Interview de M. Jean Arthuis, ministre de l'économie et des finances, à France-Inter le 2 avril 1996 et dans "La Tribune Desfossés" le 29, sur la réunion du G7 sur l'emploi, sur la "troisième voie" entre précarité de l'emploi et chômage et sur la révision des perspectives de croissance en Allemagne.

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Circonstance : Réunion du G7 sur l'emploi à Lille les 1er et 2 avril 1996

Média : France Inter - La Tribune Desfossés

Texte intégral

France-Inter : mardi 2 avril 1996

A. Ardisson : Y-a-t-il une chance pour que cette réunion du G7 débouche sur quelque chose de concret et que ce soit autre chose que des paroles, paroles ?

J. Arthuis : Ce n'est déjà pas si mal que nous puissions échanger nos expériences et affirmer, avec force, notre objectif de préserver la cohésion sociale dans une économie qui se globalise chaque jour un peu plus. Et si nous parvenons à aider à cette prise de conscience et à renforcer ce lien de solidarité, ce lien communautaire, je crois que nous n'aurons pas perdu notre temps.

A. Ardisson : Le fait que vous soyez seul, en tant que ministre de l'Économie et des Finances, puisque les autres ne sont pas venus, ça n'était pas prévu. Cela montre-t-il bien l'intérêt que ces pays portent aux problèmes sociaux ?

J. Arthuis : Je peux témoigner de ce que nos échanges ont été, hier, très denses et riches. Il y avait là tous les ministres chargés du Travail et des Affaires sociales, mais il y avait aussi des ministres chargés des finances du Budget, comme en Angleterre, de l'Économie pour l'Allemagne fédérale, du Commerce extérieur ou du Commerce comme aux États-Unis. Il y avait une représentation qui impliquait totalement l'économie. C'était aussi notre façon de dire que l'économie est au service de l'homme.

A. Ardisson : Aucune bouderie ?

J. Arthuis : Pas du tout. Je me suis étonné des commentaires qui ont été faits il y a quelques jours à ce sujet. Aucune bouderie. Vraiment l'économie et le social sont totalement liés pour contribuer à la cohésion sociale et se mettre au service de l'homme.

A. Ardisson : J. Chirac a déclaré qu'il fallait trouver une troisième voie entre la précarité à l'américaine et le chômage à l'européenne, ce en quoi il s'est fait brocarder en disant qu'entre les deux, il y avait peut-être l'emploi. Qu'a-t-il voulu dire : qu'il faut rogner un peu sur nos avantages sociaux ?

J. Arthuis : Il a voulu dire que nous devons rester une société solidaire. Il y a aujourd'hui des interrogations souvent mêlées d'inquiétude, d'angoisse, face au chômage. Nous prenons conscience que notre économie nationale se fond dans une économie globale, mondiale. Nous voyons des transformations technologiques qui, subitement, remettent en cause des métiers. L'un des représentants des États-Unis, hier, nous disait que dans le secteur informatique, 80 % du chiffre d'affaires se réalisait sur des produits, des équipements qui n'existaient pas il y a deux ans. Il peut donc y avoir une sorte de vertige. Il ne s'agit pas de s'abandonner à une sorte de fatalité, au contraire. Il s'agit de prendre le temps de comprendre cette mondialisation des échanges, de prendre le temps de comprendre la contribution des hautes technologies aux progrès de notre société et de nous donner les moyens de nous adapter, de constater que nous avons tous les atouts pour réussir à condition d'engager un certain nombre de réformes structurelles sur les prélèvements obligatoires, sur la formation professionnelle, sur l'éducation. C'est par ces réformes que nous parviendrons à entraîner l'ensemble des membres de notre communauté nationale et à préserver cette cohésion sociale.

A. Ardisson : Entre membres de la communauté internationale, avez-vous pu dégager des zones de consensus qui pourraient se transformer en décisions concrètes ?

J. Arthuis : Nous avons fait des constatations assez convergentes. Nous avons notamment insisté, et les exemples fournis en portaient témoignage, sur les compositions très positives des hautes technologies. On a tort de croire que les révolutions technologiques remettent en cause la cohésion sociale et multiplient le chômage, au contraire. Quand nous assumons ces transformations technologiques, nous créons de nouveaux emplois, mais à condition d'avoir une société qui s'adapte, d'avoir des hommes et des femmes qui soient en situation d'employabilité et qui ne se font pas piéger dans un secteur donné, dans une profession donnée. Il faut se préparer à s'adapter sans cesse. C'est le sens de la formation professionnelle.

