être plus exigeante et difficile mais indéniablement plus durable : une Europe avec des institutions politiques solides, fort de près d’un demi-milliard d’habitants, avec un marché unique homogène. Se serait sans aucun doute un ensemble doté d’une masse critique, qui n’aurait rien à craindre de la mondialisation en général, ou d’ensembles rivaux asiatiques ou nord-américains en particulier.
Mais pour y parvenir, il faudra laisser le temps nécessaire aux pays candidats à l’adhésion de se préparer pour reprendre intégralement l’acquis communautaire. En effet, même si les négociations d’adhésion débuteront courant 1998 pour tous les pays candidats, la date de l’adhésion proprement dite de chacun d’entre eux dépendra de sa préparation et de son adaptation à l’Union européenne.
Les Correspondances : Comment décririez-vous le « modèle social européen » dont parle le Président de la République,
Michel Barnier : La dimension humaine et sociale de l’Union, qui s’exprime dans le modèle social que tous les Etats européens portent en eux et entre eux, doit devenir la première dimension du projet européen car c’est celle qui est visible aux yeux des citoyens. Elle concerne bien sûr l’aspect culturel de l’action européenne, mais également l’emploi et l’existence de rapports sociaux équilibrés. Il y a en Europe, indépendamment de la diversité des sensibilités, des traditions et des histoires qu’il nous faut préserver comme une richesse, un creuset de valeurs fondamentales communes. Ce que souligne le Président de la République, c’est qu’aujourd’hui tous les Etats membres de l’Union européenne font également face à des périls sociaux identiques, à des degrés proches les uns des autres : le chômage, la précarité, la paupérisation d’une partie de nos concitoyens, et, par conséquent, un phénomène d’exclusion de la vie en société pour certains d’entre eux.
Dès lors, il existe une nécessité de réagir à l’échelle européenne contre ces difficultés communes, sur la base des valeurs que nous partageons. Nous en avons les moyens budgétaires, techniques et politiques. Toutefois, ce sera un travail de longue haleine. Cette tâche doit être entreprise dès maintenant, à côté de la CIG et sans attendre qu’elle se termine. La conférence intergouvernementale ne résoudra pas, d’un seul coup, le problème du chômage en France et en Europe : mais la France veut qu’elle soit une étape de l’affirmation de ce modèle sociale européen.