A. Ardisson : Certains voient, dans les nouvelles technologies, leur développement et notamment l'informatique, le télétravail, entre autres, la fin du salariat.

J. Arthuis : Il y a une réflexion sur la relation entre l'entreprise et ceux qui apportent leur collaboration. Est-ce que l'on restera dans un statut assez classique, tel qu'on l'a connu, d'emploi ? Ou alors y aura-t-il des hommes et des femmes, qui, momentanément, se mettront au service de telle entreprise pour un projet donné et puis se mettront plus tard au service d'autres entreprises, et parfois auprès de plusieurs entreprises ? Nous avons à y réfléchir. Ceci fait partie de la mobilité. Il faut que les avantages sociaux, le statut social puissent être portables et que chacun, quel que soit son employeur, puisse préserver ses droits. Il y a sans doute, de la part des Anglo-saxons, des États-Unis, une proclamation plus libre-échangiste mais lorsqu'on y regarde de près, on s'aperçoit qu'ils ont eux aussi le souci de la cohésion sociale. On n'a pas évoqué les problèmes de taux de change et de parité entre les monnaies. Ce sera l'objet du G7 qui se tiendra dans trois semaines à Washington.

A. Ardisson : Est-ce que ça n'est pas justement le problème essentiel en matière d'échange de travail ?

J. Arthuis : C'est naturellement l'un des problèmes. On ne peut pas avoir une organisation mondiale du commerce sans nous donner les moyens d'une stabilité des parités monétaires et, au-delà des stabilités, une équité dans la fixation de ces parités. Je crois que ce G7 emploi prépare en fait nos G7 à venir et surtout celui de Lyon. L'ambition du président de la République est de ne pas s'abandonner à une mondialisation qui marginaliserait les capacités régulatrices des autorités publiques, politiques. Dans une économie qui se mondialise, il faut commencer à mettre un peu d'ordre dans les échanges, dans les parités monétaires. Il faut prévenir un certain nombre de ce qu'on appelle des risques systémiques. On a vu, il y a quelques mois, les dangers de la spéculation : une banque britannique a sombré dans ces circonstances. Nous devons prévenir cela, nous devons nous organiser, mettre un peu d'ordre dans le monde.

A. Ardisson : Hier, les services de votre ministère, pendant que vous travailliez à Lille, ont communiqué les chiffres du marché automobile. Avant, on disait : quand le bâtiment va tout va ; maintenant on s'intéresse beaucoup à l'automobile. La vente des automobiles, en France, est relancée ; ça a profité surtout, semble-t-il, aux étrangères. Est-ce que c'est le commencement de la reprise tant attendue ?

J. Arthuis : Moi, j'y vois un signe supplémentaire de cette reprise. La consommation, depuis le 1er janvier, se tient à bon niveau. Il n'y avait pas eu, que je sache, de prévisions annonçant ce bon niveau de consommation. Il y a, depuis le début de l'année, confirmation des intentions des chefs d'entreprise d'investir. Et je voudrais insister sur le rôle des entreprises et des PME. Hier, au G7 emploi, tous nous avons insisté sur le caractère tout à fait vital, moteur, des petites et moyennes entreprises. Or aujourd'hui, en France, je constate avec satisfaction qu'elles sont sur le point d'investir, qu'elles ont commencé à investir. Nous avons des taux d'intérêt qui ont considérablement baissé, ce sont là autant de leviers pour la confiance, pour la croissance et pour l'emploi.

A. Ardisson : Et comment expliquez-vous, justement, cette reprise des ventes automobile ?

J. Arthuis : Sans doute y avait-il eu, à la fin de l'année 1995, quelques freins à l'immatriculation du fait, notamment, de la crise sociale de fin novembre et qui a marqué le mois de décembre. Sans doute y avait-il une attente qui correspondait au ralentissement de la croissance qu'a accusé le second semestre 1995. Je crois qu'il y a aujourd'hui un retour à la confiance et nos compatriotes estiment que le temps est venu de passer à l'acte, de consommer, d'investir, bref de repartir, d'aller de l'avant et d'être dans une dynamique. Il ne s'agit pas constamment de réfléchir sur la sécurité, sur les conditions juridiques. L'économie, c'est du mouvement, et hier, nous avons entendu l'un de nos invités illustrer parfaitement cette logique ; il nous disait : « Lorsque vous êtes dans un avion, vous pouvez vous préoccuper des ceintures de sécurité, du caractère confortable de votre siège, tout cela est très bien mais ce qui compte, d'abord et avant tout, c'est que l'avion puisse voler ».


La Tribune Desfossés : 29 avril 1996

La Tribune Desfossés : Le gouvernement allemand vient de réviser à nouveau à la baisse sa prévision de croissance pour 1996. La reprise en France ne risque-t-elle pas d'être freinée par une conjoncture maussade outre-Rhin ?

J. Arthuis : L'interdépendance des économies européennes nous rend attentifs aux données macroéconomiques des différents pays de l'Union. En premier lieu l'Allemagne. Ce ralentissement n'améliore pas nos propres capacités de rebond. Cela étant, elle n'est pas de nature à remettre en cause nos propres estimations relatives à la croissance.

La Tribune Desfossés : Mais vous aviez bon espoir de dépasser le chiffre de 1,3 %, retenu il y a un mois par la Commission des comptes…

J. Arthuis : La révision allemande pourrait certes réduire notre marge de progression. Mais sans remettre en cause la tendance sur l'année, qui se situe dans une fourchette de 2,5 % à 3 %. Je note que la consommation a été bonne au premier trimestre, alors que la production était étale. On a donc consommé les stocks. La production va désormais prendre de la consistance.

La Tribune Desfossés : Les autorités allemandes annoncent un plan de maîtrise des dépenses publiques particulièrement rigoureux. Votre diagnostic ?

J. Arthuis : Je relève qu'elles font le choix d'une maîtrise drastique de la dépense publique. C'est une option réaliste et responsable. En Allemagne comme en France, il n'y a pas d'avenir dans le laxisme budgétaire et le déficit public. Nous ne pouvons nous permettre d'emprunter plus longtemps pour financer les dépenses courantes. Il n'y a pas de marge de manœuvre, pas de liberté, pas de souveraineté dans l'accumulation des déficits publics.

La Tribune Desfossés : Jacques Chirac a décidé que le gouvernement devrait être « draconien » dans la réduction des dépenses…

J. Arthuis : Ses déclarations sont l'expression d'une volonté de tenir le cap pour l'emploi et la cohésion sociale. C'est une illusion de croire qu'on obtient la croissance et l'emploi par le déficit. C'est en réduisant les dépenses publiques qu'on redonne des espaces de liberté au pays.

La Tribune Desfossés : Cela nécessitera des arbitrages douloureux…

J. Arthuis : Il n'y aura pas de dépense taboue. Un effort collectif est nécessaire pour réaliser de vraies économies. Il faut lutter contre les gaspillages et procéder à une remise en cause de toutes les dépenses publiques. C'est l'œuvre de chaque département ministériel, de la protection sociale et des collectivités territoriales. On ne peut vivre éternellement à crédit. Toutes ces questions seront au cœur du débat d'orientation budgétaire qui se tiendra à l'Assemblée nationale les 14 et 15 mai, puis au Sénat le 22 mai. Il faudra être lucide et courageux.

La Tribune Desfossés : Allez-vous parvenir à stabiliser les dépenses dans le budget 1997 ?

J. Arthuis : S'il y a une progression des dépenses, elle sera de l'épaisseur du trait. Nous n'avons pas le choix. Le cap fixé le 26 octobre par Jacques Chirac a permis notamment la baisse des taux d'intérêt. Nous tenons là l'un des leviers essentiels de la confiance, de l'investissement et de la croissance.

La Tribune Desfossés : Peut-on aller plus loin dans la baisse des taux ?

J. Arthuis : J'observe qu'il y a une marge d'appréciation du dollar. Mais, en tout état de cause, les conditions sont réunies maintenant pour passer à l'acte, investir, consommer et créer des emplois.